Référence bibliographique: Jacques-Vincent Delacroix (Éd.): "III. Discours.", dans: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\003 (1795), pp. 20-25, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4112 [consulté le: ].
Niveau 1►
III. Discours.
Sur la fragilité du sentiment qui s‘achète.
Niveau 2► En rentrant chez moi, je trouve la lettre d’un homme que je ne connois point, et qui me fait part de son mariage ; elle est précédée d’éloges que je n’ai pas le bonheur de mériter : il m’appelle l’ami de l’humanité ; je n’ai encore rien fait pour elle ; il pense que mon ouvrage sera un jour d’une grande utilité pour le public ; je le desire, sans oser l’espérer.
Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur, continue-t-il, je viens de me marier ; voilà l’acte le plus courageux de ma vie. J’ai été long-temps au service ; j’ai vu les larmes étincelantes de l’ennemi ; j’ai entendu le bruit effrayant de ces tubes qui lancent la mort au loin ; j’ai vu les murailles que je défendois, s’écrouler ; j’ai couru sur cet élément terrible, où tant de malheureux [21] ont été ensevelis, et je n’ai jamais tremblé que le jour de mon mariage. Prendre une femme, se lier à elle par un nœud indissoluble ; laisser tomber sur soi mille plaisanteries échappées dans la jeunesse ; s’exposer à tous les hasards de l’infidélité ; deviner mille soupçons offensans, et en rire ; préserver son cœur de la jalousie, ou se vouer au ridicule ; tout cela, Monsieur, me faisoit frémir à la seule idée du mariage. Cette crainte puérile a retardé long-temps mon bonheur ; j’ai senti pendant bien des années l’ennui du célibat ; j’en goûtois cependant tous les plaisirs. Si je n’ai pas fait naître l’amour, j’ai au moins trouvé des femmes qui savoient le feindre. J’ai vu des jolies figures altérées par la jalousie ; j’ai essuyé des larmes qui obscurcissoient de beaux yeux arrêtés douloureusement sur moi : j’ai entendu ces tendre reproches adressés à l’inconstance ; mais je me suis bientôt apperçu que je ne devois ces caprices passagers, cette sensibilité si touchante qu’à ma prodigalité. Combien cette découverte à répandu d’amertume sur mes jours ! avec quelle douleur j’ai vu l’illusion la plus douce se dissiper ! Oui, Monsieur, je m’étois flatté qu’il étoit possible, en répandant ses dons sur la beauté, [22] sur les talens, de goûter le plaisir d’être aimé pour soi, d’intéresser le cœur d’une maitresse à laquelle on donnoit tout. Hélas ! Monsieur, il ne faut pas même en attendre de la reconnoissance ; l’image de l’amant généreux s’enfuit avec ses présens ; on n’achète que le plaisir d’être abusé. Je me le rappelle encore ce moment où je fus si cruellelement <sic> détrompé. J’avois attaché mon bonheur à un de ces êtres charmans, auxquels il ne manque qu’une ame pour être accomplis. Enchanté de sa gaieté, de ses graces enfantines, ses moindres desirs étoient satisfaits : elle effaçoit toutes ses compagnes par l’élégance de ses ajustemens, par la richesse de sa parure : mon aveugle amour ne mettoit point de bornes à sa générosité : en dissipant ma fortune, je ne regrettois que le pouvoir de lui offrir de nouveaux dons ; sa félicité faisoit la mienne. Lorsque je la voyois sourire à la fraîcheur, à la magnificence de ses robes, à ses beaux cheveux tout resplendissans de diamans, je me croyois paré de tous ses ajustemens. Un coup-d’œil, une main ravissante qui s’étendoit vers moi, me payoient mille fois de ce que j’avois donné. Un jour que j’éprouvois les cruelles inquiétudes qui sui-[23]vent l’excessive générosité, celle que j’adorois me surprit triste et pensif. Elle me parut si pénétrée, si inquiète, ses caresses furent si tendres, ses questions si pressantes, que je lui avouai le sujet de ma douleur et de mes craintes. Monsieur, soyez-en sûr, on ne peut pas faire à une femme dont on a acheté les faveurs, un aveu plus indiscret ; rien ne lui fait paroître un homme plus triste, plus déplaisant, qu’une pareille confidence. Je ne le vis que trop. Ma jeune maîtresse m’écouta avec sécurité : elle eut néanmoins l’air de me plaindre ; me reprocha quelques folles dépenses, comme si elle n’en eût pas été l’unique objet. Mon ami, ajouta-t-elle, je suis désespérée de votre malheur : il faut prendre une résolution courageuse. Quelle est-elle, lui demandai-je avec vivacité ? Celle de ne nous plus voir, répondit froidement cette insensible créature. Ingrate, lui répliquai-je avec l’air du dédain, cette résolution ne vous coûtera guère ! Je ne m’attendois pas, reprit-elle, en affectant un ton courroucé, à ce reproche de votre part. Je ne vous ai que trop prouvé, continua-t-elle, en se levant, combien je vous chérissois : vous l’avez oublié ; je tâcherai de vous imi-[24]ter. Elle disparut aussi-tôt. Je restai un moment accablé, anéanti ; mon cœur étoit oppressé de douleur ; j’avois peine à respirer. Cependant ne la voyant plus, je volai sur ses pas ; je l’appellai ; mais elle étoit déjà dans sa voiture. Le soir, je me fis conduire chez elle ; on me dit qu’elle étoit à l’Opéra. Je l’apperçus dans une loge, souriant à un jeune Lord. Je me plaçai vis-à-vis d’elle ; elle me regarda sans me voir. Mes yeux étoient étincelans de colère ; l’indignation, la fureur enflammoient mes joues. Avoir sa physionomie tranquille, on eut dit qu’elle ne m’avoit jamais connu. C’est de ce moment, Monsieur, que je promis, que je jurai de ne plus m’attacher à ces viles créatures, dont le cœur ne s’échauffe qu’à l’approche de l’or qui en précipite les battemens.
J’étois encore dans le plus bel âge, et l’indifférence flétrissoit mes jours ; des caresses perfides n’avoient plus le pouvoir de m’enchanter. Je serais peut-être arrivé au terme de la vie dans cette triste langueur, si le hasard n’eût conduit à la campagne où j’étois celle qui vient de mettre le comble à mes vœux. Sa physionomie belle et honnête, le charme de sa voix, son regard tendre [25] et modeste, la grace, la noblesse de sa marche, la finesse de ses réponses, me firent éprouver un sentiment inconnu jusqu’alors à mon cœur. Ce n’étoit point ce desir brûlant, cette effervescence que l’on prend si souvent pour de l’amour ; c’étoit une admiration silencieuse de toutes ses perfections. Je compris, à la tendre inquiétude qui me conduisoit sans cesse sur ses pas, au besoin que j’éprouvois d’être près d’elle, que c’étoit de son amour pour moi que dépendoit tout mon bonheur. Mais comment l’obtenir ce bonheur ? Les desirs qu’elle faisoit naître étoient aussi purs que son ame. J’appris qu’elle n’étoit pas riche, et je m’en réjouis. Je crus lire dans ses yeux qu’elle agréoit mon hommage et mes vœux. Alors je surmontai toutes mes craintes, et cette répugnance invincible que j’imaginois avoir pour le mariage. Ce n’est que depuis quelques jours, Monsieur, que je suis le plus heureux des hommes. Il n’y a à présent que la mort qui puisse me séparer de ma compagne. Douce ivresse, aimable sécurité ! on ne goûte vos charmes que dans les bras de la vertu, que sur le sein de l’innocence et de la pudeur. ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1