Le Spectateur français avant la révolution: XI. Discours.
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XI. Discours.
Sur les Supplices.
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Un homme qui, n’ayant aucune idée de
la mort, verroit pour la première fois tomber à ses pieds et
mourir un être semblable à lui, resteroit immobile d’étonnement
et d’horreur. Quoique cette impression terrible s’affoiblisse et
s’use insensiblement, quoique l’habitude nous familiarise avec
cet affreux spectacle, l’effroi qu’il nous inspire encore suffit
pour nous faire juger de la force étrange de ce sentiment,
lorsqu’il entra pour la première fois dans le cœur d’un homme,
et qu’il fut forcé de s’avouer la nécessité de mourir aussi
lui-même. De quelle nature furent donc les sentimens des
spectateurs du premier supplice, lorsqu’ils virent un homme
plein de jeunesse et de vie, égorgé de sang-froid par un autre
homme au nom de la société, et passer en un instant sous leurs
yeux de l’échafaud dans la tombe ! Quelle foule de réflexions
tristes et sombres ils durent remporter dans leur
ame, sur la société, sur les loix, sur la vie, sur les misères
de l’humanité ! Dans quelles transes doit être pressé le cœur
d’un juge sensible, qui, pour la première fois, condamne un
homme à être mort à telle heure ! Que ces premières réflexions
arrêtent le lecteur, et qu’il se livre un moment à ses pensées.
Le vrai but des loix pénales, le seul qu’une société d’hommes,
c’est-à-dire, d’êtres sensibles et raisonnables, puisse avouer
son répugnance, c’est sans doute de prévenir le crime futur par
la punition du coupable actuel. Je n’aime point à penser que la
loi ôte la vie à un homicide, uniquement par compensation de
celle qu’il a arrachée. La loi du talion, pour être juste, doit
avoir ou la passion pour excuse, ou un Dieu pour auteur. Plus
prompt et plus heureux que mon aggresseur, je le préviens, et
lui porte le coup de la mort qu’il vouloit me donner, voilà
l’excuse de la nature et l’effet du mouvement d’une crainte
impérieuse à laquelle je ne peux désobéir, et dont je ne peux me
repentir. Chez les Juifs, on rendroit œil pour œil, dent pour
dent. Cette loi n’avoit rien que de très conséquent
dans l’espèce de gouvernement de ce peuple : il étoit
théocratique ; Dieu étoit le seul roi, le seul chef, le seul
législateur ; et comme il a un droit incontestable sur la vie et
la mort de ses créatures, il pouvoit sans injustice établir la
loi du talion. Mais la justice de cette loi paroîtra-t-elle
aussi évidente dans des gouvernemens où les hommes sont
législateurs, et ne se conduisent que par des principes et des
motifs purement humains ? Sans m’engager dans cette discussion,
plus curieuses aujourd’hui qu’elle ne pourroit être utile, du
moins peut-on assurer que s’il étoit possible d’être certain,
d’un côté, que le premier crime d’un assassin sera le dernier,
de l’autre, que l’exemple de son impunité n’entraînera aucune
conséquence funeste, la société n’auroit alors aucune raison
légitime pour le priver de la vie ; et quand même on
soutiendroit qu’à la rigueur elle en a le droit, elle n’auroit
plus de motif pour en user. La nécessité des supplices n’a donc
de fondemens raisonnables que sur les risques de l’impunité, sur
le besoin d’effrayer les méchans par la terreur. Ce remède ne
coûtet-il pas assez à l’humanité, pour mériter,
pour attirer l’attention continuelle des législateurs, et les
engager à examiner s’il n’y en auroit pas de plus doux qui
rempliroient le même objet ? Je vois des savans occupés à
recueillir une suite d’observations sur les variations
qu’éprouve l’athmosphère dans les cours d’une année, à calculer
la quantité de pluie qui tombe sur la terre. J’en vois d’autres
tenir, plus utilement peut-être, un registre des maladies qui
affligent l’humanité, du nombre des hommes qui naissent ou qui
meurent dans l’espace d’une année et présenter ces observations
à la physique et à la médecine ; mais je ne vois personne chargé
de nombrer les malheureux qui périssent chaque année sur
l’échafaud, de rendre compte au gouvernement des progrès de leur
scélératesse, des causes morales et politiques qui les ont en
partie déterminée de juger par le détail des circonstances où le
