Le Spectateur français avant la révolution: XXV. Discours.
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Nivel 1
XXV. Discours. Sur la franchise de
quelques Correspondans.
Nivel 2
Lorsque j’ai
entrepris l’ouvrage que j’ai le courage de continuer, malgré le
préjugé reçu que le Spectateur ne peut pas réussir en France, je
ne m’attendois pas à devenir le dépositaire des plus secrettes
pensées ; je n’osois me flatter d’obtenir la confiance des
hommes, dans un temps où ils ont tant de raisons
d’être discrets. Pouvois-je espérer que le cœur s’ouvriroit à
moi, puisqu’il est fermé à l’amitié ? Tantôt je formois des vœux
pour avoir le secret de Socrate, qui savoit faire accoucher les
hommes de leurs idées ; souvent je désirois l’œil perçant de la
Bruyère, l’esprit vif et pénétrant de Molière, et surtout sa
gaîté si aimable ; quelquefois je voulois, comme Montagne, me
replier sur moi, descendre dans mon ame, épier sa marche, ses
desseins, la prendre, s’il m’étoit possible, sur le fait et
l’exposer toute nue aux regards de mes lecteurs. Heureusement !
j’ai des correspondans qui ont eu pitié de mon embarras, et qui
veulent bien me confier le secret de leur cœur. J’insère leurs
lettres avec d’autant plus de plaisir, qu’elles suppléent aux
connoissances qui me manquent, et que j’imagine qu’elles sont
encore plus sûres que mes observations.
Lettre D’un Nouvelliste de profession.
Lettre
D’un Secrétaire de Ministre.Nivel 3
Carta/Carta al director
Retrato ajeno
Enfin, Monsieur, je puis
prendre ma revanche avec l’humanité ; j’ai été
long-temps l’objet de sa pitié, de ses mépris.
Lorsque je m’approchois d’elle, je la voyois
s’éloigner de moi avec dédain, mon air l’ennuyoit,
ma pauvreté l’épouvantoit ; je dévorois en silence
mes humiliations et mes peines. Si la troupe légère
des plaisirs passoit quelquefois devant moi, je
l'avois bientôt perdue de vue : les regrets et
l’ennui se fixoient à mes côtés. Je ne vous dirai
point, Monsieur, combien de fois j’ai trempé de
larmes le pain que je devorois dans la solitude.
Hélas ! me disois-je, parce que je ne suis pas
richement vêtu, parce que je n’ai point de suite,
mérité-je le mépris de cet illustre important qui
cache son ignorance sous les airs tranchans de la
fatuité ? Suis-je donc au-dessous de ce grave
magistrat qui croit que sa hauteur est de la dignité ; qui pense que son silence est
pris pour la réflexion du savoir ? Ne puis-je pas au
moins marcher d’un pas égal avec ce parvenu, qui,
pour arriver à la fortune, s’est frayé une route à
travers la misère publique qu’il a rendue plus
affreuse ? Apparemment que je ne les vaux pas,
puisqu’ils rougissent de me recevoir, et qu’ils
daignent à peine m’écouter lorsque je leur parle,
puisqu’ils détournent la tête avec tant de fierté
lorsqu’ils me rencontrent. J’ai sans doute bien
moins d’esprit qu’eux, car jamais mes réflexions ne
paroissent intéresser : mes plaisanteries ne
semblent exciter que le rire de la pitié ; mes
complimens font baisser les yeux à la beauté qui n’a
pas l’air de les entendre. Voilà, Monsieur, ce que
je me disois dans la simplicité de mon cœur. J’étois
jeune alors, et je n’avois encore que l’expérience
du malheur. Cependant, moins les hommes faisoient
d’attention à moi, et plus je les observois. Je
remarquai que ces êtres si fiers, si superbes,
devenoient quelquefois plus humbles que je n’aurois
jamais voulu le paroître. Je m’apperçus que les
militaires qui désiroient avancer, attendoient les
faveurs du ministre, non-seulement dans son anti-chambre, mais aussi dans celles de ses
commis : je les voyois voler avec un air empressé et
soumis au-devant de ces importans subalternes, pour
se rappeler à leur souvenir, pour les intéresser,
pour en obtenir de l’emploi ou des pensions.
