Le Spectateur français avant la révolution: III. Discours.
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Niveau 1
III. Discours. Sur la fragilité du
sentiment qui s‘achète.
Niveau 2
En rentrant
chez moi, je trouve la lettre d’un homme que je ne connois
point, et qui me fait part de son mariage ; elle est précédée
d’éloges que je n’ai pas le bonheur de mériter : il m’appelle
l’ami de l’humanité ; je n’ai encore rien fait pour elle ; il
pense que mon ouvrage sera un jour d’une grande utilité pour le
public ; je le desire, sans oser l’espérer.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, continue-t-il, je
viens de me marier ; voilà l’acte le plus courageux de
ma vie. J’ai été long-temps au service ; j’ai vu les
larmes étincelantes de l’ennemi ; j’ai entendu le bruit
effrayant de ces tubes qui lancent la mort au loin ;
j’ai vu les murailles que je défendois, s’écrouler ;
j’ai couru sur cet élément terrible, où tant de
malheureux ont été ensevelis, et je n’ai
jamais tremblé que le jour de mon mariage. Prendre une
femme, se lier à elle par un nœud indissoluble ; laisser
tomber sur soi mille plaisanteries échappées dans la
jeunesse ; s’exposer à tous les hasards de
l’infidélité ; deviner mille soupçons offensans, et en
rire ; préserver son cœur de la jalousie, ou se vouer au
ridicule ; tout cela, Monsieur, me faisoit frémir à la
seule idée du mariage. Cette crainte puérile a retardé
long-temps mon bonheur ; j’ai senti pendant bien des
années l’ennui du célibat ; j’en goûtois cependant tous
les plaisirs. Si je n’ai pas fait naître l’amour, j’ai
au moins trouvé des femmes qui savoient le feindre. J’ai
vu des jolies figures altérées par la jalousie ; j’ai
essuyé des larmes qui obscurcissoient de beaux yeux
arrêtés douloureusement sur moi : j’ai entendu ces
tendre reproches adressés à l’inconstance ; mais je me
suis bientôt apperçu que je ne devois ces caprices
passagers, cette sensibilité si touchante qu’à ma
prodigalité. Combien cette découverte à répandu
d’amertume sur mes jours ! avec quelle douleur j’ai vu
l’illusion la plus douce se dissiper ! Oui, Monsieur, je
m’étois flatté qu’il étoit possible, en répandant ses
dons sur la beauté, sur les talens, de
goûter le plaisir d’être aimé pour soi, d’intéresser le
cœur d’une maitresse à laquelle on donnoit tout. Hélas !
Monsieur, il ne faut pas même en attendre de la
reconnoissance ; l’image de l’amant généreux s’enfuit
avec ses présens ; on n’achète que le plaisir d’être
abusé. Je me le rappelle encore ce moment où je fus si
cruellelement <sic> détrompé. J’avois attaché mon
bonheur à un de ces êtres charmans, auxquels il ne
manque qu’une ame pour être accomplis. Enchanté de sa
gaieté, de ses graces enfantines, ses moindres desirs
étoient satisfaits : elle effaçoit toutes ses compagnes
par l’élégance de ses ajustemens, par la richesse de sa
parure : mon aveugle amour ne mettoit point de bornes à
sa générosité : en dissipant ma fortune, je ne
regrettois que le pouvoir de lui offrir de nouveaux
dons ; sa félicité faisoit la mienne. Lorsque je la
voyois sourire à la fraîcheur, à la magnificence de ses
robes, à ses beaux cheveux tout resplendissans de
diamans, je me croyois paré de tous ses ajustemens. Un
coup-d’œil, une main ravissante qui s’étendoit vers moi,
me payoient mille fois de ce que j’avois donné. Un jour
que j’éprouvois les cruelles inquiétudes qui suivent l’excessive générosité, celle que
j’adorois me surprit triste et pensif. Elle me parut si
pénétrée, si inquiète, ses caresses furent si tendres,
ses questions si pressantes, que je lui avouai le sujet
de ma douleur et de mes craintes. Monsieur, soyez-en
sûr, on ne peut pas faire à une femme dont on a acheté
les faveurs, un aveu plus indiscret ; rien ne lui fait
paroître un homme plus triste, plus déplaisant, qu’une
pareille confidence. Je ne le vis que trop. Ma jeune
maîtresse m’écouta avec sécurité : elle eut néanmoins
l’air de me plaindre ; me reprocha quelques folles
dépenses, comme si elle n’en eût pas été l’unique objet.
