Le Spectateur français avant la révolution: II. Discours.

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II. Discours.

Réflexions sur l’Ouvrage qui a pour titre le Systême de la Nature.

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Depuis très-long-temps il a paru peu d’ouvrages écrits d’un style plus serré, plus noble, plus énergique que celui du Systême de la nature : nous n’en connoissons pas, dont les idées soient aussi hardies, et présentées avec autant de force. Peut-être celui qui a donné le jour au nouveau systême de la nature, a-t-il le malheur de croire que la nature ne soit pas l’ouvrage d’un être éternel et tout-puissant. Plaignons-le, et voyons si les preuves dont il appuie son systême sont convaincantes, et si les conséquences n’en peuvent pas être funestes à la société. Spinosa, le plus obscur de tous les métaphysiciens, qui semble avoir voulu voiler ses idées à ses contemporains, n’admettoit qu’une substance dans l’univers ; mais qui, par son essence, se modifie de deux manières. Modifiée en étendue, elle produit un corps qui occupe un espace, tel qu’un astre, un arbre. Modifiée en pensée, elle est une intelligence. Suivant ce philosophe, l’homme est composé de cette substance, qui, modifiée en étendue, forme son corps, et qui, modifiée en pensée, forme son ame. On ne peut donc pas assurer que Spinosa niât l’existence de Dieu, puisque Dieu, suivant lui, est la substance universelle, modifiée en intelligence. L’auteur du Systême de la nature nie au contraire cette intelligence distincte de la matière ; il ne connoît d’autre substance que la nature, qui, par son essence, par l’énergie qui lui est propre, peut se mouvoir sans une force étrangère. Cette nature, susceptible de modifications, de combinaisons infinies, a produit tous les corps. Des particules de matière réunies, combinées de telle ou telle manière, ont formé une jument, un homme, un rocher ; c’est leur assemblage déterminé d’une manière quelconque, qui leur donne la surface et les propriétés qui forment leur essence. L’homme est colère, ambitieux, en raison des particules actives qui composent son être ; la matière est éternelle, incréée. Les tremblemens de terre, les inondations, ne sont que des suites nécessaires de ses modifications, qui varient et se propagent éternellement. Telles sont les idées qui forment la base du systême de la nature. On sent bien que les conséquences de ce systême hardi, sont que le culte que les hommes rendent à un être souverainement puissant, est un délire ; que l’espérance d’une éternité heureuse, et la crainte des châtimens proportionnés aux crimes, sont des chimères. Lucrece a répété, d’après les philosophes de la Grèce,

Citação/Lema

« que les Dieux avoient été enfantés par la frayeur. »
Qui ose douter, dit Horace,

Citação/Lema

« que Jupiter n’existe, lorsqu’il entend son tonnerre gronder dans les cieux ? »
Ce bruit n’est, à la vérité, une preuve de l’existence divine, que pour le peuple craintif et ignorant. Si Dieu ne se fût montré à nous que sous cet aspect effrayant, il ne pourroit pas faire un crime au physicien de ne lui pas rendre hommage. Le soleil, qui attire à lui des matières ignées et sulfureuses, qui se condensent dans les aires, qui fermentent et éclatent tout-à-coup, devroit être le seul objet de notre respect de nos adorations. Non, ce n’est point la crainte qui a fait les Dieux, c’est la reconnoissance. L’homme, charmé du spectacle de la nature, a adoré la main bienfaisante qui avoit répandu autour de lui l’abondance et le bonheur ; c’est au milieu de ses heureux transports, qu’il a élevé ses regards vers le ciel, qu’il a cherché l’auteur de sa félicité. Mais essayons de démontrer à l’auteur du Systême de la nature, que ses opinions ne sont que des conjectures ; que ses preuves ne sont point assez déterminantes, pour que l’on puisse admettre ses conséquences. Opposons-lui un déiste qui soit de bonne-foi, qui ne parle que d’après son cœur.