J’appris que le magistrat qui vouloit quitter sa
sphère et prendre un vol plus haut, après s’être
amusé de ses solliciteurs, alloit aussi solliciter à
son tour. Enfin, Monsieur, je m’apperçus que le
courtisan, que l’homme de robe, que le financier,
que le savant même, étoient tous comme Antée de
vrais enfans de la terre, qui en rampant, qui en
touchant leur mère, s’élevoient avec plus de force,
devenoient plus fiers et plus puissans. Eh bien, me
suis-je écrié avec douleur ! je ramperai aussi aux
pieds de l’orgueil et du pouvoir ; je m’abaisserai,
pour m’élever ensuite au niveau de ceux qui dominent
impérieusement sur moi. Après bien des
sollicitations, j’ai été assez heureux pour obtenir
une place chez un ministre qui a fait usage de mes
talens. Combien de temps il a brillé de mes
lumières ! Avec quelle vanité je le voyois luire de
l’éclat qu’il m’empruntoit ! Grace à mes peines, à
mes conseils, il a percé la foule de
ses concurens ; ses ennemis ont disparu, et son
crédit est devenu inébranlable. Je m’attendois alors
à être congédié selon l’usage ; mais l’amitié et la
reconnoissance ont pris la place de l’orgueil et de
l’ingratitude : mon protecteur ne rougit pas de
s’être appuyé sur moi pour s’élever ; il m’honore de
sa confiance, et je partage son pouvoir. Vous
n’ignorez pas, Monsieur, que le pays des faveurs est
rempli de gens actifs qui épient sans cesse les
moyens de parvenir. Ils ont découvert que j’étois un
des ressorts cachés qui font mouvoir cette machine
immense qui élève ou abaisse à son gré les foibles
humains. Depuis ce moment, je me vois environné,
pressé par la foule des intrigans : j’ai déjà
distingué plusieurs de ceux dont la vanité
rougissoit de mon infortune ; maintenant, ils
s’avancent humblement vers moi sous le voile de
l’amitié ; je sens croître à leur approche mon
mépris pour les hommes ; je suis quelquefois tenté
de les repousser avec dureté, d’écraser d’un pied
superbe ces êtres faux et rusés, qui s’insinuent
comme le serpent, et deviennent si souples à
l’aspect du pouvoir ; je conserve dans mon cœur le
souvenir de leurs dédains, de leur outrageante froideur ; leurs éloges m’humilient.
Hommes bas, ai-je souvent envie de leur dire,
étois-je donc aussi vil que vous, lorsqu’autrefois
vous rougissiez de me connoître ? Je ne portois pas
sur moi, il est vrai, les marques de l’opulence,
mais mon ame étoit noble et généreuse. Et vous,
femmes qui m’écrivez des lettres si pressantes, qui
me laissez entrevoir des dispositions si favorables,
qui m’assurez que le plaisir de tenir de moi la
fortune de vos époux vous la rendra plus précieuse,
pourquoi vous inspirois-je donc autrefois un dégoût
si apparent ? Faut-il éblouir vos yeux pour vous
intéresser ? Votre cœur ne se laisse-t-il prendre
que par l’éclat des richesses ? J’avois les graces
de la jeunesse, l’enjoument de l’esprit,
l’expression de la sensibilité. A quelle épreuve
cruelle l’avez-vous mise cette sensibilité que vous
aviez développée ? Il n’a pas tenu à vous que je ne
me plongeasse dans le vice et dans l’opprobre ; la
vertu paroissoit si peu vous toucher ! Ne soyez donc
pas étonné, Monsieur, si les hommes qui sont
parvenus au sommet des grandeurs sont fiers et
arrogans ; s’ils sont insensibles aux besoins de
l’humanité, ils lui font payer ses
injustices. Je les verrai, ces ridicules importans,
qui n’ont que l’orgueil des manières, qui cachent
sous les dehors de la grandeur une ame si petite ;
oui, je les verrai sans pitié languir dans
l’attente ; je me rirai de leurs projets, et mon
plus grand plaisir sera de dissiper les illusions de
leur vanité.
