Le Spectateur français avant la révolution: XXII. Discours.
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Nivel 1
XXII. Discours. Sur la funeste
connoissance que l’homme a de la mort.
Nivel 2
Que l’homme est à plaindre ! Que sa raison lui est funeste ! Ce
flambeau que la nature lui avoit donné pour l’éclairer dans sa
course, s’est changé en une torche funèbre qui ne lui découvre
qu’un abîme inévitable. A peine ses regards se sont-ils arrêtés
sur ces globes magnifiques qui embélissent sa demeure, qu’un
voile sombre s’étend sur tous les objets dont il
est environné. Emporté dans le char de la mort, toutes les
beautés sont pour lui fugitives ; ce qui devroit le charmer ne
fait qu’augmenter ses regrets et sa douleur. La première vérité
dont on effraye son enfance, c’est qu’il cessera d’être bientôt.
S’il pénètre dans un temple, des caractères tracés sur la pierre
lui apprennent que les auteurs de ses jours ne sont plus que
poussière. La terre, surchargée de tombeaux, lui offre sans
cesse la triste et dernière demeure de l’homme : son cœur
resserré par la crainte, n’ose se livrer à la joie ; tous ses
sentimens, toutes ses affections sont altérés par la frayeur.
Condamné, comme tous les êtres, à éprouver cette dissolution des
parties qui composent son individu, il est le seul qui la
craigne. L’aigle qui s’élève de dessus la pointe des rochers, et
parcourt de son vol superbe l’immensité des airs ; le lion
farouche qui fait retenir la forêt de ses rugissemens, portent
par-tout la mort et ne la redoutent point. Le bœuf qui s’avance
à pas lents dans la prairie, ne prévoit pas qu’un fer meurtrier
fera un jour couler son sang ; que ses membres dispersés et
suspendus, nourriront les habitans des villes.
L’homme, plus malheureux que tout ce qui respire, croit voir à
chaque instant la tombe s’ouvrir sous ses pas, et engloutir tout
ce qui lui est cher. S’il a une compagne aimable, il tremble que
le fil de ses beaux jours ne soit brisé. Dans le moment où ses
enfans, le visage enflammé par le plaisir, accourent et se
précipitent dans ses bras, son cœur est partagé entre la joie et
la frayeur ; une maladie peut les lui enlever ! . . . Tant de
père, se dit-il avec douleur, ont survécu aux enfans qu’ils
chérissoient, qui étoient le bonheur et l’appui de leur
vieillesse ! Plus l’homme a une ame sensible, plus son esprit
est éclairé, et plus la pensée de la mort vient souvent
l’attrister. La moindre maladie renouvelle ses craintes ; ce
n’est qu’à l’aide du plaisir, du tumulte d’une vie dissipée,
qu’il échappe à l’idée funeste qui le poursuit. Si le paysan qui
est tout le jour brûlé par le soleil, et essuyé de ses mains
livides la sueur qui coule de son front, redoute moins la mort
que le riche citadin, ce n’est pas parce qu’il est plus
malheureux, mais parce que ses yeux ne voyent pas
dans l’éloignement. Il ne craint de mourir que lorsqu’étendu
sans force dans sa chaumière, il voit la misérable compagne de
ses peines lui porter, avec tristesse, le pain qu’il a arraché
du sein de la terre. Alors, la vie, cette vie qu’il passe dans
le travail et l’indigence, a encore des charmes pour lui ; il
souhaiteroit qu’elle se prolongeât : il ne veut pas que la
nature mette un terme à sa misère. Ces braves soldats qui se
précipitent avec assurance au milieu des dangers, ne font
qu’entrevoir le péril : un seul mot leur donne le change ;
l’officier éclairé en voit seul toute l’étendue ; la nature
effrayée l’avertit du danger, mais son cœur le soutient et
l’honneur l’attache au péril. La plupart des hommes ne craignent
pas tant de perdre la vie qu’ils sont effrayés de la mort. Il en
est peu dont les passions soient assez vies, les attachemens
assez forts, pour regarder l’existence comme une chose
précieuse. L’homme n’est pas avare de ses jours ; il ne les
prodigue que trop : l’ennui et les desirs insensés semblent les
lui prolonger, mais son imagination s’obscurcit lorsqu’elle
s’arrête sur la poussière des tombeaux. Cette
couche froide et glacée, ce silence ténébreux l’attristent et
l’épouvantent. Hélas ! il est si malheureux pendant sa vie !