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Diálogo

Homme éloquent, lui dira-t-il, vous avez un instant ébranlé ma raison, et jetté le doute dans mon esprit ; mais mon ame est raffermie. Je croyois que vous feriez luire à mes yeux la vérité, et vous m’avez seulement entraîné avec vous dans les ténèbres. Vous me dites que la nature est éternelle ; mais quelle preuve me donnez-vous de son éternité ? Parce qu’elle est, affirmez-vous, elle a toujours été. Et moi, je réponds que la nature a été créée, parce qu’elle existe. Je ne vois point d’effets sans cause, et la cause de tous les effets est le Dieu que j’adore. Vous ne concevez pas, dites-vous, que du néant puisse sortir quelque chose. Je ne vous dirai pas que je le conçoive ; mais j’oserai vous assurer que je conçois un être tout-puissant, capable de faire des choses que l’homme ne concevra jamais. Vous m’assurez que la matière se meut par son énergie, et vous ne me le prouvez pas. Pourquoi ne croirai-je pas que cette énergie lui a été communiquée ? Lorsque je vois une boule passer devant moi avec rapidité, quoique je n’apperçoive pas celui qui l’a lancée, je ne doute pas qu’elle n’ait reçue une impulsion étrangère qui précipite ses mouvemens, et l’emporte loin de moi. Comment me démontrez-vous que cette faculté, que la nature a de se propager, de se modifier, lui soit essentielle ? Montrez une pendule à un sauvage, découvrez-lui le mouvement circulaire des roues, celui du balancier ; lorsqu’il sera revenu de son étonnement, il imaginera que les roues et le balancier se meuvent par une énergie qui leur est propre : mais lorsqu’il s’appercevra au bout de quelque temps que les roues cessent de tourner, que le balancier est immobile, alors il concevra que le mouvement ne leur est pas essentiel, mais qu’il leur a été communiqué par une puissance inconnue. La nature est la pendule, Dieu est l’horloger qui a créé tout ce qui la compose, qui a tendu son ressort : vous, Monsieur, vous êtes le sauvage qui se persuade qu’elle a toujours tracé les heures, et qu’elle ne peut s’arrêter. Vous faites, continuera le déiste, de l’homme un être purement passif, circonscrit dans la nature ; mais lorsque je m’élance au-delà de cette nature, que je saisis par la pensée celui qui a déployé à mes yeux son pouvoir magnifique, je ne suis plus alors un être circonscrit dans la nature. Si vous me dites que je cherche ce Dieu que vous niez, parce que ma raison est altérée par des préjugés, et les préceptes donnés à mon enfance ; je vous répondrai que le premier qui a soupçonné la divinité, n’avoit point de préjugés ; que sa lumière naturelle n’avoit point été obscurcie par les leçons de l’erreur. L’homme affamé qui saisit un fruit pour le dévorer, est sans doute un être passif : c’est la faim, c’est le fruit, qui excitent ses sens, qui le conduisent à l’arbre, et élèvent sa main : mais l’homme éclairé, qui, dans le silence, dans le recueillement de la solitude, remonte au principe des choses, est un être actif, parce que rien dans la nature ne lui commande impérieusement de s’occuper de cet objet sublime. N’assurez pas

