Le Spectateur français avant la révolution: IX. Discours.
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Niveau 1
IX. Discours.
Suite de la réfutation du Systême de la Nature.
Niveau 2
Je ne me flatterai point d’avoir
renversé le nouveau systême de la nature, parce que j’ai hasardé
quelques réflexions sur cet ouvrage. Un édifice vaste et solide
n’est pas consumé par des étincelles ; une flamme active et
dévorante peut seule ébranler ses fondemens, et le faire rentrer
dans la poussière. J’aime à croire que l’auteur du nouveau
systême de la nature n’a pas voulu enhardir le méchant, briser
le frein qui l’arrête, et lui faire goûter cette paix, cette
insouciance que l’habitude du crime donne au coupable. Il n’a
pas prévu qu’un jour le généreux citoyen, qui brave la haine et
persécution ; que l’homme vertueux qui souffre, sans murmurer,
les malheurs attachés à son existence, sentiroient leurs ames
flétries de tristesse, en voyant un nuage épais s’arrêter sur
cet avenir brillant qui faisoit leur espoir et
nourrissoit leur courage. Il a cru rendre l’homme moins
malheureux, en dissipant ses frayeurs, ses incertitudes ; mais
il n’a pas senti qu’en le fixant à la terre, il l’arrêtoit dans
un séjour de peine et d’injustices ; qu’en détruisant
l’espérance de cette heureuse égalité, qui donne à l’esclave la
force de supporter sa chaîne, il étouffoit cette voix qui dit à
l’opprimé : Tu seras un jour vengé. Suivant l’auteur du nouveau
systême à la nature, l’homme n’est point libre ; esclave de ses
sens, il n’obéit jamais qu’à l’impulsion qu’il en reçoit ; mille
causes secrettes agissent sur lui et le déterminent à son insçu
c’est un aveugle qui, changeant de guide, marche, tantôt sur un
sentier hérissé d’épines quelquefois sur la pelouse ; c’est à sa
nature modifiée d’une manière quelconque, qu’il doit, et ses
vertus, et ses vices ; c’est elle qui est le principe
irrésistible de toutes ses actions, et même de ses pensées.
Ecrivain exact et méthodique, penseur profond, c’étoit donc à
l’impulsion de vos sens que vous cédiez, lorsque vous jettiez
sur le papier vos premières idées ; que vous traciez à plan de cet ouvrage écrit avec tant de force et de
génie ? C’étoit la nature outragée, inconnue, qui vous forçoit à
prendre sa défense, à renverser l’idole que l’homme adoroit. Si
vous n’avez pu résister à cette puissance qui gouverne tous les
êtres, qui osera vous en faire un crime ? quel tyran sera assez
injuste pour vous en punir ? Mais cet homme, ébloui par l’éclat
des pierreries, ébranlé par le desir de les posséder, en
étendant la main sur l’écrin qui en est enrichi, ne dira-t-il
pas aussi qu’il n’a fait que céder au mouvement de la nature ?
que ce sont ses yeux enchantés qui l’on jetté dans le délire,
qui ont dissipé toutes ses idées de justice ? Ne prouvera-t-il
pas que le charme agissant plus puissamment sur lui que la
crainte, il a dû nécessairement voler, et qu’il n’est pas plus
coupable que le roseau qui plie sous le vent auquel il ne peut
résister ? En suivant la chaîne de ces idées, le sage que l’or
ne peut dégrader, que l’espoir des honneurs ne peut avilir, ne
seroit que le rocher qui s’est élevé sous la main puissante de
la nature, et oppose sa masse énorme à la fureur des flots. Le
conquérant qui dévaste les provinces, qui submerge
tout un peuple dans des flots de sang, ne devroit pas inspirer
plus d’horreur qu’un tourbillon de feu qui brûle et consume
nécessairement tout ce qu’il rencontre. Le courtisan fourbe et
artificieux ne sera pas plus méprisable que le sable mouvant que
l’onde entraîne dans son cours. Ne dites pas, homme vrai, que
vous avez obéi à la nature, en écrivant ; c’est elle que vous
avez soumise ; elle vous annonçoit la haine et la persécution,
vous avez étouffé sa voix, et surmonté les craintes qu’elle vous
inspiroit. Elle avoit cédé aux leçons de l’enfance ; vous l’avez
forcée de rejetter les premières idées qu’elle avoit adoptés :
elle avoit plié le genou devant la divinité ; vous vous êtes
élancé avec fureur sur son image, et vous l’avez déchirée aux
yeux de ses admirateurs. Vous vous êtes trompé ; vous avez cru
terrasser, dissiper les ennemis de l’humanité et vous n’avez
fait que lui en donner de plus terribles. Hélas ! je le sais, la
religion n’est pas toujours un frein pour le coupable ;
l’usurier se mêle avec la foule qui pénètre dans les temples, et
va ensuite exprimer le sens de l’indigence. On a vu
des soldats vainqueurs élever vers l’Eternel des mains teintes
du sang des hommes. Le ministre lui-même se joue quelquefois des
vérités qu’il enseigne, et méprise le peuple qui l’écoute. Mais
combien d’hommes foibles sont arrêtés par la crainte de
l’avenir ! Combien de femme n’osent admettre dans la couche
nuptiale l’amant qui les en conjure, parce qu’elles prévoyent
déjà les remords et la honte qui suivroient leur faute ! Combien
de malheureux porteroient sur leur cœur un fer homicide, s’ils
ne redoutoient l’Etre puissant qui leur ordonne de supporter la
vie !