Le Spectateur français avant la révolution: XX. Discours.
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Livello 1
XX. Discours. Sur le malheur de la Beauté
indigente.
Livello 2
Emporté dans le torrent
dans cette enceinte rétrécie, où la poussière épaissit l’air
qu’on y respire ; dans ce lieu si bizarrement nommé Wauhsal, où
tant d’hommes qui veulent échapper à l’ennui, se saluent sans se
voir, se cherchent sans s’aimer. J’examinois ces femmes que
l’art a défigurées, dont la démarche est si fière, et le regard
si assuré. Je me disois, que de peines, que d’efforts pour surmonter la timidité de la vertu, et la
modestie de l’innocence ! que de graces sacrifiées au préjugé et
au desir de l’imitation ! Pendant que j’étois occupé de ces
pensées, je vis paroître une femme mise assez simplement : une
jeune personne qui avoit à peine quinze ans, parée de toutes les
graces dont la nature peut embellir son chef-d’œuvre, sembloit
marcher sous ses auspices : ce rouge tendre qui colore la rose
qui vient de s’épanouir, n’est pas plus vif, plus éclatant que
celui qui étoit répandu sur ses joues : de ces yeux à
demi-baissés, partoient ces traits brillans que la beauté lance
à ceux qui la contemplent. Tout le monde envisageoit avec
intérêt cette aimable enfant ; un murmure d’admiration se
faisoit entendre, et appelloit la foule ; le desir brilloit dans
tous les yeux ; de vieux célibataires qui la faisoient observer,
ne se souvenoient plus de leurs années ; des jeunes gens
cherchoient à l’intéresser par la noblesse de leur air et le bon
goût de leurs ajustemens ; des financiers calculoient, en
l’examinant, ce que pouvoient valoir son déshonneur. Pour moi,
pénétré du plus vif intérêt, je me disois, dans ce lieu si
rempli, où l’opulence se porte en foule, ne se trouvera-t-il pas un homme assez riche, assez généreux, pour ravir
à l’opprobre, au malheur, une créature si belle, si accomplie ?
Pourquoi souffre-t-on qu’un être aussi méprisable, que cette
malheureuse femme, corrompe ce qu’il y a de plus beau dans la
nature ? qu’elle mette à prix ce que l’amour seul peut acheter.
Hélas ! dans le moment où je faisois cette réflexion, un riche
vieillard éblouit les yeux de la vile créature qui conduisoit la
jeune victime qui devoit être immolée à la débauche : elles les
suivirent . . . . . Vertu aimable et compatissante, tu as
disparu de dessus la terre ; elle n’est plus habitée que par le
crime. En vain la nature fait entendre ses gémissemens, elle est
sacrifiée à l’intérêt. Les hommes corrompus n’ouvrent plus leur
cœur qu’à des desirs honteux. Semblable à ces animaux qui
mugissent dans la prairie, la beauté ne fait qu’exciter leur
ardeur. Enlever aux larmes, au mépris une jeune personne que la
misère, que le malheur a soumise au vice artificieux, est un
plaisir dont ils n’ont pas d’idée. Je ne connois point de pays,
il n’y a jamais eu un siècle où toutes les graces réunies à la
vertu, à l’honnêteté, pussent moins garantir de
l’opprobre celle qui les rassemble, que celui où je vis : elle
n’a plus à choisir qu’entre la honte et la plus affreuse
misère ; il faut qu’elle vive deshonorée, ou qu’elle s’éteigne
dans l’indigence. Les femmes sont à son égard aussi inflexibles
que les hommes ; les unes, en la dédaignant, semblent vouloir
lui faire un crime de ses charmes, et les autres ne lui tendent
que des pièges.