Tant de maux s’attachent à son être et le tourmentent ! Il est
si industrieux à se créer des peines ! Pourquoi le terme de ses
malheurs lui paroît-il le plus grand de tous ? Pourquoi le juste
persécuté et le coupable frémissent-ils également, lorsque la
vieillesse appésantie sur eux, leur fait entrevoir la nuit du
trépas ? C’est parce que le juste s’en occupe trop, et que le
méchant n’y a pas assez pensé. Pères tendres, époux vertueux, ne
craignez pas de mourir : ce sont ceux qui survivent qui sont les
seuls à plaindre : ces transports, ces convulsions qui agitent
les mourans ne font souffrir que ceux qui les environnent : ce
froid qui vient de glacer leur sang, a éteint tous leurs maux.
Armés d’un fer meurtrier, n’en n’appuyons pas la pointe sur
notre cœur ; ne précipitons pas le cours de ces jours que nous
pouvons rendre heureux : parce que la fortune s’est envolée loin
de nous, ne nous écrions pas que nous avons tout perdu. Tant que
le soleil se lèvera sur notre horison ; et dorera le sommet de
nos montagnes ; tant que l’air que nous respirons
ne sera point altéré, que la terre nous ouvrira son sein sécond,
que l’onde échappée de ses réservoirs arrosera nos plaines,
pourquoi la vie nous seroit-elle à charge ? Mais aussi, lorsque
les années accumulées sur nos têtes, auront blanchi nos cheveux
et glacé nos cœurs, ne redoutons pas la mort ; elle ne doit
effrayer que les coupables. Entretien Avec un Riche.
Relato general
Diálogo
Je fus, il y a quelques jours,
dîner chez un homme pour lequel la fortune s’est montrée
depuis vingt ans de la plus belle constance. Pendant la
guerre, s’il échappoit un vaisseau à l’avidité de
l’ennemi, c’étoit celui sur lequel il avoit les plus
grands intérêts : toutes ses entreprises lui ont
prospéré. La nature ne l’a pas cependant doué d’une
prodigieuse intelligence, mais il est heureusement servi
par les hazards ; c’est un pilote ignorant
qui a toujours le vent pour lui, qui évite les écueils
sans les connoître, et arrive au port où tout se vend le
mieux. Une table servie avec magnificence, surchargé des
mets les plus rares, étoit environnée de femmes jolies,
enjouées, et de ces hommes du jour, qui n’ont d’autres
affaires que celles de paroître aimables, qui savent si
heureusement mêler les douceurs de la galanterie au sel
de l’épigramme. Le maître du logis, pour lequel les
graces de l’expression et les finesses de l’ironie
n’étoient qu’obscurité, avoir l’air d’un bon roi qui se
réjouit du bonheur de ses sujets, sans se mêler à leurs
plaisirs. Il n’ouvroit la bouche que pour offrir
d’excellent vin et provoquer l’appétit. Lorsque nous
fûmes sortis de table, en passant dans son sallon, il me
tira à l’écart, et me dit : vous voyez comme on est à
son aise ici ; venez-y tant que vous n’aurez rien de
plus agréable à faire. Je lui répondis que si je suivois
son conseil, il me verroit tous les jours. Il s’inclina,
en me prenant la main d’un air d’amitié. « Je n’ai pas,
reprit-il, de plus grand plaisir que de me voir
environné de monde. La solitude m’ennuie ; cette
jeunesse-là me dissipe ; souvent elle n’a
pas le sens commun, mais sa folie m’égaie. » Vous êtes
heureux, lui répliquai-je, de réunir au goût que vous
