Zitiervorschlag: Jacques-Vincent Delacroix (Hrsg.): "XXI. Discours.", in: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\021 (1795), S. 177-182, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4130 [aufgerufen am: ].


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XXI. Discours.

De l’influence des Jeux sur les Sociétés.

Ebene 2► Je me promenois, il y a quelques jours, dans un jardin assez bien dessiné. Des moines qui en sont les maîtres, laissent au public la liberté de le parcourir. A l’ombre d’une charmille épaisse, je respirois un air pur, mais mon ame étoit triste et oppressée ; elle sembloit gémir de sa captivité. En vain je voulois m’occuper d’objets élevés, lire dans ce vaste livre dont les caractères sont si [178] brillans ; j’errois d’incertitude en incertitude ; un nuage épais obscurcissoit toutes mes idées : je cherchois la vérité, et je ne rencontrois que l’erreur. Je me levai pour sortir. En avançant, j’entendis une troupe de jeunes gens qui renvoyoient avec force, vers un mur, une balle bondissante. L’ardeur qui brilloit dans leurs regards, l’impatience qui les portoit sans cesse d’une place à une autre, l’aimable franchise qui régnoit dans leurs propos, le desir simple et pur de se montrer plus vifs, plus adroits, qui les animoit, me faisoit regretter cette âge où, libre de souci, l’enfant commence cette longue carrière que l’on nomme la vie. Aimables jeunes gens, disois-je d’une voix basse, puissiez-vous ne jamais connoître d’autres jeux ! Je les avois déja examinés quelque temps, lorsqu’un d’eux, plus fatigué, voulut quitter une partie commencée. Je fus tenté de le remplacer, mais un peu de honte me retint. Les autres joueurs étoient très-embarassés ; il falloit qu’un second se retirât. Tous me regardoient, sans oser me proposer de jouer avec eux. Cependant, un jeune écolier plus hardi, et qui craignoit de n’être que le témoin des amusemens de ses came-[179]rades, après avoir hésité quelque temps, vint d’un air honnête me demander si je voulois accepter la place de son ami. J’eus l’air de me prêter à ses desirs, et je me mélai à cette petite troupe bruyante. Si je ne montrai pas autant d’adresse que les autres, je fis voir peut-être plus d’ardeur. J’allois çà <sic> et là ; mes regards avides suivoient la direction de la balle, et mes mains agitées brûloient de la renvoyer au loin. Alors toutes mes pensées mélancoliques se dissipèrent ; mon visage enflammé ne portoit plus l’empreinte de la tristesse. A la fin du jour, je me séparai de mes jeunes compagnons, et j’allai m’enfermer dans un appartement échauffé par un nombre infini de lumières. Des femmes qui environnoient tristement une table de jeu, tendoient une main avide pour recevoir quelques pièces d’or que des hommes leur donnoient avec une attention soupçonneuse. Une joie contrainte, quelques mouvemens d'impatience décéloient le secret de ces ames dissimulées qui cachent tant d’avarice sous les dehors de la générosité. O mes jeunes amis, me disois-je ! votre naïve confiance, cet heureux délire qui vous transportoit valent bien mieux que les plaisirs froids et [180] silencieux de gens graves qui croiroient se compromettre en se mêlant parmi vous, en s’amusant de vos jeux.

Pour moi, lorsque je promène mes regards sur tous ces individus que l’opulence rapproche et lie de sa chaîne d’or, je suis toujours étonné que de jeunes guerriers que le feu de l’âge devroit agiter, transporter, puissent s’assoupir dans l’oisiveté, s’amuser de ces jeux sédentaires qui ne conviennent plus qu’á l’impuissante vieillesse. Que voit-on dans ces salons que le luxe fait éclater de sa magnificence ? A l’exception de quelques jours où la danse anime ceux qui s’y rassemblent, la conversation n’est qu’un foible murmure ; le plaisir n’est que le sourire de la méchanceté ; on n’y voit d’autre action que celle de distribuer des cartes ; on n’y éprouve d’autre sentiment que celui de l’intérêt.

Les hommes, en vivant avec les femmes qui ont eu l’adresse de les fixer auprès d’elles, en ont pris le goût et imité les amusemens. Ils ont remarqué que des assiduités suppléoient au mérite. De petits soins ont pris dans leur cœur la place de l’amour, et la récompense a été la même. Ils ont dédaigné [181] ces exercices si salutaires, où la force et l’adresse se déployent. Ils ne se sont plus montrés en public qu’en fermés dans de riches boîtes, comme des animaux rares et superbes. Leur corps s’est affoibli par le repos ; en perdant leur force, ils ont aussi perdu leur courage. De petits intérêts ont succédé à de grandes passions. L’amour de la gloire, de la patrie, de leurs concitoyens, n’a plus été à leurs yeux qu’une brillante chimère. Plongés dans le sein du vice, toutes les vertus leur ont paru imaginaires : le fatal égoïsme a étouffé le sentiment le plus généreux. Les hommes éclairés, qui savent combien révolutions les plus étonnantes ont souvent de petites causes, ne me démentiront pas. Oui, je le soutiens, c’est dans nos amusemens tristes et frivoles, qu’il faut chercher la cause de cette inertie et de cette langueur qui nous tuent.

Metatextualität► Je ferai voir dans un autre discours, combien ces jeux que la Gréce sembloit donner à l’univers, rendirent ses républiques guerrières et florissantes. ◀Metatextualität C’est dans une vaste enceinte, c’est en présence de tout un peuple que le cœur s’échauffe, que l’ame s’agrandit. Princes, si vous ne voulez pas commander [182] à des esclaves, si vous voulez gouverner des hommes, honorez leurs jeux de votre présence ; donnez des prix à la force, à l’adresse, au courage ; vos sujets vous aimeront et ne vous craindront plus. Dans les paix, vos états seront remplis de citoyens, et tous courront aux armes si vous déclarez la guerre. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1