Cita bibliográfica: Jacques-Vincent Delacroix (Ed.): "XVIII. Discours.", en: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\018 (1795), pp. 154-167, editado en: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Ed.): Los "Spectators" en el contexto internacional. Edición digital, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4127 [consultado el: ].
Nivel 1►
XVIII. Discours.
Il faut être deux1 .
Nivel 2►Relato general► Lucile, veuve à vingt-deux ans d’un époux triste et jaloux, goûtoit depuis long-temps le charme de l’indépendance. Attachée à cette chaîne brillante que l’on nomme le grand monde, le plaisir voloit à sa voix. Elle étoit riche et belle. Quelles raisons pour être environnée d’adorateurs ! Tous flattoient sa vanité, mais pas un d’eux n’intéressoit son cœur : la triste indifférence flétrissoit les jeux que l’opulence faisoit naître.
Fatiguée de ne voir que des femmes dévorées de vapeurs, de petits abbés ridiculement ennuyeux, des officiers mécontens, elle s’écria dans un moment de vérité : ô la sotte chose que le monde ! [155] Ses yeux s’arrêtèrent par hazard sur une brochure du jour ; le charme d’une agréable solitude y étoit heureusement peint. Je veux aussi le goûter, dit-elle, ce charme si vanté ; j’irai à ma campagne toute seule ; je parcourrai mon parc ; mon esprit ne sera point troublé dans ces douces chimères. Hélas ! souvent elles sont au-dessus de la réalité : je jouirai à mon aise du spectacle de la nature. Ici je suis partout renfermée dans des prisons : si je vais au spectacle, je me trouve serrée dans une loge ; si je reste chez moi, des murs dorés arrêtent mes regards ; mes glaces ne me répètent que les mêmes objets ; eh ! quels objets ? . . . .
Lucile étoit emportée dans ses desirs. Vite elle sonne ; ses gens accourent ; elle ordonne que l’on mette ses chevaux à sa voiture ; elle y fait porter quelques livres. Ses femmes exécutent promptement ses ordres, la suivent : elle monte dans son carrosse et s’éloigne de Paris ; elle voudroit déjà être arrivée à sa petite campagne ; elle brûle de respirer l’air suave qui s’élève du sein des fleurs ; elle ne veut plus entendre que le bruit des sources [156] jaillissantes ; elle découvre déjà les montagnes qui dominent sur de vastes plaines tapissées de verdure ; ses yeux suivent dans la prairie le gibier qui la parcourt sans crainte ; l’ai retentit du chant de l’alouette, qui fuit et s’élève d’une aile légère : tous ces objets qui se succédent ravissent son ame. C’étoit peut-être la première fois que d’un œil attentif elle avoit contemplé la nature ; elle voit, elle éprouve qu’on ne l’a point trompée. Déjà sur la pente d’un côteau elle apperçoit une maison ombragée d’arbres touffus ; son cœur palpite, c’est sa jolie retraite qui s’est offerte à ses regards ; ses chevaux, d’un pas précipité, la portent en un instant dans ce lieu charmant. A peine est-elle descendue de sa voiture, qu’elle vole à son sallon ; bientôt elle le quitte pour aller dans son jardin : ses yeux enchantés sondent avec plaisir la profondeur des allées ; elle les parcourt d’un air libre et d’un pas léger ; elle est toute surprise de se voir seule sous ses épaisses charmilles que les rayons du jour ne peuvent pénétrer. Fatiguée de sa course, elle s’arrête sur une petite élévation. Un gazon, dont [157] l’éclat de quelques fleurs coupe agréablement la verdure, l’invite à s’asseoir ; elle se repose sur ce tapis que la nature lui présente ; elle contemple long-temps, et la vaste étendue d’un ciel pur, et la terre que le printemps a parée de ses fleurs ; le silence qui l’environne dispose son ame à une douce mélancolie ; mille idées confuses enveloppent son esprit. Etonnée de son trouble, elle fait quelques efforts pour le dissiper ; elle se lève et traverse lentement les allées qu’elle avoit parcourues si rapidement : la joie ne brille déjà plus dans ses yeux.