Nivel 3
Carta/Carta al director
Monsieur,
Retrato ajeno
Je vous dirai à l’oreille qu’il s’en faut
de plus de quinze cents francs que je n’aie les deux
mille livres de rentes que je me donne. A l’égard du
nom que je porte, je n’imagine pas que l’on vienne
jamais me le contester : j’ai une petite généalogie
si bien ajustée, que je puis, quand je le veux,
dérouter les curieux. Tous mes parens cultivent des
terres si éloignées, que je ne crains pas de démenti
de leur part : je les ai, en bon
chrétien, recommandés à la providence, et je suis si
sûr qu’elle en prend soin, que je ne veux pas même
entendre parles d’eux. Je suis, de mon naturel, fort
serviable : comme on est dans ce monde-ci pour
s’obliger les uns les autres, je me suis attaché
dans ma jeunesse à un seigneur qui avoit besoin d’un
homme obligeant ; en échange de mes soins, il me
donnoit des habits, de l’argent ; (avec les honnêtes
gens, la vie n’est qu’un commerce de service et de
reconnoissance). Je ne sais pas, Monsieur, pourquoi
on se plaît à tout avilir. Il y avoit des gens qui
prétendoient que, parce que je le mettois au fait de
ceux qui entroient dans son appartement, j’étois son
valet-de-chambre. Par la raison qu’il y avoit dans
le monde un homme pour lequel j’avois quelques
attentions particulières, on vouloit que j’eûsse un
maître ; il avoit beau m’appeler souvent mon ami, on
me soutenoit que je n’étois point son ami, mais un
de ses gens. Pour éviter toute contradiction, j’ai
pris le parti de ne jamais parler de mes anciennes
liaisons ; et comme il est d’une belle ame d’oublier
ses bienfaits, je garde le plus
profond silence sur tous ceux que j’ai obligés avec
empressement assiduité. Il faut, Monsieur, que je ne
sois pas vraiment un homme du commun, car je me sens
une répugnance insurmontable pour tout ce qui a une
allure bourgeoise. J’ai été toute ma vie accoutumé à
l’air aisé des gens de qualité ; jamais je ne
pourrois me faire au ton d’un marchand : tous ces
hommes de boutique, tous ces gros artisans me
paroissent si lourds, leur opulence leur donne une
gaîté si bruyante, si importune, que je les évite
comme le son des cloches. J’ai voulu voir ce que
l’on nomme la bonne compagnie ; vous imaginez
peut-être qu’il m’a été très-difficile d’y
pénétrer ; rien n’est plus aisé que de donner le
change à tous ces hommes si fins, qui se piquent de
ne se lier qu’avec des gens connus. Je suis dans le
monde ce qu’on appelle un vieux garçon, la ressource
des femmes un peu surannées, et que l’on montre de
loin aux demoiselles comme des écueils qu’elles
doivent éviter. Je suis de ces piquets de société
avec lesquels les femmes causent quelquefois pour
avoir l’air moins désœuvrées, et en
attendant mieux ; enfin un de ces hommes sans
conséquence qu’on n’invite jamais à un repas, mais
qui sont servis et mangent tout comme ceux qui ont
été priés. Cette manière d’être, qui paroît d’abord
humiliante, est peut-être au fond la plus commode.
Pour me rendre un peu plus intéressant dans la
société, je me suis avisé de devenir un nouvelliste.
Depuis deux ans, j’ai eu de quoi excercer mes talens
oratoires : Dieu merci ! je n’ai pas manqué
d’évènemens à raconter et à prédire. Je me suis déja
fait une sorte de réputation dans plusieurs maisons,
et je m’apperçois qu’on m’attend avec assez
d’impatience. J’ai le soin, lorsque j’ai une
nouvelle, d’aller la porter dans la société qu’elle
doit charmer, et d’éviter celle qui en seroit
affligée. J’ai divisé mes connoissances en deux
mondes1; j’appelle
l’un celui de la crainte, et l’autre celui de
l’espérance. Moi qui n’ai d’autre crainte que celle
de mal dîner, et d’autre espoir que celui de faire
un bon repas, je suis toujours dans
une heureuse sécurité sur tous ces évènemens qui
consternent ou enchantent les habitans de mes deux
mondes ; mais ce qui me fâche bien sincèrement, et
ce qui ne laisse pas que de me faire du tort, c’est
cette abondance de fausses nouvelles qui ont un si
grand cours : je voudrois qu’on en découvrît les
auteurs, et qu’on les pendit comme des
faux-monnoyeurs. En effet, Monsieur, combien
d’honnêtes gens comme moi ne payent leur dîné et
l’entrée des bonnes maisons, qu’avec des nouvelles ?