hazard les a jettés, si la faute est uniquement de l’homme, et
si les loix n’y auroient aucun part. Si l’on ouvroit les annales
de la justice criminelle, on y verroit souvent que de toutes les
causes qui ont concouru à préparer le crime, à le
commettre, l’infortuné dont la main l’a produit, et qui en est
seul la victime, en est peut-être la cause la moins coupable et
la moins libre ; on verroit par quel degré il a été conduit
d’égarement en égarement, dans quelles circonstances il s’est
trouvé placé, quelles fautes les autres hommes ont à se
reprocher vis-à-vis de lui, quels abus il pourroit lui-même
reprocher aux loix et au gouvernement sous lequel il a vécu ;
car, il n’est pas douteux qu’il ne puisse y avoir et qu’il n’y
ait réellement certaines loix qui mettent l’homme dans une
espèce de nécessité de commettre le crime. Il ne faut qu’une
mauvaise loi pour transformer en criminels une multitude
d’honnêtes gens. Les siècles s’éclairent de plus en plus ; les
arts et les sciences marchent toutes de front, en se
perfectionnant. Les hommes portent sur tous les objets de leurs
connoissances le flambeau d’une raison plus active et plus
épurée : la politique et la législation commencent même à
souffrir ces lumières, et paroissent disposées à en profiter. On
convient que des principes sages et raisonnés sont préférables à
une aveugle routine. On retranche, on ajoute, on
modifie, on s’agite en tous sens pour trouver un mieux, dont on
entrevoit la possibilité, tantôt par un sentiment confus, tantôt
par un tact sûr et distinct ; mais de toutes les parties de la
législation, les loix pénales sont encore les plus négligées :
la portion la plus terrible du pouvoir semble être celle qui
s’est toujours exercée avec le plus d’indifférence. Mille savans
tournent leurs efforts vers la mécanique, inventent et
multiplient sans cesse des machines nouvelles pour épargner le
temps de l’homme et ménager son travail, en lui associant le
secours et la force des êtres passifs et inanimés ; mais à peine
une ou deux voix se sont fait entendre pour indiquer les moyens
d’épargner le sang des hommes qui coule, en pleine paix, dans
toutes les villes du royaume. O toi, éloquent et sensible
Servan ! que fais-tu maintenant dans la solitude vertueuse d’où
nous t’avons déjà une fois entendu parler pour l’humanité ? Les
peines, les cachots se remplissent tous les jours d’une foule de
malheureux qui ne doivent plus est sortir que pour aller mourir.
L’échafaud est à peine abattu qu’il faut le
relever. Dans les grandes villes, il se passe peu de jours où
l’on n’entende une voix sinistre crier aux citoyens qu’une de
leurs concitoyens va périr : une suite de criminels se succède
dans les supplices, presque sans interruption, et ces fréquentes
exécutions ne semblent plus être aujourd’hui qu’une sorte de
spectacle réglé pour le peuple. Le coupable doit périr, puisque
la loi le condamne et que la sûreté commune demande sa mort ;
mais la société qui est obligée de se détruire ainsi en détail,
pour se conserver en entier, n’en est pas moins à plaindre, et
ceux qui sont chargés de son bonheur ne doivent pas croire que
tous leurs devoirs se bornent à punir. Qu’on retranche de la
vie, presque sans pitié, les monstres de méchanceté qui, dans
l’espèce humaine, semblent former une espèce à part, dont les
ames atroces paroissent prédestinées pour le crime, et ne
connoître de jouissance agréable que celle du mal ; mais tous
les criminels ne sont point des scélérats. Combien y en a-t-il
qui, vertueux une grande partie de leur vie, n’ont été coupables
qu’un instant ? La passion, le besoin, plus impérieux qu’elle,
peuvent pousser une ame honnête à un forfait dont
elle ne se croyoit pas capable, même après qu’il est commis. On
a établi un tarif de peines pour chaque action qu’on a jugé
contraire au repos de la société ; mais le remarque avec
étonnement qu’on ne s’est point occupé des moyens de prévenir
les crimes. On ne s’informe point des causes particulières, et
souvent répétées, qui conduisent un homme à cette action qu’il
doit payer de sa vie. Dès que la loi a détruit le coupable
qu’elle a pu saisir, elle se repose et ne songe pas à désarmer
cet autre qui ne l’est pas encore, mais qui est prêt à le
devenir. Lettre D’un grand Amateur de la Langue Latine.