De retour dans son sallon, on lui couvre sa table de mets auxquels elle touche à peine : elle craint que l’ennui ne la ramène à la ville. Quelle légèreté ! s’écrie-t-elle ; quelle inconstance ! Ces plaisirs si doux que je me promettois, qui m’empêche de les goûter ? En disant cela, elle sort pour retourner à son jardin ; elle apperçoit au loin deux enfans qui jouoient dans un champ : une petite paysanne jettoit de l’herbe à son frère qui la poursuivoit et la faisoit tomber. Je le vois, se dit Lucile en soupirant, il faut être [158] deux. Elle rougit de cette réflexion, et poursuit sa promenade, le cœur pénétré sans pouvoir démêler le sujet de sa mélancolie.
Le hazard conduisit ses pas dans une de ses avenues. Ses regards, éteints par l’indifférence, n’étoient plus charmés du spectacle de la nature ; tous les objets lui paroissoient confus. Ensevelie dans une rêverie profonde, elle en fut arrachée par des clameurs qui vinrent frapper ses oreilles ; elle leva les yeux ; elle apperçut une voiture renversée que des chevaux furieux emportoient, malgré les efforts du postillon. Saisie, émue, elle appelle ses gens qui volent au secours du voyageur. Elle s’aproche : heureusement les soupentes de la voiture s’étant rompues, la caisse se détacha, et celui qui y étoit renfermé ne fut point blessé ! Lucile lui offrit sa maison pour retraite, en attendant que sa chaise fût racommodée. Un homme d’une figure noble, d’une taille intéressante, touché de son honnêté, accepta ses offres et lui donna la main pour ramener chez elle. Il badina avec esprit sur son accident, sur [159] l’heureux hazard qui l’avoit exposé à ses regards compatissans. Il dit à Lucile mille choses agréables, qui furent écoutées avec intérêt. Il admira la situation de sa petite maison ; il en trouva les embellissemens d’un goût exquis. Cependant, le jour commençoit à baiser ; Lucile voyoit déja avec inquiétude les approches de la nuit. Cet homme si aimable, si léger, qui oublioit près d’elle, et lui faisoit oublier les heures qui s’écouloient trop rapidement, elle ne pouvoit pas le garder chez elle. Que diroit-on ? Le monde saisit et rassemble avec tant de plaisir toutes les apparences du mal ! Son esprit s’exerce si agréablement sur des soupçons ! Ce départ précipité et mystérieux, cette solitude rompue si à propos par un homme charmant, que de preuves pour des petites maîtresses, pour des hommes du jour ! Tout cela faisoit craindre à Lucile de retenir son voyageur, qui ne pensoit plus ni à ses chevaux fougueux, ni à sa chaise brisée. Mais, comment le renvoyer ? Le ciel sembloit être pour lui ; il commençoit à se charger de nuages épais ; des feux qui en éclairoient le sombre faisoient [160] craindre un orage ; bientôt le tonnerre fit entendre ses éclats effrayans. Lucile étoit tremblante ; son jeune hôte la rassuroit avec tant de graces ; il lui pourvoit avec tant d’esprit que la foudre ne devoit intimider que les coupables ; qu’une femme qui exerçoit une hospitalité si généreuse, dont la maison étoit ouverte aux malheureux voyageurs ; ne devoit point craindre le courroux du ciel. Hélas ! répondit Lucile, je crains bien que vous louez comme une vertu, ne paroisse un crime aux yeux des hommes. Son aimable hôte lui fit sentir combien des êtres aussi prompts dans leurs soupçons, si inconséquens dans leurs conjectures, méritoient peu d’égards. Lucile l’écouta, le combattit, et finit par se rendre. Elle lui fit préparer un lit dans un appartement fort éloigné du sien. Quelle distance pour l’amour ! lui qui de ses ailes franchit en un instant tous les intervalles rapides.
