Le Spectateur français avant la révolution: XXXII. Discours.
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Livello 1
XXXII. Discours.
Sur Young et Hervey.
Livello 2
C’est notre ame qui change et
transforme la nature à son gré ; elle paroît toujours aimable à
l’homme, dont le cœur léger glisse sur tous les objets. Voyez
cet enfant, que le souci n’a point encore atteint, comme il
sourit au ciel qui se couvre de nuages. Le bruit des vents
flatte son oreille ; le tonnerre qui fait entendre ses éclats,
et répand la frayer au loin, ne l’arrête point dans sa course
joyeuse. Il bondit sur la terre humide, et se joue de l’eau qui
baigne sa blonde chevelure. La nature, en changeant de face, ne
fait que varier ses plaisirs. Il ne craint pas plus les feux de
l’été que les glaces de l’hiver ; il oppose fièrement sa tête
découverte aux rayons du soleil, et précipite sa marche sur
l’onde immobile que le froid a fixée. Si la terre est parée de fleurs, il les cueille et les disperse
d’une main prodigue. Mais lorsque ses yeux éblouis s’arrêtent
sur les campagnes couvertes d’un tapis de neige, il n’éprouve
pas moins de plaisir à voir ses pas répétés, à lancer dans les
airs la boule qu’il vient d’arrondir. Aimable insouciance ! le
préjugé se hâte de t’arracher de nos cœurs : il n’y replonge à
ta place que la sombre méfiance et la crainte de l’avenir.
Heureux celui qui peut échapper à cette perspective lointaine
qui flétrit notre bonheur, dissipe nos idées riantes, et ne
présente à notre imagination que des peines ! Il parcourt
gaîment cette avenue qui conduit au terme fatal. S’il rencontre
sur sa route des fous qui courent, s’entrechoquent et s’égarent
en poursuivant les frivolités que l’on nomme des honneurs, des
richesses, des dignités, il s’amuse de leur délire, et ne leur
dit point d’injures. Celui-là est peut-être encore plus heureux,
qui s’est habitué à fixer d’un œil assuré le malheur et la mort.
Depuis que la raison est devenue pour l’homme l’instrument de
ses peines, depuis qu’il a eu l’imprudence de s’avancer dans
l’avenir avec le flambeau que la nature lui avoit donné pour
éclairer le présent, il a fallu, pour son repos,
qu’il s’accoutumât au danger, comme le coursier fougueux que
l’on présente au feu, pour qu’il n’en soit plus épouvanté. C’est
en se préparant à tout perdre que l’on ne perd rien. Ne voir
dans son ami qu’un mortel ; considérer sa maîtresse comme une
fleur brillante que le ver va peut-être attaquer ; se regarder
comme un être fragile qu’un souffle peut briser : voilà l’unique
moyen d’échapper aux grandes douleurs. Si cette triste
jouissance ne vaut pas la douce illusion de l’amant insensé,
elle n’apporte pas non plus les cuisans regrets ni les fureurs
du désespoir. Rien n’étoit plus propre à faire germer ces idées
de destruction universelle, à détacher l’homme de tout ce qui
l’environne, que les marches nocturnes du docteur Young dans un
cimetière, que les Méditations d’Hervey sur les tombeaux. Ces
deux poëtes semblent avoir pris plaisir à épouvanter l’humanité,
en lui présentant sans cesse les objets les plus effrayans, en
attachant ses yeux sur l’image horrible de la mort. Quoique l’on
ne soit point frappé dans les Méditations d’Hervey par cette
richesse de poésie, par cette abondance de métaphores, de comparaisons brillantes qui étonnent dans le
Chantre des Nuits ; quoique celui-ci ait une sensibilité plus
touchante, un vol plus sublime, des écarts plus poétiques que
l’auteur des Méditations, elles plairont néanmoins à tous ceux
qui ont lu avec plaisir le Poëme des Nuits : c’est la même ame
qui les a enfantes. Hervey a moins de génie qu’Young ; mais sa
marche est plus égale, et son goût paroît plus sûr. Il y a des
endroits où il s’élève à la même hauteur, et qui sont écrits
avec ce charme, cette douceur d’expression qui distingueront
toujours ces deux écrivains Anglais de la foule des froids
moralistes.