Le Spectateur français avant la révolution: VIII. Discours.
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VIII. Discours.
Sur les Tragédies nouvelles.
Level 2
Nous nous donnerons bien de garde de
nous hâter de porter notre jugement sur une pièce nouvelle, et
sur-tout de critiquer le dénoûment. Aujourd’hui les auteurs en
ont deux ou trois dans leur porte-feuille, qu’ils essayent
tout-à-tour. Si la mort d’un prince qui se poignarde produit un
effet désagréable à la première représentation, le public, à la
seconde, a le plaisir de levoir vivre, et c’est sur un autre que
l’auteur fait tomber sa colère. Autrefois, lorsqu’un journaliste
vouloit rendre compte d’une Tragédie et suivre la chaîne de
l’action, il pouvoit savoir à quoi s’en tenir ; maintenant les
Poëtes semblent se plaire à lui donner le démenti. S’il s’avise
de trouver la marche de la pièce un peu traînante, l’auteur
retranche de son poëme, tout-à-coup, cinq à six cent vers,
supprime tout ce qui sembloit languissant, et le
pauvre censeur est ensuite bien surpris de ne plus voir ce qui
alimentoit sa critique de cette petite espièglerie est
<sic> au reste aussi bien trouvée, pour dérouter cette
mesure ardente qui suit avec tant de fureur tout ce qu’elle voit
passer dans le champ de la littérature.
Quelques jours après la première représentation, dans le moment
où j’étais le plus content de ma critique, où je m’applaudissois d’avantage de mes réflexions sur la nouvelle
pièce, je me trouvai devant la Comédie Française ; c’étoit
l’heure du spectacle ; j’y entrai. Quel fut mon étonnement,
lorsqu’à la fin du cinquième acte je ne vis plus le jeune prince
se donner la mort, lorsque j’apperçus ce pontife triomphant fuir
devant le peuple en fureur, lorsque j’entendis le Grand-Prêtre
rompre ces sermens qui font un crime de l’amour à la beauté
gémissante ! Je restai tout honteux, et m’en allai en sachant
très-mauvais gré à l’auteur d’avoir dissipé en un moment mes
savantes observations, et encore plus de n’avoir pas fait usage
de mon idée foudroyante.
Entretien
Metatextuality
L’Auteur des Druides vient de me donner le change
d’une manière bien piquante. Je me flattois d’avoir montré
un goût exquis, en observant dans une de mes feuilles que la
mort du rince qui se poignardois amenoit un dénoûment cruel
et invraisemblable. J’ajoutois que cette pièce semble être
le triomphe du fanatisme ; qu’il auroit fallu que le pontife
sanguinaire fut victime de sa fureur. Je lui avois même
trouvé un genre de mort assez neuf. L’œil est déjà
familiarisé avec le poignard, avec la coupe empoisonnée, que
j’imaginois qu’il ne seroit pas très-ridicule de profiter du
tonnerre qu’on fait entendre, et de ces éclairs qui brillent
peut-être un peu trop souvent sur la Scène Française.
Metatextuality
Je prie
les jeunes auteurs qui enrichissent notre théâtre,
lorsqu’ils feront jouer une pièce nouvelle, de vouloir me
donner leur dernier mot, et de ne me plus compromettre avec
mes souscripteurs. Ils doivent sentir de quelle importance
il est pour le Spectateur de ne pas s’écrier sur la mort
d’un jeune guerrier, brave, vertueux, et que deux jours
après le public a le plaisir de voir rester vivant.
Lettre.
