Le Spectateur français avant la révolution: XXIII. Discours.
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Niveau 1
XXIII. Discours.
Sur la Statue de M. de Voltaire.
Niveau 2
Je viens de voir cette statue sortie
des mains d’un célèbre artiste, érigée par la reconnoissance à
la philosophie bienfaisante, à la poésie noble et harmonieuse, à
la sagesse de l’histoire, qui a saisi la vérité dans le sien
même du mensonge. J’ai reconnu l’œil étincelant du génie : j’ai
vu ces muscles tendus par l’enthousiasme, et ces veines qu’un
sang brûlant semble parcourir. Oui, c’est Voltaire ; ce sont ses
traits que mes yeux ont admirés : il étoit donc réservé à ce
siècle de lumière de sentir tout ce que l’humanité doit à celui
qui a daigné l’éclairer, et dissiper le nuage qui obscurcissoit
sa raison. Insensés que nous étions, nous ne regarderons plus
nos persécuteurs comme des divinités dignes de nos
éternels hommages ! Bientôt, nous osons le croire, on n’exposera
plus à nos regards leurs images effrayantes : nous ne verrons
plus nos ennemis, foulant d’un pied superbe l’humanité
tremblante, défier le temps qui détruit tout, inviter au meurtre
leurs descendans paisibles. Un œil étincelant de fureur, un bras
toujours levé pour donner la mort, ne caractérisoient plus
l’héroisme : ce sera par des vertus, par des bienfaits, que l’on
méritera d’aller à la postérité, que l’on obtiendra de ses
contemporains de statues prodiguées autrefois au crime
audacieux. Oui, nos descendans environneront un jour celle de
Fénélon, l’ami des hommes ; celle de Montesquieu, la lumière des
rois ; et toi, aimable Racine, chantre harmonieux, ne
recevras-tu pas aussi des mains du goût, un juste tribut de
reconnoissance et d’amour ? Quel champ immense vient de s’ouvrir
aux talens ! Artistes, reprenez ces ciseaux que vous avez
profanés tant de fois : ne donnez plus la vie aux ennemis du
genre-humain, et rendez-la aux philosophes qui ont adouci ses
peines : offrez-nous les traits vénérables de nos bienfaiteurs.
Que la statue du prince qui nous gouverne soit un
jour environnée de celles des savans qui ont illustré son règne.
Ce sera sans doute un foible dédomagement des persécutions que
le génie éprouve dans sa course, qui devoit être si brillante :
l’ignorance et le fanatisme dont sa lumière découvre les traits
difformes, s’attachent à ses pas comme des furies, et le
poursuivent en frémissant, jusqu’à ce que la mort l’ait ravi à
leurs dents meurtrières.