Zitiervorschlag: Jacques-Vincent Delacroix (Hrsg.): "XXV. Discours.", in: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\025 (1795), S. 199-213, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4134 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XXV. Discours.

Sur la franchise de quelques Correspondans.

Ebene 2► Lorsque j’ai entrepris l’ouvrage que j’ai le courage de continuer, malgré le préjugé reçu que le Spectateur ne peut pas réussir en France, je ne m’attendois pas à devenir le dépositaire des plus secrettes pensées ; je n’osois me flatter d’obtenir la confiance des hommes, dans un temps où ils ont tant de [200] raisons d’être discrets. Pouvois-je espérer que le cœur s’ouvriroit à moi, puisqu’il est fermé à l’amitié ? Tantôt je formois des vœux pour avoir le secret de Socrate, qui savoit faire accoucher les hommes de leurs idées ; souvent je désirois l’œil perçant de la Bruyère, l’esprit vif et pénétrant de Molière, et surtout sa gaîté si aimable ; quelquefois je voulois, comme Montagne, me replier sur moi, descendre dans mon ame, épier sa marche, ses desseins, la prendre, s’il m’étoit possible, sur le fait et l’exposer toute nue aux regards de mes lecteurs.

Heureusement ! j’ai des correspondans qui ont eu pitié de mon embarras, et qui veulent bien me confier le secret de leur cœur. J’insère leurs lettres avec d’autant plus de plaisir, qu’elles suppléent aux connoissances qui me manquent, et que j’imagine qu’elles sont encore plus sûres que mes observations.

[201] Lettre

D’un Secrétaire de Ministre.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Fremdportrait► Enfin, Monsieur, je puis prendre ma revanche avec l’humanité ; j’ai été long-temps l’objet de sa pitié, de ses mépris. Lorsque je m’approchois d’elle, je la voyois s’éloigner de moi avec dédain, mon air l’ennuyoit, ma pauvreté l’épouvantoit ; je dévorois en silence mes humiliations et mes peines. Si la troupe légère des plaisirs passoit quelquefois devant moi, je l'avois bientôt perdue de vue : les regrets et l’ennui se fixoient à mes côtés. Je ne vous dirai point, Monsieur, combien de fois j’ai trempé de larmes le pain que je devorois dans la solitude. Hélas ! me disois-je, parce que je ne suis pas richement vêtu, parce que je n’ai point de suite, mérité-je le mépris de cet illustre important qui cache son ignorance sous les airs tranchans de la fatuité ? Suis-je donc au-dessous de ce grave magistrat qui croit que sa hauteur est de la [202] dignité ; qui pense que son silence est pris pour la réflexion du savoir ? Ne puis-je pas au moins marcher d’un pas égal avec ce parvenu, qui, pour arriver à la fortune, s’est frayé une route à travers la misère publique qu’il a rendue plus affreuse ? Apparemment que je ne les vaux pas, puisqu’ils rougissent de me recevoir, et qu’ils daignent à peine m’écouter lorsque je leur parle, puisqu’ils détournent la tête avec tant de fierté lorsqu’ils me rencontrent. J’ai sans doute bien moins d’esprit qu’eux, car jamais mes réflexions ne paroissent intéresser : mes plaisanteries ne semblent exciter que le rire de la pitié ; mes complimens font baisser les yeux à la beauté qui n’a pas l’air de les entendre. Voilà, Monsieur, ce que je me disois dans la simplicité de mon cœur. J’étois jeune alors, et je n’avois encore que l’expérience du malheur. Cependant, moins les hommes faisoient d’attention à moi, et plus je les observois. Je remarquai que ces êtres si fiers, si superbes, devenoient quelquefois plus humbles que je n’aurois jamais voulu le paroître. Je m’apperçus que les militaires qui désiroient avancer, attendoient les faveurs du ministre, non-seulement dans [203] son anti-chambre, mais aussi dans celles de ses commis : je les voyois voler avec un air empressé et soumis au-devant de ces importans subalternes, pour se rappeler à leur souvenir, pour les intéresser, pour en obtenir de l’emploi ou des pensions. J’appris que le magistrat qui vouloit quitter sa sphère et prendre un vol plus haut, après s’être amusé de ses solliciteurs, alloit aussi solliciter à son tour. Enfin, Monsieur, je m’apperçus que le courtisan, que l’homme de robe, que le financier, que le savant même, étoient tous comme Antée de vrais enfans de la terre, qui en rampant, qui en touchant leur mère, s’élevoient avec plus de force, devenoient plus fiers et plus puissans.

