Le Spectateur français avant la révolution: XVIII. Discours.
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XVIII. Discours. Il faut être deux1.
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Racconto generale
Lucile, veuve à vingt-deux ans d’un
époux triste et jaloux, goûtoit depuis long-temps le charme
de l’indépendance. Attachée à cette chaîne brillante que
l’on nomme le grand monde, le plaisir voloit à sa voix. Elle
étoit riche et belle. Quelles raisons pour être environnée
d’adorateurs ! Tous flattoient sa vanité, mais pas un d’eux
n’intéressoit son cœur : la triste indifférence flétrissoit
les jeux que l’opulence faisoit naître. Fatiguée de ne voir
que des femmes dévorées de vapeurs, de petits abbés
ridiculement ennuyeux, des officiers mécontens, elle s’écria
dans un moment de vérité : ô la sotte chose que le monde !
Ses yeux s’arrêtèrent par hazard sur une
brochure du jour ; le charme d’une agréable solitude y étoit
heureusement peint. Je veux aussi le goûter, dit-elle, ce
charme si vanté ; j’irai à ma campagne toute seule ; je
parcourrai mon parc ; mon esprit ne sera point troublé dans
ces douces chimères. Hélas ! souvent elles sont au-dessus de
la réalité : je jouirai à mon aise du spectacle de la
nature. Ici je suis partout renfermée dans des prisons : si
je vais au spectacle, je me trouve serrée dans une loge ; si
je reste chez moi, des murs dorés arrêtent mes regards ; mes
glaces ne me répètent que les mêmes objets ; eh ! quels
objets ? . . . . Lucile étoit emportée dans ses desirs. Vite
elle sonne ; ses gens accourent ; elle ordonne que l’on
mette ses chevaux à sa voiture ; elle y fait porter quelques
livres. Ses femmes exécutent promptement ses ordres, la
suivent : elle monte dans son carrosse et s’éloigne de
Paris ; elle voudroit déjà être arrivée à sa petite
campagne ; elle brûle de respirer l’air suave qui s’élève du
sein des fleurs ; elle ne veut plus entendre que le bruit
des sources jaillissantes ; elle découvre déjà
les montagnes qui dominent sur de vastes plaines tapissées
de verdure ; ses yeux suivent dans la prairie le gibier qui
la parcourt sans crainte ; l’ai retentit du chant de
l’alouette, qui fuit et s’élève d’une aile légère : tous ces
objets qui se succédent ravissent son ame. C’étoit peut-être
la première fois que d’un œil attentif elle avoit contemplé
la nature ; elle voit, elle éprouve qu’on ne l’a point
trompée. Déjà sur la pente d’un côteau elle apperçoit une
maison ombragée d’arbres touffus ; son cœur palpite, c’est
sa jolie retraite qui s’est offerte à ses regards ; ses
chevaux, d’un pas précipité, la portent en un instant dans
ce lieu charmant. A peine est-elle descendue de sa voiture,
qu’elle vole à son sallon ; bientôt elle le quitte pour
aller dans son jardin : ses yeux enchantés sondent avec
plaisir la profondeur des allées ; elle les parcourt d’un
air libre et d’un pas léger ; elle est toute surprise de se
voir seule sous ses épaisses charmilles que les rayons du
jour ne peuvent pénétrer. Fatiguée de sa course, elle
s’arrête sur une petite élévation. Un gazon, dont l’éclat de quelques fleurs coupe agréablement
la verdure, l’invite à s’asseoir ; elle se repose sur ce
tapis que la nature lui présente ; elle contemple
long-temps, et la vaste étendue d’un ciel pur, et la terre
que le printemps a parée de ses fleurs ; le silence qui
l’environne dispose son ame à une douce mélancolie ; mille
idées confuses enveloppent son esprit. Etonnée de son
trouble, elle fait quelques efforts pour le dissiper ; elle
se lève et traverse lentement les allées qu’elle avoit
parcourues si rapidement : la joie ne brille déjà plus dans
ses yeux. De retour dans son sallon, on lui couvre sa table
de mets auxquels elle touche à peine : elle craint que
l’ennui ne la ramène à la ville. Quelle légèreté !
