Citation: Jacques-Vincent Delacroix (Ed.): "XXXVI. Discours.", in: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\036 (1795), pp. 268-280, edited in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): The "Spectators" in the international context. Digital Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4147 [last accessed: ].


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XXXVI. Discours.

Sur la Vengeance d’un Sage.

Level 2► Si nous étions justes, nous ne haïrions pas l’ingrat, l’homme faux, l’enfant dénaturé ; nous n’aurions que du mépris pour des créatures si mal conformées. Level 3► General account► Un célibataire, jeune encore, fatigué de cette vie qui nous livre souvent à l’ennui de la solitude, prit un jour la résolution de se marier. Il étoit riche, il pouvoit choisir sa compagne. Il desiroit qu’elle eût une figure aimable, de la noblesse dans la taille, des graces, de l’aisance dans les manières ; qu’elle eût un esprit enjoué, et sur-tout un caractère doux et tendre. [269] Après bien des recherches, il se flatta d’avoir rencontré ce qu’il craignoit déjà de ne pas trouver ; son cœur nageoit dans la joie, il se promettoit l’avenir le plus séduisant. Les tendres caresses d’une femme charmante, qui tenoit toute sa fortune de sa générosité, devoient, selon lui, le dédommager de ces petites parties mystérieuses, où des beautés faciles laissent à peine aux desirs le temps de naître ; de ces jolis soupés où le cœur s’épanche avec tant de liberté, laisse entrevoir son bonheur ou ses espérances, et immole sans pitié ses amis et ses maîtresses.

Il se flattoit d’échapper à ces jeux séduisans, qui promettent l’opulence et ne donnent que des regrets. Près de son épouse chérie, il oublioit un monde brillant qui fatigue bientôt, et finit par ennuyer. Quelques amis suffisoient à leurs plaisirs. ◀General account General account► Un mari tendre et généreux, qui avoit été plusieurs fois distingué par ces femmes qui se piquent de ne recevoir chez elles que des hommes aimables, qui laissoit à son épouse la plus grande liberté, parce qu’il croyoit à sa vertu, à sa reconnoissance, avoit lieu de penser que ses caresses étoient l’expression de l’amour, et [270] non le voile de la trahison ; aussi étoit-il dans la plus grande sécurité ; le moindre soupçon n’effleuroit pas son cœur ; à peine remarquoit-il les visites fréquentes d’un jeune magistrat que le hazard avoit amené chez lui : peut-être n’eût-il jamais fait attention à ses soins affectueux, à ses manières empressées, si elles n’eussent été le sujet de quelques plaisanteries de la part de ses amis. La confiance d’un mari est le sommeil paisible de l’amour ; mais un <sic> rien le trouble et le change en fureur. Tout-à-coup cet époux si heureux passa de la plus agréable sécurité à la plus sombre jalousie ; c’en étoit fait du bonheur de sa vie, si la raison ne fût venue à son secours. Il voulut d’abord s’assurer de l’infidélité de celle qu’il aimoit ; bientôt il ne lui fut plus permis d’en douter. Les moyens qu’il employa pour s’en convaincre, lui apprirent combien il est quelquefois dangereux d’épier de trop près les actions de sa femme. Indigné, transporté, il alloit, dans un moment de colère et de rage, donner la mort aux deux coupables. Il fut assez heureux pour surmonter sa rage.

Il fit diparoître avec le plus grand dédain le complice du crime de son épouse. Il arrêta [271] ensuite des regards plus tranquilles sur cette créature, si belle, si séduisante, qui l’avoit si honteusement trahi. Eperdue, tremblante, un torrent de larmes couloit sur ses joues, et baignoit son sein découvert. Dans cet état de confusion, de douleur, les yeux baissés, elle sembloit demander grace à son époux. « Malheureuse, lui dit-il, pourquoi verse-tu des pleurs ? Ce seroit à moi à gémir ; c’est moi qui ai tout perdu. Va, ajouta-t-il d’une voix ferme, ne crains rien de ma vengeance ; je ne te hais pas. Je croyois avoir un brillant précieux, et je n’ai qu’une pierre fausse. »

Depuis ce jour, il n’a pour cette femme infidelle que les égards de l’honnêteté ; ses yeux la voyent, mais son cœur ne la sent plus. ◀General account ◀Level 3 C’est avec ce froid mépris que les hommes vertueux devroient se venger des lâches et des ingrats ; les malheureux ! ils n’ont reçu de la nature que les traits de l’humanité : elle n’a pas voulu leur donner une ame.

[272] Lettre.

Prodige opéré par un bon Pasteur.

Level 3► Letter/Letter to the editor► Monsieur le Spectateur,

Comme vous ne vous bornez pas à la peinture de nos ridicules, et qu’on peut vous adresser le compliment que se faisoit un ancien : Rien de ce qui intéresse l’humanité ne m’est étranger, j’ai cru que vous ne seriez peut-être pas fâché d’apprendre à vos lecteurs, de quelle manière un homme sage s’y est pris avec une jeune personne, dont la tête étoit vivement frappée de l’idée de se détruire, pour écarter ce projet de son imagination malade.