avez pour le grand monde la faculté de l’attirer chez
vous ! « Il y a long-temps que je suis convaincu que
l’homme, avec une baguette d’or, convertit tout en
plaisirs ; aussi n’ai-je rien négligé pour grossir ma
fortune. Un savant qui s’ennuie dans sa chambre, vaut-il
un homme riche qui rassemble dans sa maison l’enjoument
et les délices d’une bonne table ? ». Il y a à parier,
lui répliquai-je, que la foule viendra plus volontiers
chez celui-ci qu’elle n’ira chez le savant. Tant
d’hommes n’ont de goût que pour les mets, et semblent
n’avoir reçu de la nature qu’un estomac, qu’il en reste
bien peu qui se soucient de meubler leur tête, et de
recevoir de nouvelles idées. « En connoissez-vous de
meilleures que celle de s’amuser et d’amuser les
autres ? Pour moi, c’est à celle-là que je tiens : sans
elle, que ferai-je de mes richesses ? Je n’ai plus de
caprices ruineux. Quand j’aurois quelques fantaisies
passagères, la beauté s’attendrit si
aisément, elle exige si peu de reconnoissance, que mon
opulence souffriroit peu de ses bienfaits ». Cela est
vrai ; mais ne pourriez-vous pas goûter des plaisirs
plus dignes d’une ame belle et généreuse, plus utiles à
l’espèce humaine ? Tous ces gens que vous réunissez à
grands frais autour de vous, ne vous regardent point
comme leur bienfaiteur ; pas un d’eux ne sent le besoin
d’occuper une place à votre table. Votre immense revenu
est dissipé, et, dans l’espèce d’une année, peut-être
n’avez-vous pas fait un heureux. « Et mon excellent
cuisinier, si bien payé, et mes gens qui nagent dans
l’abondance, et mes fournisseurs qui n’attendent jamais
leur argent, croyez-vous qu’ils ne s’estiment pas trop
heureux de me servir ? » Je crois qu’ils étendent leur
bonheur le plus qu’ils peuvent ; mais soyez sûr qu’ils
pensent le devoir plutôt à leur industrie qu’à votre
générosité. « Que m’importe leur sentiment ! Il n’en est
pas moins vrai que mes richesses sont pour eux une
source d’abondance et de plaisirs ». Votre
cœur ne seroit-il plus satisfait, si vous en détourniez
le cours vers la cabane d’une honnête famille
indigente ? Vous verriez que s’il est agréable de passer
sa vie dans le sein des plaisirs, il est encore plus
doux de verser la joie dans celui de la vertu flétri par
la misère. Quel exemple ne donneriez-vous pas aux
riches, si au lieu d’une table magnifiquement servie,
vous en aviez une plus étendue, chargée de mets plus
simples, à laquelle vous admettriez de pauvres
officiers, des artistes sans fortune, et une partie de
ces honnêtes malheureux sur la tête desquels la misère
est venue fondre ? Vous voudriez donc, me répondit-il en
riant, que je fisse de ma maison un hôpital ? Aimez-vous
mieux en faire une auberge ? « Mais, je ne demande rien
à ceux qui me font l’honneur d’y venir ». Vous exigez au
moins qu’ils apportent chez vous les aires de la
magnificence et les agrémens de la gaîté. « Il
estvrai<sic> que cela m’amuse davantage que les
soupirs de la misère ». Homme endurci par le bonheur,
lui répliqua-je en lui prenant la main, avec toutes vos richesses, vous ne verrez, vous
n’entendrez que de jolies choses, et jamais vous n’en
sentirez de délicieuses !