Citation/Motto
Ex tuis te’ convertam hortulis
dedacamque Académiam perpauculis paulus
(Cicer. De legib. lib. 1)
Level 3
Letter/Letter to the editor
Monsieur, J’approche de
soixante ans ; j’ai le visage frais, quoiqu’un peu ridé,
le front élevé et chauve, l’œil bleu, le sourcil encore
noir ; mes cheveux que l’âge a blanchis ne m’ont pas
quitté tous, et je les garde par respect pour l’ouvrage
de la nature que j’ai craint de défigurer. Quoiqu’un peu
babillard, je me mêle de réfléchir. J’ai passé les deux
tiers de ma vie dans les cafés, et je me changerai
volontiers, si vous l’agréez, d’être votre correspondant
pour ce monde subalterne que vous dédaignez. J’ai cru
devoir, avant tout, vous mettre au fait de ma figure. On
écoute avec plus de plaisir quand on est en pays de
connoissance. Le visage court et l’humeur taciturne du
Spectateur Anglais m’amusent beaucoup, et
je le lis avec plus de plaisir quand j’ai appris qu’il
ne sait pas parler. Je suis fâché qu’étant résolu de
vous taire sur votre manière d’être, vous n’ayez pas au
moins eu recours au burin de Longueilet aux crayons
d’Eisen. La figure d’un spectateur ne peut manquer
d’être singulière. Mais, revenons aux cafés, à ces
asyles que vous prétendez n’être habités que par des
troupes de gens oisifs qui déraisonnent avec
assurance1; vous
ne craignez pas de les mettre au-dessous de ce monde
brillant, où, suivant vous, les tableaux varient à
chaque instant, où les ridicules se succèdent si
rapidement. Il ne me sera pas difficile de vous prouver
l’injustice de cette préférence. Oui, Monsieur, vous
avez mal vu ; vous vous êtes laissé entraîner par un
préjugé qu’ont accrédité ces femmes qui, sans cesse
environnées de beaux esprits, rendent leur oracle dans
un boudoir parfumé, et veulent paroître encourager les
talens naissans. Comment est-il possible que cette scène
vous offre des tableaux variés ? Tous
ces visages factices qui composent vos cercles, se
tiennent réciproquement dans une respectueuse
contrainte. Vous n’osez parler sans avoir reçu le
coup-d’œil d’approbation de celle qui préside
l’assemblée. Vos sentimens doivent se plier à ses
préjugés ; on ne vous permet qu’une philosophie
d’étiquette. Le précepteur d’Emile, transplanté à l’une
de ces tables voluptueuses et brillantes, hazarde
quelques idées fortes : un mot le condamne silence : la
morale de Zénon n’est pas faite pour la table d’un
receveur des deniers publics. Cette politesse frivole et
superficielle qu’affichent les merveilleux que vous
vantez, voile les défauts sans les corriger, pallit les
vices sans en diminuer la noirceur. C’est un vernis
mordant qui altère les couleurs, confond les traits, ne
laisse aux personnages qu’une ennuyeuse uniformité, et
leur être cet air de fraîcheur et de vie qu’un génie
créateur leur avoit donné. Caton sortit du théâtre
lorsqu’il s’apperçut que sa présence et son austérié
gênoient la gaîté licencieuse du peuple romain. Je ne puis me persuader, Monsieur, que votre
figure ne soit souvent déplacée dans ce tourbillon
voluptueux que vous examinez de préférence. Des vices
odieux et bas, de petites jalousies, des intrigues
mesquines, peuvent-ils développer votre physionomie ? On
doit vous trouver souvent l’air rêveur et taciturne.
Vous paroissez arriver d’un autre monde. Croyez-moi,
faites-vous justice ; quittez avant que l’on vous
quitte. Sortez des bosquets d’Epicure ; je veux vous
conduire dans les jardins de l’Académie, au Portique, au
Lycée. Si quelque nom plus digne de respect se
présentoit à ma mémoire, je ne l’ometterois pas. Tous
vos pas, Monsieur, vont être marqués par de nouveaux
plaisirs. C’est ici que Rousseau couvoit et nourrissoit
la flamme dont il se préparoit à foudroyer Lamothe ;
c’est là que Gacon aiguisoit ses griffes, et se
préparoit à déchirer ; c’est dans ce coin que méditoit
Marivaux ; c’est sur ce tabouret que Fontenelle digéra
pendant quatre-vingts ans. O monsieur le Spectateur !
n’avez-vous point été saisi d’un enthousiasme religieux,
quand vos pieds ont touché le seuil de ce temple enfumé qu’habite encore le génie de ces
grands hommes ?2
N’allez pas vous persuader que nos assemblées ayent
dégénéré ; on y voit toujours régner la même chaleur. Si
vous n’appercevez parmi nous aucun de ces élus que
l’Immortalité introduit dans son sanctuaire, nous n’en
sommes que plus heureux. Le front ceint de lauriers,
comme les premiers Césars, ils affectoient, à leur
exemple, une autorité despotique sur la république
littéraire. Nous goûtons toutes les douceurs de la
liberté, depuis qu’ils se sont condamnés à un exil
volontaire. C’est dans nos assemblées que l’on pèse le
mérite avec une exactitude scrupuleuse. Les cafés sont
l’utile creuset où l’or se sépare du cuivre qui l’imite.