Citação/Lema

« que notre imagination troublée par la crainte, fait honneur à des causes fictives, des phénomènes qui nous allarment ».
Le philosophe conduit sur le mont Vésuve, en considérant les tourbillons qui s’échappent de ce gouffre enflammé, en devine la cause naturelle, et prévoit une irruption prochaine. Lorsqu’il est sur le bord de la mer, s’il voit cet élément remonter et rétrograder périodiquement, il soupçonne qu’il y a un corps qui presse et agit sur lui. Lorsqu’il apprend qu’il n’y a point de flux et reflux dans la mer Méditerrannée, il n’en est pas étonné. Il conçoit que le flux ne peut être qu’insensible dans une mer qui a si peu d’étendue, relativement à celle de l’Océan. S’il se trouve dans une contrée sujette à des tremblemens de terre, il fuit dans une autre, parce qu’il sent que la force agissante ne rencontrant pas une résistance égale, son explosion doit un jour renverser les édifices qui surchargent la terre, et ouvrir des abymes sous les pas de l’homme effrayé. Ce ne sont point ces phénomènes qui lui indiquent un être créateur universel : il n’a pas la foiblesse de croire que la nature est en désordre, parce qu’une portion de terre est submergée, parce que quelques habitations ont été renversées : il ne voit dans ces événemens que l’action simple des éléments ; mais c’est l’ensemble, c’est l’harmonie de la nature qui élève son ame jusqu’à son auteur. De ce que Clarke, Malebranche, Newton et Descartes ont mal prouvé l’existence de Dieu n’existe pas. Le grand tort que ces hommes si célèbres ont eu, c’est d’avoir voulu définir la Divinité. De quels termes se servir pour décrire les attributs, les facultés, la manière d’être une intelligence qui ne s’offre à nous que par ses ouvrages, qui ne se fait sentir qu’à notre esprit ? Si Dieu est un être incompréhensible, pourquoi vouloir le comprendre ? Cédons à son influence, ne résistons pas à la main invisible qui nous attire, et ne cherchons pas à la peindre. Je me complais, poursuivra le déiste, dans la persuasion où je suis que mon existence ne peut être assimilée à celle de la brute stupide ; je ne vois de commun entre elle et moi, que les besoins qui m’humilient. Pourquoi voulez-vous que mon ame rampe sur la terre, pendant qu’elle peut s’élever dans les cieux ? Jettez les yeux sur le sage, qui ne s’occupe que du bonheur de l’humanité, qui brave pour elle la persécution et la haine, qui commande impérieusement à ses sens, qui voit venir la mort sans frémir, et osez dire que les particules qui composent cet être si précieux, sont des mêmes que celles qui, combinées différemment, présentent à mes regards un taureau ou une bête féroce. L’intelligence de l’éléphant, l’industrie du castor, l’adresse du singe, le courage du lion, et toutes ces facultés bornées que nous admirons dans ces animaux, peuvent-elles être comparées à l’héroïsme d’un citoyen généreux, qui ne peut survivre à la liberté de sa patrie ; à celle d’un homme qui se voue à la mort pour sauver la vie de son ami ? Si l’homme n’étoit qu’un être purement physique, il ne pourroit être déterminé que par des choses physiques. La matière ne peut être mue que la matière. La nature seroit immobile, si les corps ne pressoient pas les uns sur les autres. Mais l’amant qui supporte la faim sans murmurer, pour en garantir sa maitresse, et celui qui met un frein à ses desirs, parce qu’il ne veut pas répandre le déshonneur sur les jours de celle qu’il aime, sont deux êtres moraux, qui ne sont point déterminés par la matière, et qui planent, pour ainsi dire, au-dessus du physique. L’Américain, au contraire, qui rejette la fleur du mancanillier, et celui qui se dérobe aux caresses d’une courtisanne, qui porte dans son sein le germe de la mort, ne sont que deux être physiques, qui, semblables à tout ce qui respire, fuyent le danger, et tendent à leur conservation. La nature ne peut être considérée que comme le cercle immense, dans lequel se meuvent tous les êtres. Plus ce cercle est étendu, plus la marche de l’homme est hardie, lorsqu’il a passé sa ligne circulaire en vain démontrera-t-on l’action et la réaction des corps ; on ne pourra disconvenir qu’il n’y ait des circonstances où une partie de nous-mêmes échappe au choc des événemens, et demeure impassible. Ce Romain, qui, désespéré de n’avoir pas porté le coup mortel au roi qui vouloit donner un tyran à sa patrie, fixoit sa main sur un brasier ardent, en surmontant la douleur, sortoit du cercle de la nature, qui la fait fuir à tout être sensible. L’auteur du nouveau systême prétend que la fierté, le desir de braver son ennemi, étoient les chaînes qui arrêtoient son bras sur le feu. Mais comment définira-t-il ce desir, cette fierté ; de quoi sont composés ces deux sentimens ? Ce ne sont pas assurément des particules matérielles qui en forment la substance. Il faut donc convenir qu’il y a dans la nature des substances dénuées de matière, et qui commandent à la matière. Lorsque le bucheron veut abattre un chêne, sa volonté, qui est une substance immatérielle, ne peut renverser, diviser les particules inhérentes qui forment cet arbre : il arme sa main de la coignée tranchante, la forêt retentit long-temps de ses coups, et la terre gémit enfin sous l’énorme poids du chêne abattu. Le bucheron est un être moral, que sa volonté assujettit aux loix physiques et renferme dans le cercle de la nature. Hélas ! combien d’hommes n’en sont jamais sortis : combien d’êtres purement passifs n’obéissent qu’à leurs sens, et ne sont mus que par les objets qui les frappent ! Mais le sage s’élève au-dessus de cette multitude rampante ; il brise fièrement le joug que la nature veut lui imposer : en vain elle rassemble contre lui tous les éléments, il résiste seul à toutes ses forces ; ses charmes ne le séduisent pas, et sa fureur ne peut l’intimider. Tel étoit ce grand législateur, qui, après avoir donné des loix à sa patrie, et engagé ses citoyens, sous la foi du serment, à les observer jusqu’à son retour, se dévoua courageusement à la mort. Tel on voyoit dans quelques instans l’orateur athénien, que l’or de Philippe ne pouvoit corrompre, et dont l’éloquence impérieuse luttoit pour la liberté contre le tyran de la Grèce. Tel étoit parmi nous le généreux Sulli, qui bravoit les murmures de la cour, et s’exposoit à déplaire à son roi, pour lui conserver le cœur de ses sujets. Enfin, dira le déiste, quelqu’étendue que vous donniez à la matière, lorsque je ne veux m’occuper, ni des êtres qu’elle renferme, ni des éléments qui se combinent dans son sein ; lorsque je détourne mes regards de dessus tous les objets qui peuvent frapper mes sens ; lorsque cette substance, que j’appelle mon intelligence, poursuit, si j’ose m’exprimer ainsi, cette substance universelle que je nomme créatrice, je sors du cercle de la nature ; et quand même cette substance, dont je m’occupe, seroit une chimère, je ne me serois pas moins élevé au-dessus de la matière, comme un homme, auroit quitté la terre, s’il alloit sur l’Océan chercher l’île de Ciré.
Si nous ne craignions pas de paroître trop longs, nous suivrions l’auteur du systême de la nature, dans ses principes sur la liberté de l’homme ; nous tâcherions de lui prouver qu’ils peuvent être pernicieux à la société, parce qu’ils découragent l’homme de bien et ferment le cœur du méchant aux remords, aux craintes qui le troublent et le ramènent quelque fois à la vertu. Mais nous reprendrons ce sujet dans un autre discours.