Si elles ne sont pas vraies, ils sont tout aussi
coupables que celui qui passe à son hôte un écu
faux. Si cela continue, ne courons-nous pas tout le
risque, pauvres nouvellistes que nous sommes, qu’on
ne nous revoie débiter nos mensonges vers cet arbre
du Palais-Royal, autrefois si fameux ? Voilà,
Monsieur, quelle est ma juste frayeur ; et, si vous
pouviez nous préserver d’un évènement aussi funeste
que celui de ne plus trouver à dîner, nous
n’achèterions pas vos feuilles, parce que nous
n’avons pas d’argent à perdre, mais nous en
parlerions beaucoup, ce qui reviendroit au même.
Lettre.
Confession d’un Libelliste.Nivel 3
Carta/Carta al director
Monsieur,
Retrato ajeno
Je ne suis pas riche, et j’ai toujours eu
envie de le devenir. Pourquoi ce desir de faire
fortune, m’allez-vous dire ? Pourquoi ? hélas !
Monsieur, c’est parce que le pauvre doit être
humble, et que je suis plein d’orgueil ; c’est parce
que la misère reste dans l’obscurité, et qu’il n’y a
rien que je ne fasse pour être exposé au grand jour.
Les injures me piquent et m’inquiètent, mais le
silence me tue : il n’y a pas de coquette qui soit
plus flattée de la louange que moi ; malheureusement
le public n’en est pas prodigue ; je le trouve à cet
égard d’une lésinerie qui me le fait souvent prendre
en haine. Avez-vous remarqué, Monsieur, qu’il
n’accorde volontiers des éloges qu’à celui qu’elles
paroissent déconcerter ? Celui qui les attend, qui
les recevroit avec une joie si vive,
languit souvent comme le créancier d’un joueur. Pour
parvenir à ce but si désiré, si éloigné, j’ai
commencé par me rendre l’ami de tout le monde :
j’étois doux, humble, caressant ; on m’a même
reproché quelquefois d’être bas, de ramper aux pieds
de l’opulence et des dignités : je crois qu’on
exagère ; ce qu’il y a de très-sûr, c’est que toutes
mes génuflexions, devant l’idole de la fortune, ne
m’ont jamais attiré un regard de cette divinité si
chérie. Tous ses favoris m’ont éloigné de leurs
augustes personnes avec dédain : plongé dans la
boue, je leur souriois encore ; je tâchois de les
intéresser par la louange, mais le mépris étoit dans
leurs yeux ; alors les miens se sont ouverts : j’ai
compris que le monde étoit un pays de guerre, où
celui qui étoit le plus craint dominoit. J’ai fait
tout ce que j’ai pu pour me rendre formidable :
comme je n’avois ni la force, ni le courage du lion,
encore moins sa démarche imposante, J’ai pris la
forme de ces reptiles dont le dard est plein de
venin. J’ai poursuivi avec une fureur infatigable
tous ces orgueilleux personnages qui vont à la
gloire avec tant de noblesse et
d’assurance ; je leur ai fait des blessures que
j’aurois voulu rendre mortelles, mais j’ai la
douleur de voir l’humanité s’empresser de les
guérir. J’ai eu, j’en conviens, des évènemens
fâcheux ; j’ai senti plus d’une fois le pied de la
colère s’appuyer sur mon corps hideux ; alors, j’ai
eu l’adresse de rester sans mouvement : mon ennemi
trompé s’est éloigné ; bientôt mes forces et ma
haine sont revenus, et j’ai pu exercer de nouvelles
fureurs sur les passans. Depuis cette métamorphose,
il y a des gens assez foibles, assez timides pour me
caresser ; il est vrai que quelques personnes me
méprisent encore, mais ce n’est pas le plus grand
nombre : si le courroux me poursuit, le dédain s’est
un peu écarte ; mon existence est moins malheureuse.
Enfin, Monsieur, je me suis convaincu qu’en flattant
les hommes, on pouvoit éprouver la misère ; mais
qu’en se déclarant leur ennemi, en frondant toutes
leurs idées, en livrant la guerre à tout ce qui les
intéresse, on nageoit dans l’abondance : il est
possible de mourir de misère avec leur estime, et
l’on vit toujours avec leur haine.
1Cette lettre m’a été adressée pendant l’exil du parlement.