Dans ces sociétés que je vous ai fait quitter, tous les
jugemens sont dictés par une aveugle amitié, ou par une
lâche complaisance : le flatteur le plus bas paroît
toujours l’esprit le plus sublime. Ici l’on ne trouve
bon que ce qui plait ; on distingue la fadeur du
sentiment, le sublime de l’enflure ; on ne
pardonne pas la dureté du rithme en faveur de la force
prétendue des idées. Ici sont rédigés les arrêts que le
parterre prononce ; ici sont réformés les jugemens de ce
que j’entends nommer, je ne sais trop pourqoui, la bonne
compagnie. Éclairés par une longue expérience,
inaccessibles à l’adulation, nos sentences sont toujours
munies du sceau de la vérité. Peut-être, monsieur le
Spectateur, serez-vous un peu scandalisé des
déclamations épisodiques, des criailleries, des
invectives qui raniment de temps en temps nos
discussions littéraires ; mais au moins vous avouerez
que ces hors-d’œuvres ne sont que plaisans. Que
pourroient-ils avoir d’avilissant ? Nous n’avons pour
spectateurs que nos égaux, sujets aux mêmes infirmités
et prompts à les pardonner. Ces combats non sanglans ne
servent point à dilater la rate d’un riche vaporeux, et
nos champions ne sont pas des coqs toujours prêts à
combattre pour égayer la digestion du Trimaleion qui les
nourrit. Oui, Monsieur, ces hommes, que vous prétendez
avoir acquis le privilège de déraisonner assidument
autour d’une table, conservent plus de
cette fierté généreuse, de cette noble audace qui
assurent les succès des enfans du génie, que ces
littérateurs rampans qui achètent un dîner splendide au
prix de leur liberté. Je les ai tous examinés de près ;
je les ai bien vus ; il n’en est pas un qui n’ait le col
pelé comme le chien de la fable ; on démêle même dans
leurs productions la trace de leur esclavage. Les
vaudevilles parurent avec les pantins ; le genre
larmoyant précéda les vapeurs ; l’anglomanie a produit
nos drames. Choisissez celui qu’il vous plaira de nos
auteurs les plus fêtés ; je m’oblige, d’après la lecture
d’un de ses ouvrages, à déterminer le caractère de la
connoisseuse qui le prône, le genre de son esprit,
l’étendue de ses idées, le degré de sensibilité de ses
nerfs ; j’irai jusqu’à vous nommer le fils d’Esculape
qui veille au soutiens de sa frêle santé. Ce seroit peu
pour nous de moissonner les lauriers littéraires : il
est une autre espèce de gloire que nous essayons de
mériter par des spéculations aussi graves qu’utiles.
Prenez place à mes côtés, vénéreable Mentor, écoutez cet
homme sage et pénétrant ; voyez avec quelle
circonspection il règle le sort de deux
puissantes nations. Non, ce n’est que dans cet asyle que
se manifeste quelquefois le génie qui préside au salut
des empires. Suivez-moi, Monsieur ; pénétrez sous mes
auspices dans le sanctuaire de la philosophie ; écoutez
nos adeptes analyser le systême de la nature, vous faire
toucher au doigt les différens anneaux de la chaine des
êtres. La place que l’homme doit y tenir sera bientôt
déterminée ; il va cesser d’être un problème. La
production de ses pensées n’est plus un mystère ; son
cerveau s’ouvre ; son ame est prise sur le fait.