s’écrie-t-elle ; quelle inconstance ! Ces plaisirs si doux
que je me promettois, qui m’empêche de les goûter ? En
disant cela, elle sort pour retourner à son jardin ; elle
apperçoit au loin deux enfans qui jouoient dans un champ :
une petite paysanne jettoit de l’herbe à son frère qui la
poursuivoit et la faisoit tomber. Je le vois, se dit Lucile
en soupirant, il faut être deux. Elle rougit
de cette réflexion, et poursuit sa promenade, le cœur
pénétré sans pouvoir démêler le sujet de sa mélancolie. Le
hazard conduisit ses pas dans une de ses avenues. Ses
regards, éteints par l’indifférence, n’étoient plus charmés
du spectacle de la nature ; tous les objets lui paroissoient
confus. Ensevelie dans une rêverie profonde, elle en fut
arrachée par des clameurs qui vinrent frapper ses oreilles ;
elle leva les yeux ; elle apperçut une voiture renversée que
des chevaux furieux emportoient, malgré les efforts du
postillon. Saisie, émue, elle appelle ses gens qui volent au
secours du voyageur. Elle s’aproche : heureusement les
soupentes de la voiture s’étant rompues, la caisse se
détacha, et celui qui y étoit renfermé ne fut point blessé !
Lucile lui offrit sa maison pour retraite, en attendant que
sa chaise fût racommodée. Un homme d’une figure noble, d’une
taille intéressante, touché de son honnêté, accepta ses
offres et lui donna la main pour ramener chez elle. Il
badina avec esprit sur son accident, sur
l’heureux hazard qui l’avoit exposé à ses regards
compatissans. Il dit à Lucile mille choses agréables, qui
furent écoutées avec intérêt. Il admira la situation de sa
petite maison ; il en trouva les embellissemens d’un goût
exquis. Cependant, le jour commençoit à baiser ; Lucile
voyoit déja avec inquiétude les approches de la nuit. Cet
homme si aimable, si léger, qui oublioit près d’elle, et lui
faisoit oublier les heures qui s’écouloient trop rapidement,
elle ne pouvoit pas le garder chez elle. Que diroit-on ? Le
monde saisit et rassemble avec tant de plaisir toutes les
apparences du mal ! Son esprit s’exerce si agréablement sur
des soupçons ! Ce départ précipité et mystérieux, cette
solitude rompue si à propos par un homme charmant, que de
preuves pour des petites maîtresses, pour des hommes du
jour ! Tout cela faisoit craindre à Lucile de retenir son
voyageur, qui ne pensoit plus ni à ses chevaux fougueux, ni
à sa chaise brisée. Mais, comment le renvoyer ? Le ciel
sembloit être pour lui ; il commençoit à se charger de
nuages épais ; des feux qui en éclairoient le sombre
faisoient craindre un orage ; bientôt le
tonnerre fit entendre ses éclats effrayans. Lucile étoit
tremblante ; son jeune hôte la rassuroit avec tant de
graces ; il lui pourvoit avec tant d’esprit que la foudre ne
devoit intimider que les coupables ; qu’une femme qui
exerçoit une hospitalité si généreuse, dont la maison étoit
ouverte aux malheureux voyageurs ; ne devoit point craindre
le courroux du ciel. Hélas ! répondit Lucile, je crains bien
que vous louez comme une vertu, ne paroisse un crime aux
yeux des hommes. Son aimable hôte lui fit sentir combien des
êtres aussi prompts dans leurs soupçons, si inconséquens
dans leurs conjectures, méritoient peu d’égards. Lucile
l’écouta, le combattit, et finit par se rendre. Elle lui fit
préparer un lit dans un appartement fort éloigné du sien.
