Le Spectateur français avant la révolution: XXX. Discours.
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.6545
Ebene 1
XXX. Discours. Sur les Villageois.
Ebene 2
A combien d’influences malheureuses le
cœur de l’homme est sujet ! que de choses peuvent l’altérer ou
l’ennoblir ! Son cœur est un thermomètre que le bonheur et la
misère élèvent et abaissent tour-à-tour. Qui peut se vanter d’en
avoir un capable de résister à ces deux puissances ? Et s’il
l’avoit, à quel heureux concours de circonstances ne devroit-il
pas sa fermeté généreuse ? Cet homme fier, qui méprise les honneurs, parce que les moyens de les obtenir sont
presque toujours honteux ; qui dédaigne l’or, parce que la vertu
est le seul bien qu’il croit digne d’être conservé ; qui se rit
des injures et de la haine de ses semblables, parce qu’il pense
que la noblesse de son existence ne peut être dégradée par eux ;
qui brave la misère, parce qu’il ne rougiroit pas d’en ressentir
les atteintes ; qui ne craint point la mort, parce qu’elle n’est
pour le sage que le terme du malheur ; s’il fût né au village,
dans le sein de l’indigence ; si son enfance n’avoit été qu’une
suite de cris prolongés par la douleur et le besoin ; si son
jeune cœur eût été abandonné aux mouvemens de la colère, ou à la
contagion du vice ; s’il n’eût jamais entendu dans sa jeunesse,
que la voix féroce d’un maître brutal ; si un père pauvre et
dénaturé l’eût éloigné de sa présence, et livré aux hazards de
la fortune ; si son ame eût senti le poids de l’oppression et de
la tyrannie ; si le sort ne lui eût laissé que le choix de la
servitude militaire, ou de la servitude domestique ; peut-il
croire que son ame eût été inaltérable ? qu’elle eût conservé au
milieu de ces écueils, la perfection de la
sagesse ? Pour moi, lorsque je vois à la compagne des
mercenaires qui ont essuyé toutes ces cruelles épreuves, ouvrir
tranquillement le sein de la terre, enrichir, sans murmure, leur
maître de leur pénible industrie, souffrir paisiblement le
malheur de leur condition, se livrer dans les jours de repos à
la gaîté et au plaisir de la danse que le riche leur fait goûter
à si peu de frais, je suis tenté de croire que de tous les êtres
qui respirent, c’est l’homme qui est le meilleur. Le citadin
méprise le villageois, et dit que c’est une bête féroce qu’il
faut toujours intimider. Moi, je soutiens que c’est un être
malheureux, auquel des bourreaux ont arraché le cœur, et qui vit
encore. Riches orgueilleux et inutiles, vous l’accusez d’être
méchant ; mais, s’il l’est, c’est parce que vous avez été cruels
à son égard. Vous lui faites un crime d’être fourbe et rusé ;
n’est-ce pas vous qui le forcez au mensonge et à la ruse, triste
ressource du foible et de l’opprimé ? Vous lui reprochez d’être
ingrat et vous lui avez tout oté. Il est, dites-vous, brutal et
audacieux lorsqu’il est riche ; mais quand le devient-il ? Si, à
force de travail, d’industrie, il avoit relâché la
chaîne qui l’attache à la peine et à la misère, ne pourroit-il
pas arrêter un œil plus assuré sur ses tyrans ? Lorsque la
misère ne l’abaisse plus à une honteuse servitude, faut-il qu’il
conserve encore la timidité et l’embarras d’un esclave ?
Voulez-vous qu’il ait le regard suppliant, lorsqu’il n’a plus
rien à vous demander, ou qu’il ne peut plus espérer de vous
fléchir ? Si son œil est sombre et triste en vous regardant,
c’est parce que le vôtre est fier et dédaigneux. S’il vous
offense quelquefois dans le silence de la nuit, c’est parce que
son ame indiguée se livre à la vengeance. Il vous hait,
dites-vous ; mais que lui avez-vous fait pour en être aimé ?
Vous l’avez écrasé sous le poids du travail et de l’indigence ;
vous avez lié son existence à la peine et à la servitude ; vous
lui faites éprouver la faim au milieu des moisons ; la terre est
chargée de fruits, et vous lui défendez d’y toucher. Vous avez
plongé son ame dans l’ignorance, et vous vous plaignez de sa
stupidité. Vous ne lui ouvrez vos maisons que lorsqu’il vous
apporte ce que la nature a donné à ses sueurs, à son industrie,
et vous vous étonnez de son air sauvage et
incivil ? Envisagez-le comme un homme, et bientôt il le
deviendra. Montrez-vous à lui bon et sensible, et vous le verrez
baiser avec transport la main secourable qui adoucira ses
peines. En jettant les yeux sur ces misérables qui errent dans
les campagnes, qui devancent le lever du soleil, pour aller
fouiller la terre, et reviennent le soir épuisés de fatigue
dévorer un morceau de pain noir, détrempé dans le suc de
quelques légumes, on ne peut disconvenir qu’ils ne soient les
plus malheureux de tous les êtres. Le repos et le travail leur
sont également funestes ; l’un les plonge dans la plus affreuse
indigence, et l’autre dans l’épuisement.