Lucile, qui s’intéressoit déjà beaucoup au sort du voyageur dont elle enchainoit les pas, lui demanda s’il devoit aller bien loin ? en partant de Paris, lui répondit-il, je me proposois d’aller en Italie, [161] pour admirer cette belle contrée qui renferme tant de merveilles ; mais, ajouta-t-il, quand je parcourrois tout le globe, que verrois-je de plus intéressant que ce qui s’est offert à mes regards ? Ses yeux s’arrêtèrent aussi-tôt sur ceux de Lucile, qui baissa les siens en rougissant. Tous deux gardèrent quelque temps le silence ; Lucile voulit le rompre ; mais son embarras trahisoit son cœur. Eh bien, dit-elle, vous irez donc admirer et les superbes tableaux de Raphaël, et les horreurs du Vésuve ! N’allez pas trop vous approcher de sa bouche enflammée. Il étoit pour moi si doux de rester, répliqua tendrement Valcour ; ( c’étoit le nom du voyageur ) pourquoi me renvoyez-vous si vite en Italie ? Mais, reprit Lucile, vous êtes bien libre de n’y pas aller. Libre ! . . . . Ah ! continua-t-il du ton le plus aimable, est-il possible de vous voir et de l’être encore ? Lucile détourna la tête et sonna pour faire servir le souper. Elle fut pendant tout le repas d’un enjoument, d’une gaîté délicieuse. Valcour mettoit moins de légèreté dans ses idées, mais plus de sentiment. Sa voix [162] douce et pénétrante ajoutoit encore aux charmes de ses expressions, et les rendoit plus séduisantes.
Après le souper, Lucile engagea Valcour à se retirer de bonne heure dans son appartement, pour s’y reposer. Valcour la regarda tendrement, sans lui répondre. Un instant après, comme elle le pressoit encore, il prit sur sa main un baiser, en lui disant : je m’éloigne de vous, mais je ne m’en sépare pas. De tous ces riens, pas un seul n’échappoit aux regards de Lucile, dont le cœur étoit encore plus ému que mille idées vinrent charmer son imagination. Tout l’intéressoit dans sa nouvelle conquête, et son air noble et honnête, et la justesse de ses idées, et la sensibilité de son ame, et la douceur de sa voix, et l’heureux choix de ses expressions ; mais si elle pensoit au hasard qui l’avoit conduit chez elle, aux soupçons que cette aventure si singulière pouvoit faire naître, elle frémissoit. Lorsqu’elle abandonnoit ensuite son esprit à l’affreuse pensée de voir disparoître pour des années, peut-être pour toujours, l’homme [163] qui l’avoit enchantée, alors son cœur se flétrissoit, le sourire s’envoloit de dessus ses lèvres, et ses yeux brillans se couvroient du nuage de la douleur.
Lucile passa dans son appartement, pour prendre du repos : un tendre souvenir, un sentimens inquiet, portèrent le trouble dans ses sens ; elle se leva pour respirer sur son balcon un air plus frais. L’orage étoit dissipé ; le ciel parsemé d’étoiles, brilloit de l’éclat le plus pur ; la lumière entrecoupée par des arbrisseaux, formoit sur le gazon des ombres inégales ; tout invitoit à jouir de la fraîcheur de la nuit. Lucile fut tentée de descendre dans son jardin ; elle résista long-temps à son desir, mais le desir l’entraîna ; elle se promena pendant quelques instans avec sécurité. Au détour d’une allée, elle entendit un bruit léger, elle s’arrêta toute tremblante ; l’instant d’après elle entrevit quelqu’un s’approcher ; elle voulut crier, mais la frayeur éteignit sa voix ; elle voulut faire quelques pas, mais ses genoux fléchirent sous elle ; elle se sentit aussi-tôt soutenue et doucement pressée ; elle revint et reconnue qu’elle étoit dans les bras de Valcour, [164] qui faisoit tous ses efforts pour la rassurer. Elle lui fit des reproches de son imprudence. Il s’excusa si heureusement ; il lui fit sentir avec tant d’art la cause de son insomnie, il lui demanda pardon d’un air si intéressant, qu’on lui sut gré de sa faute. Il s’assit près de Lucile, et dans le silence de la nuit, il osa lui parler de l’amour dont il eprouvoit les