Eh bien, me suis-je écrié avec douleur ! je ramperai aussi aux pieds de l’orgueil et du pouvoir ; je m’abaisserai, pour m’élever ensuite au niveau de ceux qui dominent impérieusement sur moi. Après bien des sollicitations, j’ai été assez heureux pour obtenir une place chez un ministre qui a fait usage de mes talens. Combien de temps il a brillé de mes lumières ! Avec quelle vanité je le voyois luire de l’éclat qu’il m’empruntoit ! Grace à mes peines, à mes conseils, il a percé la [204] foule de ses concurens ; ses ennemis ont disparu, et son crédit est devenu inébranlable. Je m’attendois alors à être congédié selon l’usage ; mais l’amitié et la reconnoissance ont pris la place de l’orgueil et de l’ingratitude : mon protecteur ne rougit pas de s’être appuyé sur moi pour s’élever ; il m’honore de sa confiance, et je partage son pouvoir. Vous n’ignorez pas, Monsieur, que le pays des faveurs est rempli de gens actifs qui épient sans cesse les moyens de parvenir. Ils ont découvert que j’étois un des ressorts cachés qui font mouvoir cette machine immense qui élève ou abaisse à son gré les foibles humains. Depuis ce moment, je me vois environné, pressé par la foule des intrigans : j’ai déjà distingué plusieurs de ceux dont la vanité rougissoit de mon infortune ; maintenant, ils s’avancent humblement vers moi sous le voile de l’amitié ; je sens croître à leur approche mon mépris pour les hommes ; je suis quelquefois tenté de les repousser avec dureté, d’écraser d’un pied superbe ces êtres faux et rusés, qui s’insinuent comme le serpent, et deviennent si souples à l’aspect du pouvoir ; je conserve dans mon cœur le souvenir de leurs dédains, de leur outrageante [205] froideur ; leurs éloges m’humilient. Hommes bas, ai-je souvent envie de leur dire, étois-je donc aussi vil que vous, lorsqu’autrefois vous rougissiez de me connoître ? Je ne portois pas sur moi, il est vrai, les marques de l’opulence, mais mon ame étoit noble et généreuse. Et vous, femmes qui m’écrivez des lettres si pressantes, qui me laissez entrevoir des dispositions si favorables, qui m’assurez que le plaisir de tenir de moi la fortune de vos époux vous la rendra plus précieuse, pourquoi vous inspirois-je donc autrefois un dégoût si apparent ? Faut-il éblouir vos yeux pour vous intéresser ? Votre cœur ne se laisse-t-il prendre que par l’éclat des richesses ? J’avois les graces de la jeunesse, l’enjoument de l’esprit, l’expression de la sensibilité. A quelle épreuve cruelle l’avez-vous mise cette sensibilité que vous aviez développée ? Il n’a pas tenu à vous que je ne me plongeasse dans le vice et dans l’opprobre ; la vertu paroissoit si peu vous toucher !

Ne soyez donc pas étonné, Monsieur, si les hommes qui sont parvenus au sommet des grandeurs sont fiers et arrogans ; s’ils sont insensibles aux besoins de l’humanité, ils lui [206] font payer ses injustices. Je les verrai, ces ridicules importans, qui n’ont que l’orgueil des manières, qui cachent sous les dehors de la grandeur une ame si petite ; oui, je les verrai sans pitié languir dans l’attente ; je me rirai de leurs projets, et mon plus grand plaisir sera de dissiper les illusions de leur vanité. ◀Fremdportrait ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Lettre

D’un Nouvelliste de profession.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

Fremdportrait► Je vous dirai à l’oreille qu’il s’en faut de plus de quinze cents francs que je n’aie les deux mille livres de rentes que je me donne. A l’égard du nom que je porte, je n’imagine pas que l’on vienne jamais me le contester : j’ai une petite généalogie si bien ajustée, que je puis, quand je le veux, dérouter les curieux. Tous mes parens cultivent des terres si éloignées, que je ne crains pas de démenti de [207] leur part : je les ai, en bon chrétien, recommandés à la providence, et je suis si sûr qu’elle en prend soin, que je ne veux pas même entendre parles d’eux.