Entretien Avec un Ministre disgracié.
Nível 3
Carta/Carta ao editor
Monsieur le Spectateur, ce que
je vais vous confier est de la plus grande importance :
jamais projet pareil au mien n’est entré dans la tête de
personne. Ce n’est pas des dettes de l’état que je veux
vous parler ; je ne m’occupe que des
miennes. Ce n’est pas non plus de la diminution des
impôts que je vous entretiendrai ; malheureusement cela
ne me regarde guère ! Ce n’est pas un nouveau projet de
paix perpétuelle que je veux établir ; j’ai assez de
peine à l’entretenir dans mon ménage. Avant que d’entrer
en matière, dites-moi, Monsieur, un homme qui logeroit
dans une maison étroite, mal meublée, peu riante, et qui
en verroit une magnifique, richement décorée, embellie
par le goût et délaissée de tout le monde, ne feroit-il
pas bien de s’y loger et d’abandonner la sienne ? Eh
bien ! Monsieur, ce que je propose est tout aussi
simple ; mais avant de vous mettre au fait, je veux
encore vous dire qui je suis. Un homme qui a trouvé une
idée aussi heureuse que celle dont je vais vous faire
part, mérite bien d’être connu. Je ne vous parlerai pas
de ma famille ; je n’ai jamais vu que ma mère ; mais
c’est ce que nous avons de plus sûr. Un abbé qui venoit
souvent la voir, voulut bien se charger de me faire
faire mes études ; il me fit ensuite recevoir
maître-ès-arts, et à l’aide de ses protections, je fus
assez heureux pour obtenir une chaire dans un collège de
Paris. J’ai professé trente ans ; jugez si
je sais le latin et connois les auteurs qui ont écrit
dans cette langue, si belle et si négligée ! Elle m’a
toujours paru si supérieure à la nôtre, que je n’ai
jamais traduit que du français en latin. Si mon projet
réussit, mon travail ne sera pas inutile un jour. La
tête remplie de mes occupations et de mes grandes idées,
je n’avois jamais fait attention aux femmes. Et en
effet, Monsieur, quel intérêt peut-on prendre à une
créature ignorante, qui ne connoît pas Horace et
Virgile ? Il y a grande apparence que je ne me serois
jamais marié, si je n’eusse vu chez un professeur de mes
amis une jeune personne qui parloit latin comme Ciceron.
J’avoue que son doux langage me séduisit ; sa bouche,
quoiqu’un peu grande, sembloit s’embellir lorsqu’elle me
récitoit les vers de Catulle. Transporté d’admiration,
je brûlois de lui dire : Da mihi basia mille. En me
mariant avec elle, j’ai cru épouser une parente d’Ovide.
Avec quelle joie je promis de lui être
fidèle ! Hélas ! l’ingrate ! elle me fit la même
promesse ! . . Ah ! crudele genus, nec fidum fœmina
nomen ! Mais je ne veux plus vous occuper de mon projet.
Cette maison étroite et gênante dont je vous ai parlé,
c’est notre langue française dont les difficultés sont
si décourageantes pour les étrangers, qui est si
stérile, si peu harmonieuse, et qui met notre
imagination à la gêne. La maison richement meublée,
spacieuse et abandonnée, c’est la langue latine qui
appartient primo occupanti. Pourquoi donc tardons-nous à
nous en emparer ? Concevez-vous, Monsieur, combien cette
idée est heureuse ? combien il est important qu’un autre
peuple n’en profite pas avant nous ? Quel honneur
sera-ce pour nous de compter parmi nos écrivains tous
les auteurs du siècle d’Auguste ? Nous nous hâterons de
mettre les belles tragédies de Corneille, de Racine, de
Crébillon en vers latins. Monsieur de Voltaire traduira
les siennes et son poëme, qui ne cédera pas alors à
l’Enéide. On distribuera aux professeurs de tous les
collèges nos meilleurs auteurs, pour
présenter leurs idées dans une langue qui leur convient.