agitations, il lui peignit avec tant de grace, et l’état de son cœur, et les charmes du bonheur auxquels il aspiroit ; il lui découvrit des desseins si purs, si honnêtes ; il se montra si tendre, si pressant ; il conjura sa chère maîtresse avec tant d’instance, qu’elle lui répondit en soupirant, et d’une voix basse : est-il bien vrai que vous m’aimiez ? . . . . . Les plus tendres carresses furent les preuves que Valcour donna à Lucile de son sincère attachement : il lui jura, en prenant le ciel à témoin, qu’il n’avoit jamais aimé qu’elle ; que toutes les femmes ne lui avoient inspiré jusqu’alors que le desir de l’instant : que cette indifférence avoit fait naître en lui le dessein de voyager, jusqu’à ce qu’une femme belle et sensible fixât ses pas errans. Hélas ! poursuivit Valcour, je [165] n’osois espérer de le trouver, ce trésor précieux ! Un autre me le raviroit-il ? En parlant, Valcour couvroit de baisers la main de Lucile. Mais il n’est pas encore à vous, lui dit Lucile, d’un air riant, ce trésor si précieux. En achevant, elle se leva pour se retirer : Valcour voulut l’arrêter, mais elle échappa de ses bras, et monta à son apartement, sans penser au danger qu’elle avoit couru ; le cœur rempli de son amant, elle s’endormit dans l’espérance de le voir bientôt son époux.
Le lendemain, Valcour, qui ne vouloit plus voyager, demanda à Lucile la permission de lui tenir compagnie : elle le refusa, mais son refus valoit mieux qu’une invitation : Valcour resta, et tout occupé de ses projets, il pressa Lucile d’accélérer son bonheur. Quoi ! si vîte, lui répondit-elle ; Mais à peine nous reconnoîtrions-nous, si nous nous séparions, Eh puis se marier à mon âge ! . . . . . Elle sourit, regarda Valcour en rougissant : son teint animé par l’amour et le desir, étoit plus brillant que le tendre éclat de la rose. Pendant que Valcour insistoit, que Lucile se défendoit, on entendit le [166] bruit d’un carrose qui entroit dans la cour ; deux femmes en descendent ; un chevalier de Malte qui veut leur donner la main, peut à peine les suivre. Le salon retentit de leur voix : où est-elle cette belle solitaire ? Ah ! dit l’une en appercevant Lucile et Valcour qui s’avancent, voilà qui est admirable ! Un rendez-vous dans les formes. Eh mais, ma bonne amie ; nous avons oublié de demander si vous étiez visible. Je suis très-visible, répond Lucile ; et fort discréte, réplique l’autre en l’embrassant. Le chevalier de Malte qui reconnoît Valcour, n’en peut croire ses yeux. Quoi ! s’écrie-t-il, sommes-nous en Italie ? Nous sommes bien mieux ici, lui répond-t-il ; il conte aussi-tôt à son ami son heureux accident. Pendant qu’il parle, les femmes l’examinent ; dans les transports de sa joie, il laisse entrevoir ses espérances. Je veux aussi aller à ma campagne, dit une des amies de Lucile, qui étoit veuve depuis quelque temps ; pourquoi un voyageur ne verseroit-il pas aussi à ma porte ? Le hazard nous sert quelquefois bien heureusement.
[167] Après toutes ces petites agaceries qui furent bientôt épuisées, on se promena à l’entrée du parc, en attendant l’heure du dîner. Une des femmes ayant remarqué un endroit où le gazon paroissoit flétri, s’écria en riant : Seroit-ce ici que le voyageur auroit versé ? C’étoit précisément la place où Lucile et Valcour s’étoient reposés la nuit dernière. Vous avez, lui dit Lucile, une imagination assez folle. Cette idée plaisante en fit naître mille plus extravagantes encore.
On vint dévorer le repas qui étoit servi. Lucile se disoit tout bas, en observant Valcour : oui, il faut être deux. Les amans retournèrent le soir à la ville, et l’hymen, quelques jours après, serra les nœuds qu’un amour si imprévu venoit de former. ◀Relato general ◀Nivel 2 ◀Nivel 1
1Si ce conte, que j‘insérai dans un ancien Mercure, a reparu dans le Spectateur, c’est parce qu’il peignoit assez bien nos mœurs.