Je suis, de mon naturel, fort serviable : comme on est dans ce monde-ci pour s’obliger les uns les autres, je me suis attaché dans ma jeunesse à un seigneur qui avoit besoin d’un homme obligeant ; en échange de mes soins, il me donnoit des habits, de l’argent ; (avec les honnêtes gens, la vie n’est qu’un commerce de service et de reconnoissance). Je ne sais pas, Monsieur, pourquoi on se plaît à tout avilir. Il y avoit des gens qui prétendoient que, parce que je le mettois au fait de ceux qui entroient dans son appartement, j’étois son valet-de-chambre. Par la raison qu’il y avoit dans le monde un homme pour lequel j’avois quelques attentions particulières, on vouloit que j’eûsse un maître ; il avoit beau m’appeler souvent mon ami, on me soutenoit que je n’étois point son ami, mais un de ses gens. Pour éviter toute contradiction, j’ai pris le parti de ne jamais parler de mes anciennes liaisons ; et comme il est d’une belle ame d’oublier ses bienfaits, je [208] garde le plus profond silence sur tous ceux que j’ai obligés avec empressement assiduité.

Il faut, Monsieur, que je ne sois pas vraiment un homme du commun, car je me sens une répugnance insurmontable pour tout ce qui a une allure bourgeoise. J’ai été toute ma vie accoutumé à l’air aisé des gens de qualité ; jamais je ne pourrois me faire au ton d’un marchand : tous ces hommes de boutique, tous ces gros artisans me paroissent si lourds, leur opulence leur donne une gaîté si bruyante, si importune, que je les évite comme le son des cloches. J’ai voulu voir ce que l’on nomme la bonne compagnie ; vous imaginez peut-être qu’il m’a été très-difficile d’y pénétrer ; rien n’est plus aisé que de donner le change à tous ces hommes si fins, qui se piquent de ne se lier qu’avec des gens connus.

Je suis dans le monde ce qu’on appelle un vieux garçon, la ressource des femmes un peu surannées, et que l’on montre de loin aux demoiselles comme des écueils qu’elles doivent éviter. Je suis de ces piquets de société avec lesquels les femmes causent quelquefois pour avoir l’air moins [209] désœuvrées, et en attendant mieux ; enfin un de ces hommes sans conséquence qu’on n’invite jamais à un repas, mais qui sont servis et mangent tout comme ceux qui ont été priés. Cette manière d’être, qui paroît d’abord humiliante, est peut-être au fond la plus commode.

Pour me rendre un peu plus intéressant dans la société, je me suis avisé de devenir un nouvelliste. Depuis deux ans, j’ai eu de quoi excercer mes talens oratoires : Dieu merci ! je n’ai pas manqué d’évènemens à raconter et à prédire. Je me suis déja fait une sorte de réputation dans plusieurs maisons, et je m’apperçois qu’on m’attend avec assez d’impatience. J’ai le soin, lorsque j’ai une nouvelle, d’aller la porter dans la société qu’elle doit charmer, et d’éviter celle qui en seroit affligée. J’ai divisé mes connoissances en deux mondes1  ; j’appelle l’un celui de la crainte, et l’autre celui de l’espérance. Moi qui n’ai d’autre crainte que celle de mal dîner, et d’autre espoir que celui de faire un bon repas, je [210] suis toujours dans une heureuse sécurité sur tous ces évènemens qui consternent ou enchantent les habitans de mes deux mondes ; mais ce qui me fâche bien sincèrement, et ce qui ne laisse pas que de me faire du tort, c’est cette abondance de fausses nouvelles qui ont un si grand cours : je voudrois qu’on en découvrît les auteurs, et qu’on les pendit comme des faux-monnoyeurs. En effet, Monsieur, combien d’honnêtes gens comme moi ne payent leur dîné et l’entrée des bonnes maisons, qu’avec des nouvelles ? Si elles ne sont pas vraies, ils sont tout aussi coupables que celui qui passe à son hôte un écu faux. Si cela continue, ne courons-nous pas tout le risque, pauvres nouvellistes que nous sommes, qu’on ne nous revoie débiter nos mensonges vers cet arbre du Palais-Royal, autrefois si fameux ? Voilà, Monsieur, quelle est ma juste frayeur ; et, si vous pouviez nous préserver d’un évènement aussi funeste que celui de ne plus trouver à dîner, nous n’achèterions pas vos feuilles, parce que nous n’avons pas d’argent à perdre, mais nous en parlerions beaucoup, ce qui reviendroit au même. ◀Fremdportrait ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