Mon ami, ajouta-t-elle, je suis désespérée de votre
malheur : il faut prendre une résolution courageuse.
Quelle est-elle, lui demandai-je avec vivacité ? Celle
de ne nous plus voir, répondit froidement cette
insensible créature. Ingrate, lui répliquai-je avec
l’air du dédain, cette résolution ne vous coûtera
guère ! Je ne m’attendois pas, reprit-elle, en affectant
un ton courroucé, à ce reproche de votre part. Je ne
vous ai que trop prouvé, continua-t-elle, en se levant,
combien je vous chérissois : vous l’avez oublié ; je
tâcherai de vous imiter. Elle disparut
aussi-tôt. Je restai un moment accablé, anéanti ; mon
cœur étoit oppressé de douleur ; j’avois peine à
respirer. Cependant ne la voyant plus, je volai sur ses
pas ; je l’appellai ; mais elle étoit déjà dans sa
voiture. Le soir, je me fis conduire chez elle ; on me
dit qu’elle étoit à l’Opéra. Je l’apperçus dans une
loge, souriant à un jeune Lord. Je me plaçai vis-à-vis
d’elle ; elle me regarda sans me voir. Mes yeux étoient
étincelans de colère ; l’indignation, la fureur
enflammoient mes joues. Avoir sa physionomie tranquille,
on eut dit qu’elle ne m’avoit jamais connu. C’est de ce
moment, Monsieur, que je promis, que je jurai de ne plus
m’attacher à ces viles créatures, dont le cœur ne
s’échauffe qu’à l’approche de l’or qui en précipite les
battemens. J’étois encore dans le plus bel âge, et
l’indifférence flétrissoit mes jours ; des caresses
perfides n’avoient plus le pouvoir de m’enchanter. Je
serais peut-être arrivé au terme de la vie dans cette
triste langueur, si le hasard n’eût conduit à la
campagne où j’étois celle qui vient de mettre le comble
à mes vœux. Sa physionomie belle et honnête, le charme
de sa voix, son regard tendre et modeste,
la grace, la noblesse de sa marche, la finesse de ses
réponses, me firent éprouver un sentiment inconnu
jusqu’alors à mon cœur. Ce n’étoit point ce desir
brûlant, cette effervescence que l’on prend si souvent
pour de l’amour ; c’étoit une admiration silencieuse de
toutes ses perfections. Je compris, à la tendre
inquiétude qui me conduisoit sans cesse sur ses pas, au
besoin que j’éprouvois d’être près d’elle, que c’étoit
de son amour pour moi que dépendoit tout mon bonheur.
Mais comment l’obtenir ce bonheur ? Les desirs qu’elle
faisoit naître étoient aussi purs que son ame. J’appris
qu’elle n’étoit pas riche, et je m’en réjouis. Je crus
lire dans ses yeux qu’elle agréoit mon hommage et mes
vœux. Alors je surmontai toutes mes craintes, et cette
répugnance invincible que j’imaginois avoir pour le
mariage. Ce n’est que depuis quelques jours, Monsieur,
que je suis le plus heureux des hommes. Il n’y a à
présent que la mort qui puisse me séparer de ma
compagne. Douce ivresse, aimable sécurité ! on ne goûte
vos charmes que dans les bras de la vertu, que sur le
sein de l’innocence et de la pudeur.