Le Spectateur français avant la révolution: VII. Discours.
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Nivel 1
VII. Discours.
Sur l’hiver.
Nivel 2
Comme la nature a changé ! Que son aspect est triste ! elle a perdu déjà toute sa parure ; le ciel obscurci ne sourit plus à la terre ; les oiseux ne remplissent plus les aires de leur douce mélodie ; tous ces animaux qui bandissoient dans la prairie, paissent tristement et ne se cherchent point ; le sol humide arrête les pas du voyageur, et ne charme plus ses yeux ; le soleil qui animoit tous les êtres, s’en éloigne ; il attire à lui sa chaleur vivifiante. Hélas ! combien de vieillards qu’il réchauffoit de ses rayons, ne le reverront plus ramener sur leur tête la chaleur et la vie ! Les hommes, semblables aux feuilles que le vent du nord détache des arbres qu’il agite, ses flétrissent et se mêlent à la terre qui les nourrissoit. Comme elles, nous embellissons quelque temps la nature ; mais bientôt le souffle de la mort nous précipite dans l’abîme du néant . . . Fuyons le lieu qui fait naitre ces tristes pensées ; allons chercher dans les villes le tumulte qui chasse l’ennui, et bannit les craintes qui nous poursuivent. Une trop longue solitude ne convient point à un être pensant ; elle l’attriste ; elle l’environne d’idées sombres ; elle lui retrace ses peines ; elle lui fait haïr ses semblables. De loin, ils lui paroissent des monstres ; et lorsqu’il s’en approche, il voit que ce sont des enfans qui égratignent quelquefois, mais qui ne déchirent point. Le philosophe ne supporte la solitude qu’à l’aide de ses livres ; mais lorsqu’il lit, il cesse d’être seul.
Dans les beaux jours où le ciel azuré semble appeler les regards de l’homme, où les prairies émaillées l’invitent à se reposer sur les fleurs, où l’ombre des forêts garantit sa tête des feux du midi, son ame heureuse et tranquille ne pense qu’à jouir, l’amour seul l’emporte vers un autre objet ; mais, lorsque l’hiver a flétri la verdure des campagnes, a étendu sur les eaux une surface immobile ; lorsque le froid le force à se retirer dans une chaumière ; lorsque la nature ne lui offre plus de présens, il dévore en silence les mets qu’il a préparés de ses mains ; il devient sombre et inquiet ; son cœur resserré renferme la tristesse et le souci.
En Europe, ce fut l’hiver qui donna aux hommes la première idée de se rassembler, de rapprocher leur demeure. Dans l’Egypte, ce fut le débordement du Nil. Dans les contrées de l’Amérique, les habitations restèrent long-tems isolées. Ce ne fut que la crainte qui força les hommes à se réunir dans une même enceinte, et à élever des murs pour arrêter la fureur de leurs ennemis. C’est le besoin qui lie tous les êtres, et le besoin ne s’est jamais fait plus sentir à l’homme que dans l’hiver. Si les hommes fussent nés frugivores, comme l’ont prétendu quelques philosophes, dans les pays où règne un éternel printemps, ils eussent toujours vécu sans se fuir et sans se chercher. Que de maux ils eussent évités ! Jamais la guerre ne les eut armés les uns contre les autres ; ils ne se seroient réunis que pour combattre le tigre et la panthère ; ils n’eussent jamais connu d’autres ennemis que ceux de l’humanité. Mais la nature a mis dans le cœur de l’homme le germe de la guerre ; ses mains se sont exercées à répandre le sang ; en se nourrissant des bêtes sauvages et féroces, il en a contracté les inclinations ; il est devenu dur, impitoyable. Pressé par la faim, sa fureur s’est tournée contre ceux de son espèce, alors, l’homme n’a pas eu d’ennemi plus redoutable que l’homme même. Voilà sans doute l’origine de ces guerres affreuses où l’esclave étoit dévoré par la vainqueur.
C’est d’après ces idées rapidement présentées, et que nous développerons peut-être un jour davantage, que l’on se sent pénétré de l’avantage réel de la société qui adoucit les hommes, qui les rend laborieux, et écarte d’eux le besoin et la tristesse qui naissent de la solitude et du repos où ils languiroient éloignes de leurs semblables.
Jugez, Monsieur, de mon embarras : c’est dans deux jours que je dois paroître dans cette carrière où l’on ne soutient plus sans le charme de l’éloquence. On m’attend. On s’est déjà dit : nous entendrons celui qui a prêché si bien l’année derniere. . . . . Homme cruel ! . . . si j’avois plus de temps, peut-être quelque savant obscur me feroit pour un peu d’argent, le sacrifice de ses veilles. Mais dans deux jours ! . . . . . Les pensions, les honneurs, les bénéfices, hélas ! tout est perdu !
Lettre.
Embarras d’un Prédicateur.