Quelle distance pour l’amour ! lui qui de ses ailes franchit
en un instant tous les intervalles rapides. Lucile, qui
s’intéressoit déjà beaucoup au sort du voyageur dont elle
enchainoit les pas, lui demanda s’il devoit aller bien
loin ? en partant de Paris, lui répondit-il, je me proposois
d’aller en Italie, pour admirer cette belle
contrée qui renferme tant de merveilles ; mais, ajouta-t-il,
quand je parcourrois tout le globe, que verrois-je de plus
intéressant que ce qui s’est offert à mes regards ? Ses yeux
s’arrêtèrent aussi-tôt sur ceux de Lucile, qui baissa les
siens en rougissant. Tous deux gardèrent quelque temps le
silence ; Lucile voulit le rompre ; mais son embarras
trahisoit son cœur. Eh bien, dit-elle, vous irez donc
admirer et les superbes tableaux de Raphaël, et les horreurs
du Vésuve ! N’allez pas trop vous approcher de sa bouche
enflammée. Il étoit pour moi si doux de rester, répliqua
tendrement Valcour ; ( c’étoit le nom du voyageur ) pourquoi
me renvoyez-vous si vite en Italie ? Mais, reprit Lucile,
vous êtes bien libre de n’y pas aller. Libre ! . . . . Ah !
continua-t-il du ton le plus aimable, est-il possible de
vous voir et de l’être encore ? Lucile détourna la tête et
sonna pour faire servir le souper. Elle fut pendant tout le
repas d’un enjoument, d’une gaîté délicieuse. Valcour
mettoit moins de légèreté dans ses idées, mais plus de
sentiment. Sa voix douce et pénétrante
ajoutoit encore aux charmes de ses expressions, et les
rendoit plus séduisantes. Après le souper, Lucile engagea
Valcour à se retirer de bonne heure dans son appartement,
pour s’y reposer. Valcour la regarda tendrement, sans lui
répondre. Un instant après, comme elle le pressoit encore,
il prit sur sa main un baiser, en lui disant : je m’éloigne
de vous, mais je ne m’en sépare pas. De tous ces riens, pas
un seul n’échappoit aux regards de Lucile, dont le cœur
étoit encore plus ému que mille idées vinrent charmer son
imagination. Tout l’intéressoit dans sa nouvelle conquête,
et son air noble et honnête, et la justesse de ses idées, et
la sensibilité de son ame, et la douceur de sa voix, et
l’heureux choix de ses expressions ; mais si elle pensoit au
hasard qui l’avoit conduit chez elle, aux soupçons que cette
aventure si singulière pouvoit faire naître, elle
frémissoit. Lorsqu’elle abandonnoit ensuite son esprit à
l’affreuse pensée de voir disparoître pour des années,
peut-être pour toujours, l’homme qui l’avoit
enchantée, alors son cœur se flétrissoit, le sourire
s’envoloit de dessus ses lèvres, et ses yeux brillans se
couvroient du nuage de la douleur. Lucile passa dans son
appartement, pour prendre du repos : un tendre souvenir, un
sentimens inquiet, portèrent le trouble dans ses sens ; elle
se leva pour respirer sur son balcon un air plus frais.
L’orage étoit dissipé ; le ciel parsemé d’étoiles, brilloit
de l’éclat le plus pur ; la lumière entrecoupée par des
arbrisseaux, formoit sur le gazon des ombres inégales ; tout
invitoit à jouir de la fraîcheur de la nuit. Lucile fut
tentée de descendre dans son jardin ; elle résista
long-temps à son desir, mais le desir l’entraîna ; elle se
promena pendant quelques instans avec sécurité. Au détour
d’une allée, elle entendit un bruit léger, elle s’arrêta
toute tremblante ; l’instant d’après elle entrevit quelqu’un
s’approcher ; elle voulut crier, mais la frayeur éteignit sa
voix ; elle voulut faire quelques pas, mais ses genoux
fléchirent sous elle ; elle se sentit aussi-tôt soutenue et
doucement pressée ; elle revint et reconnue qu’elle étoit
dans les bras de Valcour, qui faisoit tous ses
efforts pour la rassurer. Elle lui fit des reproches de son
imprudence. Il s’excusa si heureusement ; il lui fit sentir
avec tant d’art la cause de son insomnie, il lui demanda
pardon d’un air si intéressant, qu’on lui sut gré de sa
faute. Il s’assit près de Lucile, et dans le silence de la