Pourriez-vous refuser d’en croire l’éloquent
dissertateur que vous voyez assis sur le tabouret sacré
que Boindin occupa quarante ans ? Non, sans doute, il
n’est point d’asyle plus digne du sage. Une liqueur
active et bien-faisante réveille ses sens, fait
fermenter ses idées sans altérer sa raison. Une
communication libre, des entretiens dictés par la
franchise, développement ses facultés. Si l’amour de la
vérité produit quelquefois le choc des opinions
opposées, semblable au frottement de deux cailloux, il
fait jaillir des feux plus vifs et plus purs ; le
flambeau de la vérité s’allume, et il répand la lumière
au loin. C’est donc dans ces asyles
fortunés que s’opère la réunion des différentes sectes
inutilement tentée dans Athènes. O mes amis ! faites
avec moi, sur l’autel de la vérité, une libation de
cette liqueur pacifique qui nous réunit sous son
étendard. Amans de la vertu, ici vous apprendrez à la
connoître mieux que dans les jardins d’Epicure ; vous
plierez vos sens à la tempérance, sœur de la vraie
volupté.
Avec un Mendiant.
General account
Dialogue
En traversant, il y a quelques
jours, les boulevards, je rencontrai un homme, jeune
encore, qui s’approcha de moi et me demanda l’aumône.
Quoi ! lui dis-je en l’observant, à l’âge où vous êtes,
ne pouvez-vous pas gagner votre vie ? Je la gagne bien,
me répond-il. A quel métier ? lui répliquai-je, assez
surpris de sa réponse. En m’exposant, répartit ce
malheureux, au mépris et à la dureté des riches. Son ton assuré, son air moins ignoble que
celui des mendians vulgaires, me déterminèrent à lier
une sorte de conversation avec lui. Tu as donc,
repris-je, en lui adressant la parole, une aversion bien
grande pour le travail, puisque tu aimes mieux être un
objet de mépris pour tes semblables, et souffrir
l’indigence, que de devenir un honnête artisan ?
Premièrement, monsieur, à l’égard du mépris que les
hommes ont pour moi, je vous avoue que je le leur rends
bien. La seule différence qu’il y a entr’eux et celui
qui vous parle, c’est qu’ils me le font voir, et que moi
j’ai l’honnêteté de leur cacher le mien. Pour
l’indigence, il est vrai que j’en ai les apparences,
mais j’ai à-peu-près tout ce qui m’est nécessaire.
Comment peux-tu exciter la compassion, et obtenir
quelques secours, n’ayant ni blessures ni maladies ? Si,
pour rendre les hommes compatissans et généreux, il
n’avoit fallu que leur paroître estropié ou infirme, je
n’aurois pas été embarrassé de jouer mon rôle ; mais il
y a tant de mauvais acteurs dans ce genre, que j’ai cru
devoir enprendreun <sic> autre. Je vous avouerai
même que j’ai commencé par celui-là. Ceux
auxquels je m’offrois, détournoient la tête avec peine
et sembloient me fuir ; ce qui ne faisoit pas mon
compte. Plusieurs me disoient d’aller à l’hôpital ; mais
leurs conseils ne me donnoient pas de pain. J’ai donc
pris le parti de me porter tout aussi bien que la nature
le vouloit. Etonné de la facilité avec laquelle ce
misérable s’énonçoit, je lui demandai s’il avoit fait
des études danss a <sic> jeunesse. Oui, Monsieur,
m’a-t-il répondu ; j’ai appris beaucoup de choses assez
inutiles : je pourrois me vanter d’avoir été toujours
distingué parmi mes camarades de collège. Hélas ! que
diroient-ils s’ils voyoient leur empereur mendier dans
les rues ? Mes parens se félicitoient de s’être ruinés
pour me faire apprendre le latin. Ils avoient arrangé
dans leur têtes que je serois prêtre, puis curé ; et
alors ils ne devoient plus manquer de rien. Une créature
séduisante s’offrit à ma vue ; je l’aimai, et ce fatal
amour fit évanouir toutes leurs espérences. Ils ne
furent pas long-temps les témoins de mes égaremens ; la
douleur les conduisit au tombeau et moi j’errai
long-temps sur la terre . . . . Mais reprit-il, en
s’interrompant, il seroit trop long de vous contrer
toutes mes avantures. Je vous dirai en deux
mots qu’il n’y a guère de métier que je n’aie fait ; et
si je demande aujourd’hui l’aumône, c’est parce que j’ai
compris que c’étoit encore l’état où il étoit le plus
aisé de vivre heureux. Point d’impôts, point de
créanciers, la plus grande liberté ; voilà les avantages
attachés à la mendicité. Si je m’abaisse à demander,
c’est parce que je le veux bien ; il ne tient qu’à moi
d’être l’instant d’après l’égal de celui qui donne.