[211] Lettre.

Confession d’un Libelliste.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

Fremdportrait► Je ne suis pas riche, et j’ai toujours eu envie de le devenir. Pourquoi ce desir de faire fortune, m’allez-vous dire ? Pourquoi ? hélas ! Monsieur, c’est parce que le pauvre doit être humble, et que je suis plein d’orgueil ; c’est parce que la misère reste dans l’obscurité, et qu’il n’y a rien que je ne fasse pour être exposé au grand jour. Les injures me piquent et m’inquiètent, mais le silence me tue : il n’y a pas de coquette qui soit plus flattée de la louange que moi ; malheureusement le public n’en est pas prodigue ; je le trouve à cet égard d’une lésinerie qui me le fait souvent prendre en haine. Avez-vous remarqué, Monsieur, qu’il n’accorde volontiers des éloges qu’à celui qu’elles paroissent déconcerter ? Celui qui les attend, qui les recevroit avec [212] une joie si vive, languit souvent comme le créancier d’un joueur.

Pour parvenir à ce but si désiré, si éloigné, j’ai commencé par me rendre l’ami de tout le monde : j’étois doux, humble, caressant ; on m’a même reproché quelquefois d’être bas, de ramper aux pieds de l’opulence et des dignités : je crois qu’on exagère ; ce qu’il y a de très-sûr, c’est que toutes mes génuflexions, devant l’idole de la fortune, ne m’ont jamais attiré un regard de cette divinité si chérie. Tous ses favoris m’ont éloigné de leurs augustes personnes avec dédain : plongé dans la boue, je leur souriois encore ; je tâchois de les intéresser par la louange, mais le mépris étoit dans leurs yeux ; alors les miens se sont ouverts : j’ai compris que le monde étoit un pays de guerre, où celui qui étoit le plus craint dominoit. J’ai fait tout ce que j’ai pu pour me rendre formidable : comme je n’avois ni la force, ni le courage du lion, encore moins sa démarche imposante, J’ai pris la forme de ces reptiles dont le dard est plein de venin. J’ai poursuivi avec une fureur infatigable tous ces orgueilleux personnages qui vont à la gloire avec tant de noblesse [213] et d’assurance ; je leur ai fait des blessures que j’aurois voulu rendre mortelles, mais j’ai la douleur de voir l’humanité s’empresser de les guérir. J’ai eu, j’en conviens, des évènemens fâcheux ; j’ai senti plus d’une fois le pied de la colère s’appuyer sur mon corps hideux ; alors, j’ai eu l’adresse de rester sans mouvement : mon ennemi trompé s’est éloigné ; bientôt mes forces et ma haine sont revenus, et j’ai pu exercer de nouvelles fureurs sur les passans. Depuis cette métamorphose, il y a des gens assez foibles, assez timides pour me caresser ; il est vrai que quelques personnes me méprisent encore, mais ce n’est pas le plus grand nombre : si le courroux me poursuit, le dédain s’est un peu écarte ; mon existence est moins malheureuse. Enfin, Monsieur, je me suis convaincu qu’en flattant les hommes, on pouvoit éprouver la misère ; mais qu’en se déclarant leur ennemi, en frondant toutes leurs idées, en livrant la guerre à tout ce qui les intéresse, on nageoit dans l’abondance : il est possible de mourir de misère avec leur estime, et l’on vit toujours avec leur haine. ◀Fremdportrait ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Cette lettre m’a été adressée pendant l’exil du parlement.