nuit, il osa lui parler de l’amour dont il eprouvoit les
agitations, il lui peignit avec tant de grace, et l’état de
son cœur, et les charmes du bonheur auxquels il aspiroit ;
il lui découvrit des desseins si purs, si honnêtes ; il se
montra si tendre, si pressant ; il conjura sa chère
maîtresse avec tant d’instance, qu’elle lui répondit en
soupirant, et d’une voix basse : est-il bien vrai que vous
m’aimiez ? . . . . . Les plus tendres carresses furent les
preuves que Valcour donna à Lucile de son sincère
attachement : il lui jura, en prenant le ciel à témoin,
qu’il n’avoit jamais aimé qu’elle ; que toutes les femmes ne
lui avoient inspiré jusqu’alors que le desir de l’instant :
que cette indifférence avoit fait naître en lui le dessein
de voyager, jusqu’à ce qu’une femme belle et sensible fixât
ses pas errans. Hélas ! poursuivit Valcour, je
n’osois espérer de le trouver, ce trésor précieux ! Un autre
me le raviroit-il ? En parlant, Valcour couvroit de baisers
la main de Lucile. Mais il n’est pas encore à vous, lui dit
Lucile, d’un air riant, ce trésor si précieux. En achevant,
elle se leva pour se retirer : Valcour voulut l’arrêter,
mais elle échappa de ses bras, et monta à son apartement,
sans penser au danger qu’elle avoit couru ; le cœur rempli
de son amant, elle s’endormit dans l’espérance de le voir
bientôt son époux. Le lendemain, Valcour, qui ne vouloit
plus voyager, demanda à Lucile la permission de lui tenir
compagnie : elle le refusa, mais son refus valoit mieux
qu’une invitation : Valcour resta, et tout occupé de ses
projets, il pressa Lucile d’accélérer son bonheur. Quoi ! si
vîte, lui répondit-elle ; Mais à peine nous
reconnoîtrions-nous, si nous nous séparions, Eh puis se
marier à mon âge ! . . . . . Elle sourit, regarda Valcour en
rougissant : son teint animé par l’amour et le desir, étoit
plus brillant que le tendre éclat de la rose. Pendant que
Valcour insistoit, que Lucile se défendoit, on entendit le
bruit d’un carrose qui entroit dans la
cour ; deux femmes en descendent ; un chevalier de Malte qui
veut leur donner la main, peut à peine les suivre. Le salon
retentit de leur voix : où est-elle cette belle solitaire ?
Ah ! dit l’une en appercevant Lucile et Valcour qui
s’avancent, voilà qui est admirable ! Un rendez-vous dans
les formes. Eh mais, ma bonne amie ; nous avons oublié de
demander si vous étiez visible. Je suis très-visible, répond
Lucile ; et fort discréte, réplique l’autre en l’embrassant.
Le chevalier de Malte qui reconnoît Valcour, n’en peut
croire ses yeux. Quoi ! s’écrie-t-il, sommes-nous en
Italie ? Nous sommes bien mieux ici, lui répond-t-il ; il
conte aussi-tôt à son ami son heureux accident. Pendant
qu’il parle, les femmes l’examinent ; dans les transports de
sa joie, il laisse entrevoir ses espérances. Je veux aussi
aller à ma campagne, dit une des amies de Lucile, qui étoit
veuve depuis quelque temps ; pourquoi un voyageur ne
verseroit-il pas aussi à ma porte ? Le hazard nous sert
quelquefois bien heureusement. Après toutes
ces petites agaceries qui furent bientôt épuisées, on se
promena à l’entrée du parc, en attendant l’heure du dîner.
Une des femmes ayant remarqué un endroit où le gazon
paroissoit flétri, s’écria en riant : Seroit-ce ici que le
voyageur auroit versé ? C’étoit précisément la place où
Lucile et Valcour s’étoient reposés la nuit dernière. Vous
avez, lui dit Lucile, une imagination assez folle. Cette
idée plaisante en fit naître mille plus extravagantes
encore. On vint dévorer le repas qui étoit servi. Lucile se
disoit tout bas, en observant Valcour : oui, il faut être
deux. Les amans retournèrent le soir à la ville, et l’hymen,
quelques jours après, serra les nœuds qu’un amour si imprévu
venoit de former.
1Si ce conte, que j‘insérai dans un ancien Mercure, a reparu dans le Spectateur, c’est parce qu’il peignoit assez bien nos mœurs.