Le Spectateur français avant la révolution: XXVII. Discours.

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XXVII. Discours. Sur les Révolutions arrivées dans l’existence des Femmes.

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Dans ce temps où l’homme ne trembloit pas devant un autre homme, où le vertueux vieillard étoit seul respecté et pouvoit demander un appui à la jeunesse ; dans ce temps où tous les enfans de la terre se croyoient égaux et se partageoient ses présens, la femme libre et indépendante ne recevoit de loix que de la nature. Le chasseur la voyoit errer au loin dans la prairie : quelquefois brisant tout-à-coup le crystal d’une onde pure, elle échappoit à ses regards et se jouoit au milieu des eaux qu’elle faisoit bouillonner. Le matin elle devançoit le lever du soleil, suivie de l’enfant qu’elle avoit nourri ; ses mains cueilloient les fleurs qui lui sembloient les plus belles ; elle en formoit des guirlandes dont elle relevoit l’éclat de ses charmes. Elle n’avoit pas encore appris à rougir des formes heureuses dont la nature l’avoir embellie. Lorsque les cheveux épars et soulevés par le zéphir, elle fouloit d’un pied d’albâtre la terre semée de roses, que ses bras arrondis s’étendoient vers son enfant, le soleil dans son cours ne voyoit rien de plus beau ni de plus touchant. Mais bientôt la terre, plus avare de ses dons, refusa de nourrir l’homme oisif. Les animaux effrayés évitèrent les flèches du chasseur, et devinrent plus rares. Alors, il fallut déchirer le sol aride pour le rendre fertile. Les mains foibles de la femme essayèrent en vain de tracer un sillon ; elle fut forcée de demander à l’homme ce que la nature bienfaisante lui avoit toujours donné. On ne l’appercevoit plus parcourant les bois, se balançant sur les branches de l’arbre dont elle cueilloit les fruits ; elle ne fuyoit plus d’un pas précipité l’ardent chasseur qui l’avoit entrevue ; elle passoit tout le jour dans la cabane du cultivateur qui la nourrissoit. Si quelquefois elle alloit essuyer de sa main son front trempé de sueur, et adoucir sa peine par ses tendres caresses, elle revoloit aux cris de l’enfant qui redemandoit son sein : la terre couverte d’herbes flétreis <sic> étoit le lit où elle reposoit. Cependant l’homme, errant et oisif, ne trouvoit déja plus de quoi réparer ses forcées : la faim le rendit injuste et cruel : il tenta d’enlever au cultivateur ce qu’il avoit arraché du sein de la terre. Alors on vit, pour la première fois, l’homme frapper son semblable et faire couler son sang : le vainqueur ne se contenta pas de ravir à son ennemi terrassé, le fruit de ses peines, de son industrie ; il emmena encore sa compagne effrayée ; ses larmes ne la lui firent paroître que plus belle, et rendirent ses desirs plus ardes. La femme fut la proie du plus fort ; elle avoit été la compagne de l’homme, elle devint son esclave. Le besoin lui avoit enlevé sa liberté ; sa beauté lui donna des fers. L’homme, accoutumé à la rapine et au meurtre, devint insensible et féroce ; mais si son cœur s’endurcit, son goût parut plus délicat ; il arrêta un regard attentif sur des charmes qu’il avoit à peine remarqués. La femme dont la taille étoit plus élevée, dont les cheveux étoient plus beaux, celle qui avoit une peau plus fine un sein plus coloré, commençoit à le toucher davantage. Il laissa pour elle toutes les autres qu’il abandonna aux brigands qui le suivoient. La jalousie pénétra dans son cœur. Plus celle qu’il aimoit rassembloit de charmes, plus il trembla qu’elle ne lui fut ravie. Il la cacha avec soin à ses compagnons ; il exigea qu’elle leur dérobât sa beauté. Lorsqu’il se sentit le plus fort, il l’embellit, il lui fit partager son pouvoir et ses honneurs. En commandant aux hommes, il exigea que leurs femmes respectassent la sienne et lui obéissent. Elle eut aussi des esclaves pour la servir, comme il en avoit pour combattre. Alors, l’égalité disparut dans les deux sexes, l’homme méprisa celui qu’il avoit vaincu ou qu’il avoit mené au combat, et la femme dédaigna son esclave. Attachée au sort de l’homme, elle suivit sa destinée ; elle lui fut fidèle, parce qu’elle tenoit tout de lui. Le germe de la sensibilité ne s’étoit pas encore développé dans son cœur ; elle ne connoissoit point cette vive émotion, cette sympathie qui nous entraîne vers un seul objet, et nous détache de tous les autres. Son imagination tranquille n’étoit pas séduite et égarée par les illusions de l’amour ; elle étoit à ce point d’indifférence où se sont arrêtées ces femmes qui sont aujourd’hui renfermées dans les harems. Le temps est venu où le luxe embellit tous les objets et défigura la nature. Les hommes rassemblés et enrichis imposèrent aux plus foibles la charge de les nourrir ; ils leurs laissèrent la vie, à condition qu’ils la passeroient dans la peine. Le travail rendit les uns stupides et sombres, l’oisiveté donna aux autres un génie inventeur et agréable. Leurs sensations devinrent plus aimables : l’habitude de vivre avec un sexe doux et caressant, les rendit affables et tendres ; leur cœur amolli s’ouvrit à l’amour, dont l’empire est devenu si puissant. Alors les femmes reprirent sur l’homme les droits que sa force avoit envahis : elles eurent l’air de lui accorder ce qu’il exigeoit. Plus il leur parut pressant, et moins elles crurent devoir lui céder ; mais en retardant son bonheur, elles y ont ajouté un plus grand prix, L’homme enchanté, fit tous ses efforts pour rendre sa possession aussi durable que lui. Il voulut que celle qu’il adoroit lui fut attachée par des liens que rien ne pût rompre. Il ne craignit pas d’engager sa liberté : l’amour ferma ses yeux sur l’avenir ; il ne prévit ni le dégoût, ni l’inconstance ; il se flatta de parvenir au terme de la vie, toujours aimé, toujours amoureux. Le temps ne lui a que trop appris qu’il s’étoit trompé ; cependant, il n’est pas revenu sur ses pas : sa chaîne ne s’est pas brisée, elle s’est seulement étendue, et ceux qu’elle devoit rapprocher ont pu s’éloigner sans douleur. La femme, aussi libre que l’homme, a quelquefois secoué la première un joug qui la fatiguoit ; mais celui qui le lui avoit imposé ne s’est vengé de son ame indocile qu’en l’imitant. En examinant ces différentes révolutions, je crois que la femme a gagné en perdant son état primitif ; elle n’étoit que libre, et aujourd’hui elle commande. Je ne veux pas parler de ces misérables créatures qui errent tristement dans les campagnes ; celles-là ont perdu les agrémens de leur sexe ne essuyant toutes les fatigues de l’autre : il n’est ici question que de ces femmes charmantes qui embellissent nos cités ; qui rendent nos spectacles, nos bals si éclatans, nos fêtes si bruyantes ; qui sont chez elle d’aimables souveraines, tentant le sceptre que l’amour a mis dans leurs mains, environnées de leurs agréables sujets qui en reçoivent de douces loix . . . . et sont souvent leurs tributaires.