Le Spectateur français avant la révolution: XXIX. Discours.

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XXIX. Discours. Sur les charmes de la Campagne.

Livello 2

Malheureux habitans des villes, que le besoin ou la cupidité fixent dans des maisons obscurcies par des murs élevées, que vous êtes à plaindre ! Vous ne jouissez jamais de l’aspect de la nature ; vous ne voyez point l’astre qui vous éclaire se lever majestueusement, dorer le somment des montagnes, et répandre sa vive lumière dans les plaines. Le sol que vous foulez aux pieds est de pierre ; la rosée qui baigne le calice des fleurs, et fait briller l’herbe qui pare les campagnes, ne rafraîchit point l’air épais que vous respirez ; vous n’appercevez point le laborieux moissonneur qui dépouille la terre des richesses qu’elle offre à tous ses enfans ; un ciel serein, une vaste étendue de prairies coupées par l’onde qui les arrose en serpentant, ne font jamais passer dans vos cœurs une joie pure ; vos regards fatigués ne se reposent point sur la cime des arbres. Victimes malheureuses dévonées à l’ambition, misérables artisans, les riches étoffes que vous dessinez, l’or que vous façonnez, les diamans que vous montez, ne jettent pas plus d’éclat que les roses qui parfument l’air, que les rayons qui percent la charmille épaisse, ou brillent sur l’onde vacillante des fontaines. Le luxe vous enchaîne dans des prisons ; mais comment vous payera-t-il des sacrifies que vous lui faites ? Vos mains seront usées par le travail avant que vous puissiez cueillir le fruit que l’arbre présent à l’homme, et entrevoir la violette qui rampe dans les bois. Esclaves de l’orgueilleuse opulence, je vois tous les jours vos maîtres errer dans les campagnes ; j’entends le hennissement de leurs cheveux ; les jappemens de leurs meutes retentissent dans les forêts, et en effrayent les habitans ; le bruit des cors les guide dans leur course, et invite à la joie. J’apperçois le cerf fatigué qui va se plonger dans l’étang où il espère échapper à la mort : il lutte en vain quelques instans contre ses redoutables ennemis ; il succombera bientôt, et le coup mortel ira frapper son cœur. Paris, ville superbe, qui renfermes dans tes murs tant d’hôtels magnifiques, vante qui voudra et la beauté de tes spectacles, et le tumulte de tes boulevards, et la noblesse de tes jardins, et l’élégance de ton Wauxhal ; je te préfère le hameau que j’habite ; les plaisirs que j’y goûte, valent mille fois mieux que ceux qui naissent dans ton sein. Les spectacles que je vois sont vastes étendus ; les décorations qui frappent mes regards sont le ciel et la terre ; c’est le coucher du soleil qui semble se plonger dans un abîme de feu ; ce sont de riches côteaux qui brillent encore de sa lumière, lorsqu’elle n’éclaire plus les plaines Je <sic> ne me vois point resserré dans l’enceinte rétréchie d’une salle obscure ; des gardes armés ne m’offrent point l’image de la tyrannie ; j’erre où je veux, et je ne reçois d’ordre que de ma volonté ; mon cœur s’enfle d’orgueil, et mon ame s’agrandit, lorsque je considère tout ce qui m’environne ; mon séjour me semble celui d’un dieu ; la base sur laquelle pose mon être est aussi vaste que ma pensée ; rien ne m’humilie, je me sens l’égale de tous les hommes ; le tapis sur laquel <sic> marche le sultan, n’est pas plus éclatant que le parterre dont j’examine les fleurs. Que sont les voûtes de son palais, en comparaison de la voûte azurée qui couvre ma demeure ? Son trône est-il plus élevé que la cime des montagnes d’où je commande ? Environné d’esclaves, il est moins libre que moi ; les hommes le craignent, et moi j’en suis aimé. Lorsque j’étois à la ville, je ne recevois la lumière qu’à travers des croisées ; un serviteur me présentoit ma nourriture comme à ces animaux qui languissent l’hiver dans une étable. Aujourd’hui l’air que je respire me vient de toute part ; souvent je vais cueillir moi-même le fruit qui pend à l’arbre dont je suis ombragé. C’est la nature elle-même qui daigne me servir ; elle me découvre déja les présens qu’elle me prépare ; je vois sortir l’abondance de son sein. Par quelle fatalité l’indigence est-elle encore connue de ses enfans ? . . . A la ville, je n’éprouvois que privation, et à la campagne je n’apperçois que richesses : mon cœur se mouroit au milieu des plaisirs, et aujourd’hui il vit dans le paix : les jours me paroissoient trop longs, j’en desirois la fin ; aujourd’hui je vois fuir les heures avec peine. La vie m’est devenue précieuse, parce que je sens combien il est doux d’exister. Oui, c’est à la campagne que l’homme vit ; à la ville il n’est qu’un prisonnier languissant ; c’est-là qu’il s’avilit et se corromput, qu’il devient lâche et intrigant, qu’il enfante ses noirs projets, qu’il médite le déshonneur de son ami, qu’il travaille sourdement à sa fortune, et emploie tous les moyens pour l’agrandir. Hélas ! comment seroit-il vertueux ! Rien ne l’invite à la vertu. C’est dans le sein des villes que le vice artificieux se montre sous des dehors si décourageans pour l’honneur. Tous les plaisirs, toutes les dignités sont pour lui, il ne reste à la sagesse que la honte de ramper à ses pieds. Ah ! que ne puis-je arrêter dans sa course cet astre qui s’éloigne de nous, et ne lancera plus bientôt sur notre hémisphère que des rayons sans chaleur ! Je demeurerois avec vous, habitans de campagnes ; mes jours s’écouleroient dans la paix, loin de l’envie et des intrigues ; mes mains ne seroient plus pressées par la perfidie ; je ne verrois point les talens flétris, humiliés par l’ignorance. Mais dans peu le triste hiver viendra de sa main glacée dépouiller les prairies de leur verdure, suspendue la course de l’onde fugitive ; son haleine épaisse succédera au souffle leger du zéphir. Alors j’entendrois le croassement des corbeaux couvrir la voix mélodieuse du rosignol, et j’imaginerois être à la ville.