Le Spectateur français avant la révolution: XIX. Discours.

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XIX. Discours. Sur l’Amour et l’Amitié.

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Toutes les réflexions sur l’amitié ne valent pas un ami ; toutes les dissertations sur l’amour ne nous feront pas goûter ses douceurs. Mais tant de gens parlent de leurs amis, tant de femmes abusées se flattent d’avoir un amant, que j’ai cru pouvoir hazarder quelques idées sur ces deux sentimens qui devroient élever l’humanité, et faire son bonheur. L’amour et l’amitié ne peuvent régner qu’entre deux cœurs sensibles et vertueux : l’amour semble être plus particulièrement la passion des ames sensibles, et l’amitié celle des ames vertueuses. Le plus souvent c’est la sympathie qui fait naître l’amour ; ce sont les sens qui l’occupent, l’estime l’entretient et le fortifie. Il est certain que presque toujours deux personnes qui s’aiment ont senti l’une pour l’autre, dès la première fois qu’elles se sont vûes, cet intérêt dont il faut chercher la cause dans les secrets ressorts qui font agir notre cœur. L’amour le plus violent, le plus difficile à déraciner, est celui qui naît le plus subitement. C’est ici le lieu d’observer qu’il ne faut pas toujours juger les femmes d’après la facilité que l’on a eue d’en faire la conquête : celle qui s’est rendue le plus vîte, n’est souvent pas la plus méprisable. L’hypocrisie montre pour l’ordinaire plus de scrupule que la vertu même. Un amour platonicien purement métaphysique, n’est pas dans la nature ; ou bien alors, ce n’est plus amour, c’est amitié. Il est pourtant vrai de dire que l’amour est agréable, en raison de la délicatesse qu’on y apporte. Deux personnes d’esprit paroissent moins faites pour l’inconstance, parce que nécessairement elles doivent se suffire davantage l’une à l’autre. L’amour que l’on ressent pour un objet que l’on méprise, n’est qu’une effervescence du tempérament proportionné au plaisir physique que l’on espère goûter dans ses bras. L’amour qui n’est fondé que sur la beauté, peut tout au plus durer autant qu’elle ; mais il ne lui survit jamais. « L’amour est à l’ame de celui qui aime, dit un auteur de nos jours, ce que l’ame est au corps de celui qu’elle anime. Comme ce seroit, ajoute-t-il, un vice de conformation pour le corps que d’être inepte à la génération, c’en est un aussi pour l’ame que d’être incapable d’aimer. » La première idée du cœur, c’est qu’il est fait pour s’unir à un autre cœur. L’homme bien né, du moment qu’il peut se connoître, jette les yeux autour de lui, pour chercher un objet auquel il puisse s’attacher. On a dit que l’amour étoit la fièvre de la raison : c’est une fièvre dont je guérirois bien vîte, si j’en étois seul attaqué. Je ne conçois pas qu’on puisse conserver de la passion pour ce qui ne nous aime pas. C’est, pour me servir de l’expression du bon homme Brantôme,

Zitat/Motto

« vouloir allumer son flambeau avec une torche éteinte. »
Une coquette souvent, en feignant de partager notre mal, envenime nos blessures ; mais l’illusion n’est pas longue, et la raison vient nous guérir.

Zitat/Motto

« On n’aime bien qu’une seule fois, dit Labruyère ; c’est la première »
 : je crois qu’il a raison. Celui qui a eu l’expérience d’un grand amour, sait mettre un frein à ses transports ; le premier feu de ses passions est amorti : et plus on a vécu, plus on donne difficilement son estime. On cesse d’aimer, ou en perdant l’objet de son amour, on en reconnoissant qu’il n’en étoit pas digne. Dans le premier cas, le souvenir de son amour suffit pour remplir le cœur ; dans le second, le malheureux succès de notre première passion nous fait craindre de nous tromper encore, et nous éloigne d’un autre. Ne pourroit-on pas dire aussi qu’une première passion use le cœur, comme les premières débauches usent les sens ? Otez les sens de l’amour, mettez à la place une confiance entière, et ce sera l’amitié. L’amitié est l’ouvrage de l’esprit et du cœur tout-à-la-fois ; l’amour, celui du cœur seulement. Je n’approuve pas toutes les autres distinctions que l’on a faites de ces deux sentimens ; on les a opposés l’un à l’autre par des antithèses plus ingénieuses que justes. Il ne faut pas confondre l’amitié avec ce qu’on appelle liaison, avec cette tendresse naturelle des enfans pour leurs pères, des pères pour leurs enfans, avec cette affection qui nous attache à ceux qui nous ont obligés. Ce qui forme nos liaisons est un commerce qui ne regarde que l’esprit, et dans lequel le cœur n’entre pour rien. La tendresse paternelle et l’amour filial sont des sentimens essentiels que la nature a imprimés dans tous les cœurs, et où il ne peut entrer, ni cette confiance générale, ni cette communication des plus secrettes pensées de la part des pères, ni ce droit d’avertissement de la part des enfans. La reconnoissance n’est que dans celui qu’on a obligé ; elle est en vertu de cette obligation qu’on voudroit même quelquefois avoir à tout autre ; elle est un devoir plus ou moins scrupuleusement rempli par l’ame plus ou moins délicate : elle est une dette qu’il faut acquitter, sans pourtant qu’elle soit exigible. L’amitié est un sentiment qui prend sa source dans le cœur, qui produit une confiance réciproque ; c’est un attachement qui n’est point un devoir, mais une preférence volontaire. L’amitié souvent naît aussi, comme l’amour, de la sympathie. Si on me presse de dire pourquoi nous nous aimons, dit Montagne, en parlant de son ami, je sens que cela ne peut s’exprimer qu’en répondant, parce que c’étoit lui, parce que c’étoit moi. Quoique cette sympathie naisse ordinairement d’une conformité de sentiment, de caractère, et qu’il semble qu’aimer les gens par sympathie, ce soit, comme je l’ai lu quelque part, chérir sa ressemblance ; il peut se faire pourtant que l’amitié régne entre un homme prodigue et un homme économe, entre un homme bouillant et un autre plus tranquille. Mais comme l’estime est à l’amitié même plus essentielle qu’à l’amour, on peut conclure qu’elle ne peut unir deux cœurs vicieux, deux ames corrompues. Peut-on avoir plusieurs amis ? question peut-être assez inutile : on trouve si rarement l’occasion d’en avoir un ! Il en doit être de l’amitié comme de l’amour. Si ce dernier sentiment ne peut être partagé, pourquoi l’autre pourroit-il l’être ? Comme il n’y a dans l’amour de plus que dans l’amitié que les sens, il faudroit qu’ils fussent la seule cause de cette délicatesse, pour qu’elle ne se trouvât pas dans l’amitié. Un ami peut donc être jaloux de son ami, comme un amant l’est de sa maîtresse. L’amitié veut une confiance entière ; c’est cette confiance qui en est le charme. Si un ami ne doit rien avoir de caché pour son ami : celui qui en aura deux aura au moins de caché pour l’un les secrets de l’autre ; et si leurs intérêts viennent à être opposés, que fera-t-il alors ? L’amitié peut régner entre deux personnes d’un sexe différent ; mais il est souvent trop doux d’avoir une belle amie.