General account► Cette jeune fille étoit vue lâchement abandonnée par un homme qu’elle adoroit, dans le temps même qu’elle étoit devenue enceinte de ses perfides amours. L’emportement d’un père sévère, l’opprobre dont elle alloit se voir couverte, la perfidie de son amant, une grande tendresse qu’elle voyoit [273] si cruellement trompée, et qui étoit devenue un besoin indispensable de son cœur : toutes ces peines réunies portèrent des secousses si violentes à sa tête, que ses organes se dérangèrent ; elle éprouva bientôt les accès d’une véritable folie.

Heureusement ! le père si redouté venoit de partir pour un voyage en Amérique, et ne devoit se trouver que dans un an au sein de sa famille. La mère, d’un naturel plus doux et plus tendre, vit sa fille si malheureuse, qu’elle n’eut que la force de la plaindre : elle employa même toute sa tendresse à la réconcilier avec elle-même ; mais son cœur désespéré se trouva fermé à toutes sortes de consolations. Les fureurs qui avoient leur source dans des chagrins si cuisans, devinrent si fréquentes, et augmentèrent au point que, pour en dérober le spectacle affligeant aux regards du public, ont fut obligé de la transporter à deux lieues de la ville, dans une métairie isolée.

La solitude ne fit qu’aigrir ses idées. Dans le sentiment toujours présent de la trahison de son lâche amant, et de l’avilissement où l’alloit jetter sa faute, elle conçut une si grande horreur pour la vie, qu’involontaire-[274]ment, et lors même qu’elle paroissoit tranquille, elle faisoit comme par instinct, de tout ce qu’elle trouvoit sous sa main, un instrument de mort. Si quelquefois elle s’obstinoit à demeurer seule, et qu’on la vit assez paisible pour oser la confier un instant à elle-même, il lui venoit toujours dans l’idée de se précipiter par sa fenêtre, et les tentations devenoient si fortes, que je l’ai vue une fois, pâle, égarée, et comme se sauvant des bras d’une furie, accourir dans ceux de sa mère, en criant : sauvez-moi, sauvez-moi, je veux me détruire.

Encore, si c’eut été là le terme de sa folie, on eut pu espérer que, se familiarisant par degrés avec l’idée de sa faute et l’image de son père irrité, elle eut insensiblement perdu cette haine inconcevable d’elle-même, et repris le goût si naturel de la vie ; mais ce qu’il y avoit de funeste, c’est qu’il n’y avoit pas une fibre dans tout son corps qui ne frémit du crime, et elle s’y sentoit entrainée par une volonté irrésistible. Dans cette contrariété, tous ses sens éprouvoient une aliénation terrible. Des idées superstitieuses achevoient d’y jetter le trouble et l’épouvante : ses tentations lui sembloient [275] une punition nécessaire de sa faute. L’impossibilité de n’y pas succomber se réalisoit de plus en plus à son imagination épouvantée d’un autre côté, la présence terrible du Dieu vengeur des suicides venoit s’offrir à son esprit. Ma perte, s’écrioit-elle avec un accent douloureux, est dont inévitable ! Là-dessus son imagination travailloit, et tout ce que les esprits frappés des terreurs de l’autre monde se figurent des vengeances célestes, venoit l’épouvanter ; elle éprouvoit réellement un supplice aussi affreux qu’il étoit imaginaire.

Je ne vous affligerai pas du tableau effrayant d’un coupable qui croit sentir le bras d’un Dieu appesanti sur sa tête, et qui se débat sous cette main terrible. Il y a de quoi troubler la raison la plus ferme ; ce que je peux vous dire, c’est qu’il n’y avoit pas jusqu’à sa mère qui, dans ces instans, ne parut être effrayée de sa fille. A peine osoit-elle l’approcher et retenir ses mains furieuses.

Il y avoit, dans le voisinage, un homme aussi recommandable par la sainteté de sa vie que par sa grande sagesse ; c’étoit le pasteur du lieu. La malheureuse mère va [276] le trouver, et lui dit dans quel état déplorable étoit tombée sa fille ; elle lui peint sur-tout ses visions effrayantes, et quels étoient ses remords et son horrible délire, toutes les fois qu’elle avoit voulu attenter sur elle-même. Envoyez-la moi, dit le pasteur, ou plutôt disposez-la à me recevoir ; dites-lui qu’en qualité de ministre, j’irai lui porter des consolations et les secours du ciel. Elle prévint sa fille, et celle-ci mit son cœur en état de paroître devant l’homme de Dieu.