Pour moi, Monsieur, j’ai un zèle si actif, que je
m’engage à traduire le dictionnaire encyclopédique : ma
femme se chargera de l’histoire naturelle ; M. de Buffon
est trop galant pour s’y opposer. Nos jeunes professeurs
ne demanderont pas mieux que de traduire le Sopha, les
Confessions du comte de . . . et toutes ces jolies
bagatelles que l’esprit a enfantées, et que le goût
chérit. Voilà, Monsieur, le projet que je propose à la
France : il n’y pas un bon citoyen, pas un homme éclairé
qui ne doive en desirer l’exécution.
Narração geral
Diálogo
Pendant mon séjour à la
campagne, j’allai me promener dans un parc dont on
m’avoit vanté la beauté et l’étendue ; j’en parcourois
librement les magnifiques allées sans
rencontrer personne ; je jouissois seul, et des
richesses de la nature, et des beautés de l’art. Après
avoir admiré long-temps tout ce que l’opulence peut
commander au besoin et obtenir du génie, je voulus
gagner la porte par laquelle j’étois entré. Mes
recherches furent vaines : il fallut me résoudre à
diriger mes pas vers le château. En avançant,
j’examinois l’élégance du bâtiment et sa belle
exposition. Quel dommage, me disois-je, que ce lieu soit
habité par l’ennui et les regrets ! En effet, c’étoit-là
qu’un ministre exilé achevoit de mourir. Depuis qu’il
avoit été précipité du sommet des grandeurs dans l’abime
de l’oubli, il étoit devenu foible et languissant comme
l’oiseau superbe qui planoit au haut des airs, et qu’un
plomb meurtrier vient d’atteindre : son aîle brisée ne
le soutient plus et l’entraîne vers la terre ; en vain
il échappe à l’œil qui le cherche ; il ne fait plus que
gémir et regretter l’usage de ses aîles. Ces pensées
ralentissoient ma marche. Je considérois tristement tout
ce qui environnoit ce séjour de mélancolie. Je touchois
déjà à la grille du château, lorsque j’apperçus le
maître qui rentroit chez lui. En passant
près de moi, il me salua et me demanda, d’un air
honnête, si c’étoit lui ou son parc que j’étois venu
voir. Ma réponse lui plut. Il me proposa de me montrer
un cabinet d’histoire naturelle rempli de choses
précieuses. Je crus flatter sa vanité en acceptant son
offre. Après avoir rendu hommage à son opulence et à son
goût, je le priai de souffrir que je le quittasse. Il me
fit promettre de le venir voir. Deux jours après,
j’allai lui rendre visite. Il me reçut avec un air
d’égalité qui m’intéressa : il m’entretint long-temps
des révolutions arrivées dans le ministère depuis son
exil. Il hasarda de me parler de son pouvoir évanoui, de
sa splendeur éclipsée. Dans ce château solitaire, vous
voyez, me dit-il d’un ton affligé, un homme à qui de
vastes appartemens ne suffisoient pas pour contenir la
foule de ses courtisans ; aujourd’hui il est délaissé.
Il a passé ses plus beaux jours à faire des heureux ;
les ingrats ne se souviennent plus de ses bienfaits. M.
le comte, lui répliquai-je avec douceur, n’auriez-vous
pas souvent accordé vos faveurs aux sollicitations, à
l’intrigue, quelquefois même à la flatterie ? Quand cela
seroit, me répondit-il en serois-je moins
leur bienfaiteur ? Non, répartis-je, parce que celui qui
exige de l’homme qu’il s’avilisse, avant que de
l’obliger, lui ôte plus qu’il ne lui donne. La franchise
de mes réponses fit plaisir au ministre disgracié :
depuis qu’il n’étoit plus dans le pays des illusions et
du mensonge, il s’étoit réconcilié avec la vérité. Mais,
reprit le comte, comment excuserez-vous tous ces lâches
amis, qui sembloient m’être si dévoués dans le moment de
ma faveur, de mon élévation, et qui, en voyant celui de
ma chûte, se sont réjouis de ma disgrace, se sont
disputé mes honneurs, et s’opposent peut-être à mon
retour ? Je vous répondrai que vos amis n’étoient que
ceux du ministre, et ils le sont encore : il n’y a que
vous qui ayez changé. Adorateurs de la fortune, un autre
reçoit leurs hommages et leur encens ; ils l’environnent
respectueusement jusqu’à ce que la divinité qui règne
sur le cœur des hommes l’éloigne pour jamais de sa
présence. Alors, ils l’oublieront, et iront en foule se
prosterner aux genoux de son nouveau favori. Convenez
donc que l’humanité est bien vile !