Nivel 3
Carta/Carta al director
Retrato ajeno
Vous le savez, monsieur le Spectateur, la nature ne prodigue pas ses faveurs. A l’un, elle donne de l’esprit ; à l’autre, une figure agréable : celui qui a les graces de l’expression souvent n’a pas reçu la véhémence du génie. Il y a à-peu-près six mois, je passois près d’une église ; j’entendis les cris d’un prédicateur qui sembloit appeler la foule : sa voix n’étoit pas attirante, car je le vis s’agiter dans la solitude. Quelques vieilles femmes agenouillées d’un air contrit, l’écoutoient dans des coins. J’eus pitié de lui, et je me plaçai très à mon aise au milieu de son auditoire. Ce prédicateur isolé étoit un moine. Vous ne pouvez, Monsieur, rien imaginer de plus hideux que lui. Sa face large et noire étoit éclairée par deux yeux enfoncés, que d’énormes sourcils ombrageoient ; son nez, qui paroissoit avoir éprouvé des accidens, n’avoit plus s’avancer et restoit applati ; sa bouche spacieuse étoit bordée de deux grosses lèvres que de longues dents désunissoient ; un rouge obscure vernissoit ses traits difformes. Joignez à cela la laideur du froc, les grimaces d’une déclamation effrayante, et vous conviendrez qu’il n’est pas possible à un orateur aussi mal conformé de devenir célèbre. Ces jolies dévotes, qui lèvent quelquefois les yeux sur celui qui les pénètre, pourroient-elles jamais soutenir sa laideur ? Sa voix rauque ne déchireroit-elle pas leur oreilles accoutumées à des sons doux et attendrissans ! Cependant, sous ce voile horrible, sont cachés les plus beaux talens : une diction pure et fleurie, une connoissance profonde de la théologie, une dialectique exacte, une abondance d’idées neuves et saillantes, un amas de preuves puisées dans les écritures, dans les docteurs de l’église, donnent à son discours la supériorité sur ceux que nous entendons débiter dans les églises, où l’opulence se porte en foule. Je crus, Monsieur, n’avoir rien de mieux à faire que de m’associer à cet homme, pour sequérir de la réputation. Il fournira les fonds, me disois-je, et moi je les ferai valoir. D’après cette idée, je le suivis comme il descendoit de chaire ; je lui proposai de me céder ses sermons, moyennant une honnête rétribution. Il étoit si découragé, que je n’eux pas de peine à l’y déterminer. Le lendemain, je fus en possession d’un énorme manuscrit qui renfermoit un Avent, un Carême, des Sermons annuels, et plusieurs Panégyriques.
Je me hâtai d’apprendre deux de ces discours, et les débitai dans une des principales églises de Paris. Ils firent sur tous les esprits une sensation si étonnante, que je fus retenu pour y prêcher le Carême de cette année.
L’avenir le plus brillant se présentoit à mon imagination. Je me croyois porté au sommet de la gloire ; je voyois déjà mon nom placé près de celui des plus célèbres orateurs. Hélas ! un seul instant a fait évanouir mes heureuses illusions. L’amour-propre s’est réveillé dans le cœur de celui qui souffloit sur moi son esprit, et il a attiré à lui toute sa science. Il est venu me voir, il y a quelques jours, et sous le prétexte de rajeunir quelques expressions qui lui ont paru trop vieilles, il a remporté son manuscrit. J’ai été cruellement puni de ma confiance ; car cet impitoyable moine ne veut plus me le rendre.
Lettre.
De M. de Voltaire.
Nivel 3
Carta/Carta al director
Vous pardonnerez, Monsieur, à un vieux malade de ne vous avoir pas remercié plutôt. J’ai connu autrefois plusieurs auteurs du Spectateur Anglais : vous me paroissez avoir hérité de Stéele et d’Adisson. Pour moi, je ne puis plus être Spectateur, ni même Auditeur ; je perds insensiblement la vue et l’ouie, et je me prépare à faire le voyage du pays dont personne ne revient ; où les uns disent que tout est sourd et aveugle, et où les autres prétendent que l’on voit et que l’on entend les plus belles choses du monde ; mais tant que je resterai dans ce pays-ci, et que mes yeux verront un reste de lumière, je lirai votre ouvrage avec autant de plaisir que d’estime et de reconnoissance.
J’ai l’honneur d’être, etc.
Le vieux malade
de Fernay.
RÉponse.
Nivel 3
Carta/Carta al director
Monsieur, pourquoi vous plaisez-vous à effrayer de votre départ ? Vous que nous faites entendre de si jolies choses, qu’allez-vous faire dans ce vilain pays, si l’on est sourd et aveugle ? Ah ! restez, restez dans celui-ci. Si vous perdez l’ouie, nous élèverons la voix, et nos cris d’admiration perceront jusqu’à votre oreille. Quand votre vue seroit éteinte, vous ne seriez pas compté au nombre des aveugles de ce monde, & il seroit encore à souhaiter que les clair-voyans vous prissent pour leur guide.
Vous me faites trop d’honneur, Monsieur, en me croyant un héritier de Stéele et d’Adison : ils ne m’ont laissé, ni leurs talens, ni leur célèbrité.
Je suis jeune, plein de sante, et votre génie, encore étincelant, me fait envier votre vieillesse et vos maladies.