Un autre n’auroit pas manqué de lui citer d’abord tout ce que la religion prononce d’affreux et d’irrévocable contre les malheureux coupables de suicide ; il eut crié vengeance et anathême, et achevé par-là de jetter le trouble et l’épouvante dans une imagination déjà trop allarmée. Le sage affecta d’être tranquille sur ses funestes desseins ; il la rassura sur elle-même. « Votre vie, lui dit-il, est à vous ; vous en pouvez disposer ; . . . mais vous êtes mère, ajouta-t-il, la vie de votre enfant est un bien qui n’appartient qu’à lui, et la lui ravir, ce seroit-là le crime : gardez votre existence jusqu’à ce que la sienne ne [277] dépende plus de la vôtre ; mourez ensuite si vous ne pouvez plus vivre. »

Un homme dont la mort paroît certaine dans une heure, et qui reçoit la nouvelle de sa grace, n’éprouve rien qui approche de la joie que ressentit cette malheureuse fille, en apprenant de la bouche même d’un homme qui étoit, selon elle, chargé d’annoncer les volontés du ciel sur la terre, qu’elle pouvoit se tuer sans crime. « Je vois, ajouta le vieillard, que je viens de vous délivrer d’un grand fardeau ; mais avant tout, j’exige de vous un serment devant Dieu. Jurez-moi que dans l’instant même que vous serez prête d’attenter à votre vie, vous embrasserez trois fois votre enfant ; ce n’est qu’à cette condition que je vous délie de l’obligation de vivre. » Elle en fit le serment de la manière la plus solemnelle.

D’après cet entretien, ses esprits parurent reprendre un cours tranquille ; elle songeoit toujours à mourir, mais sans aucun effroi, et même avec une sorte de satisfaction intérieure ; son sommeil devint paisible comme ses idées, et ses nuits n’étoient plus troublées, comme auparavant, par des spectres et [278] des songes effroyables : son seul plaisir, en attendant qu’elle put mourir, fut de caresser quelquefois sa mère et de pleurer avec elle. On ne put jamais, pendant tout ce temps, lui faire accepter aucune distraction. La pensée de la mort et la vue de la tombe, sont, disoit-elle en souriant, ce qui m’amuse davantage.

A la fin de ses neuf mois, elle accoucha. Les douleurs furent si longues et si vives, qu’elle donna à peine, les deux premiers jours, quelques signes de vie ; le troisième, elle reprit un foible sentiment d’elle-même, et ce jour-là, tout ce qu’elle avoit retrouvé de forces, elle les employa à remercier sa mère. Jamais elle ne l’avoit tant embrassée ; celle-ci en tiroit même un favorable augure ; elle ne s’attendoit pas que le lendemain elle refuseroit constamment de prendre un breuvage, qui, dans son état, étoit indispensable. La mère se désoloit en vain autour de son lit ; elle ne put rien gagner sur sa fille : on eut recours au curé.

« Puisque je puis cesser de vivre sans faire un crime, lui dit-elle, pourquoi voulez-vous que j’avale un poison ? Oui, je dois l’appeler un poison, s’il est [279] destiné à me rendre la santé. Sans doute, lui répondit le pasteur ; mais avez-vous oublié le serment que vous avez fait à Dieu devant moi ? » Je suis donc mère, s’écria-t-elle ? Oui, et voici votre enfant, reprit le curé, en le prenant des bras d’une nourrice qu’on avoit sagement tenue écartée ; et le présentant à son lit : « Voilà le malheureux que vous allez laisser à la vie, sans secours, sans appui, et qui n’aura connu ni père ni mère. » Ah ! monsieur, répliqua-t-elle, que cette innocente créature y vient-elle faire ? Mon Dieu ! combien je sens qu’elle m’intéresse ! Embrassez-le, madame, cet enfant que vous voulez abandonner. – En se baissant pour appuyer sa bouche sur la sienne, un torrent de larmes inonde tout-à-coup son visage ; tout son cœur se soulève ; un cri terrible s’y fait entendre. Non, je ne t’abandonnerai pas, s’écria-t-elle ; je déteste la vie, mais je la souffrirai pour toi. Abjurez donc vos funestes projets, reprit le vieillard, et permettez qu’on vous guérisse. Ma mère, répliqua-t-elle, le feu dans les yeux et la tête un peu exaltée, apportez-moi cette coupe où est la vie, que je m’en abreuve [280] à longs traits pour mon enfant et pour ma mère. En prenant le vase, je la tiendrai deux fois de vous ; et puis, regardant tous ceux qui étoient présens, comme si elle eut voulu les inviter à prendre part à sa guérison, cette liqueur amère, ajouta-t-elle, me semble une ambroisie que je vais faire couler dans mes veines. Elle salua ensuite le vieillard, qu’elle nomma son sauveur, et but. Sa santé et sa raison se sont fortifiées l’une par l’autre. On a trouvé le moyen d’appaiser le père. Le goût des occupations et des amusemens est revenu ; elle est actuellement tranquille et heureuse au milieu de sa famille, où elle est toujours chérie, et même respectée du public, malgré sa faute. ◀General account ◀Letter/Letter to the editor ◀Level 3 ◀Level 2 ◀Level 1