Lorsque j’étois ouvrier, un maître brutal me commandoit.
Sous l’habit de livrée, j’entendois les menaces d’un
seigneur arrogant qui me payoit mal : tous les jours
j’étois à la veille d’être chassé. Maintenant, pourvu
que je rapporte à mon hôtesse de quoi payer mon gîte, je
n’entends point d’injures. Lorsque je reviens sans
argent, je lui dis d’un air un peu mécontent : ma chère
dame, j’ai couru tout le jour en vain, pas un de mes
débiteurs ne m’a donné de quoi vivre. Malheureux ! lui
répliquai-je, tu regardes donc les hommes comme des
débiteurs ? Oui, Monsieur, j’en ai dont je ne puis
jamais tirer un sou et qui me renvoient brutalement :
d’autres, plus honnêtes, m’assurent n’avoir pas de quoi
me satisfaire, et me souhaitent du
bonheur ; mais j’en ai heureusement plusieurs qui me
donnent des à-comptes de temps en temps. Ce qu’il y a
d’agréable avec ces bons débiteurs-là, c’est que leurs
dettes ne s’éteignent jamais. Il est vrai que pour en
obtenir ce qu’ils me doivent, il faut que j’emploie la
ruse. Un jour, je leur apparois sous la forme d’un père
de famille que le défaut d’ouvrage chasse de son grenier
pour aller chercher de quoi nourrir ses enfans. Le
lendemain, je les poursuis sous le titre d’un marchand
que des malheurs ont ruiné. Quelques fois je m’avise
d’être un pauvre gentil-homme qui a mangé tout son bien
au service. Avec les uns, j’ai une douleur muette ; avec
d’autres, j’ai l’éloquence d’un misérable précepteur
dont tous les élèves ont été des ingrats. Ainsi, suivant
les apparences, tu seras toute ta vie un vil mendiant.
Un vil mendiant ! répartit le drôle qui m’écoutoit ;
comme vous avilissez l’état de tous les hommes !
Ignorez-vous que la terre n’est plus habitée que par des
mendians, depuis que les vagabonds ne la parcourent
plus ? Les rois, eux-mêmes, ne mendient-ils pas
quelquefois des secours à leurs alliés ? Leurs palais ne
sont-ils pas toujours remplis de superbes
mendians qui demandent sans cesse ? Ne voit-on pas les
militaires, les magistrats, que l’ambition tourmente,
mendier tous les jours la protection des ministres ? Les
abbés, vous le savez aussi bien que moi, sont d’éternels
mendians. Il n’y a pas jusqu’aux jolies femmes qui
n’aillent sans cesse quétant de nouveaux amans. Je ne
parle pas seulement de ces beautés ambulantes qui
voudroient à chaque pas rencontre les regards de
l’opulence, mais de ces grandes et magnifiques dames,
qui, sous le voile de la décence, savent assez
adroitement faire valoir les présens de la nature, et
qui mettent autant d’intelligence que de grace dans la
distribution de leurs faveurs. Ne pourroit-on pas aussi
compter au nombre de ces adroites quêteuses, celles qui
mettent un impôt sur la folie des joueurs qu’elles
rassemblent chez elles, et leur font acheter l’entrée
d’une maison dont ils payent au moins la dépense ? Egayé
par son idée, je lui dis : Mais si, par hazard, séparé
de la société, j’en étois le spectateur, pourrois-tu me
soutenir que je fasse un mendiant ? il me
considéra un instant, puis s’écria : Ah ! monsieur le
Spectateur, que de mendians vous voyez ! Hélas ! ce sont
ceux qui demandent peu, qui sont méprisés : ils sont les
seuls qu’on persécute. Pendant qu’on les poursuit comme
des vagabonds, des fléaux de la société, on laisse
tranquille ces audacieux intrigans, qui vous toujours
demandant qu’ils n’ont pas méritées, des places qu’ils
déshonorent, des graces qu’ils sont indignes d’obtenir.
L’état, au lieu de faire la guerre aux insectes qui
l’incommodent, devroit plutôt exterminer les animaux
formidables qui la dévorent. J’admirai le jugement de ce
malheureux, le plaignis, lui donnai quelqu’argent, et
lui permis de me compter au nombre de ses débiteurs.