Pourquoi lui faites-vous ce reproche ? Ne
conserve-t-elle pas le souvenir de ceux qui se sont
occupés de son bonheur ? Ne l’entendez-vous pas tous les
jours faire l’éloge des bons ministres ? Elle
n’abandonne à l’oubli que ceux qui n’ont voulu que
dominer sur elle. Elle jouit de leur abaissement, parce
qu’elle se croit vengée de leur mépris ; elle rit de
leurs peines, parce qu’ils n’ont point été touchés des
siennes, qu’ils en ont souvent aggravé le poids. Mais
elle suivroit, jusques dans son exil et en versant des
larmes, le ministre dont les faveurs n’auroient été
obtenues que par le mérite, qui auroi rejetté avec
mépris les fades adulations de l’intrigue et de
l’ambition, qui se seroit toujours montré le défenseur
du peuple, le protecteur des loix et l’ami des hommes.
Le moment de la chûte des autres seroit celui de son
élévation ; ce qui seroit la punition des exactions, de
l’orgueil et des détours, deviendroit la récompense de
la vertu et le repos de l’équité. De la vertu, de
l’équité, reprit le comte, en élevant les mains ! Ah !
mon ami, si vous saviez combien il est difficile d’être
vertueux dans une cour où le vice prend les formes les plus attrayantes ; d’être équitable,
lorsque l’injustice vous sollicite sans cesse, et met
quelquefois, pour vous séduire, les honneurs et les
richesses à vos pieds ! Cela peut être ; mais,
qu’importe à ceux qui souffrent, la raison qui les prive
des secours qu’ils ont le droit d’attendre ? Convenez
aussi, ai-je ajouté, que souvent vous vous êtes joué de
la foule qui vous environnoit ; que vous avez donné plus
de momens à votre gloire, à vos honneurs, qu’aux
intérêts du peuple ; que vous avez plus adroitement fait
jouer les ressorts de la politique pour abaisser vos
ennemis, que pour humilier ceux de l’état ; pour élever
vos proches, que pour récompenser l’honneur et
encourager la bravoure ? Je conviens que si j’eusse cru
ma fortune inébranlable, j’aurois conçu de plus grands
projets, exécuté des choses plus utiles ; mais, mon ami,
la crainte d’être disgracié sera toujours pour un
ministre un spectre effrayant, qui aliénera son esprit.
Que ne vous reposiez-vous sur l’équité, sur la
bienfaisance ! Avec ces deux appuis vous vous seriez
soutenu contre les foibles attaques de la
cabale et de l’intrigue. La vertu et la franchise sont
des armes terribles qui épouvantent et déconcertent
l’intrigue : lorsqu’on lui oppose l’artifice, elle se
réjouit, parce qu’elle sait mieux l’employer, et qu’elle
est assurée de terrasser tôt ou tard son adversaire. Que
n’ai-je été plutôt persuadé de ces vérités, s’écria le
ministre ! Puis, continuant d’un air ouvert : j’ai
répété mille fois que je devois à mes ennemis le bonheur
et la tranquillité de mes jours ; que la cour étoit une
mer orageuse qui exposoit au plus grand danger tous ceux
qui se confioient à son calme perfide. Cependant je vous
avoue que la solitude m’attriste, que j’aimerois encore
mieux passer mes jours dans le trouble que dans l’ennui.
Si vous ne rappelez la fortune, lui répliquai-je, que
pour qu’elle vous rende le pouvoir d’être utile aux
hommes, j’unirai mes vœux aux vôtres ; mais si vous ne
regrettez que ses faveurs et votre élévation, ceux qui
vous remplacent ont au moins les mêmes vertus, et je ne
puis que vous plaindre, vous, vos successeurs et
l’humanité.