La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois: Livre huitieme.
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Nivel 1
Livre huitième.
Nivel 2
Metatextualidad
Nos correspondants commencent à se
multiplier, & comme ils souhaitent tous que nous
repondions à leurs lettres, soit par quelque réflexion, soit
par une replique en forme, nous sommes obligées d’insérer
leurs lettres avec nos reponses dans le même ordre que les
premières nous sont parvenues : nous espérons donc que ceux
dont les lettres sont d’une date posterieure, ne prendront
pas en mauvaise part que nous donnions la première place à
la lettre de Distrario, que nous avons reçue la première.
Nivel 3
Carta/Carta al director
Madame la Spectatrice.
« Puisque vous avez rendu justice aux représentations
Dramatiques, en les recommandant préférablement à tous
les autres amusemens qui sont si fort à la mode dans
cette ville, je pense que vos feuilles periodiques sont
propres à porter les gémissemens du théatre
aux oreilles du public, & qu’il est impossible à
ceux qui se sont malheureusement consacrés aux Muses, de
publier jamais leurs plaintes avec autant d’apparence de
succès, que si elles sont proposées avec tout ce qu’il y
a de nerveux & de pathétique dans votre style. Ne
vous effarouchez pas, je vous en supplie, à la vûe de
cette longue Epitre, & ne vous imaginez pas que je
veuille vous ennuyer par quelques réflexions sur les
contestations qui subsistent encore entre les Acteurs
& les Entrepréneurs privilegiés. La ville n’a été
que trop importunée de leurs plaintes & de leurs
repliques, & je crains que ces impertinentes
quérelles ne contribuent plutôt à rendre le théatre
méprisable, qu’à être d’aucune utilité aux personnes qui
y sont intéressées. Non, Madame, mon dessein est de
garantir le théatre d’autres infortunes plus réelles,
& de montrer que ceux même qui devroient le faire
fleurir contribuent à sa decadence. On donne
ordinairement deux raisons de ce que la
noblesse & les gens de façon ont retiré depuis
quelques années l’encouragement qu’ils donnoient au
théatre : la première est que les successeurs de Wilks,
Booth, le vieux Cibber, Oldfield, Porter, n’ont pû
représenter les mêmes personnages avec autant de
succès ; mais je ne puis m’imaginer que cette objection
soit réelle, puisqu’elle seroit en même tems cruelle
& injuste. Un acteur ne peut pas conserver toujours
les mêmes talens, encore moins être immortel ; de plus,
il y en a plusieurs à présent dont le mérite ne devroit
pas être obscurci, par les égards que nous rendons à la
memoire de ceux qui les ont précedés. Et s’il est vrai
qu’ils leur soient inférieurs, les spectateurs ne
laissent pas d’être satisfaits des efforts qu’ils font
pour leur plaire, en imitant autant qu’il leur est
possible, ceux qui les ont précedés. La seconde raison,
si elle étoit fondée, seroit de quelque poids ; sçavoir,
qu’il n’y a maintenant aucun bon auteur qui écrive pour
le théatre, & que le public est obligé de se
contenter en voyant plusieurs hyvers de
suite les mêmes choses, sans qu’on lui présente jamais
rien de neuf. La dernière partie de cette objection est
fondée sur un fait trop certain, pour ne pas donner
quelque crédit à la première ; sur tout puisqu’elle est
appuyée par ceux même qui semblent intéressés à soutenir
l’opinion contraire. Demandons premièrement
s’il y a ou s’il n’y a pas actuellement aucun génie
qualifié pour le théatre ? je pense que personne ne
repondra dans la négative, parce qu’il n’y auroit rien
de plus facile que de prouver le contraire. Si on nous
accorde ce point, demandons encore pourquoi chacun
mépriseroit à présent une profession qui étoit autrefois
si lucrative & si honorable, que quelques-uns de nos
plus grands hommes ont fait plus de cas de leur talent à
cet égard, que de leurs titres & de
leur qualité. Il est étrange que le nom de Poëte
dramatique soit à présent si méprisable, qu’aucune
personne réellement capable ne veut se distinguer par
cet endroit. Cependant il seroit aisé d’en rendre
raison, si on mettoit au jour les délais ennuyeux, les
rebuts choquants, & les difficultés sans nombre
qu’un auteur est sûr d’essuyer, lorsqu’il tente
d’introduire quelque chose de neuf sur le théatre. Une
personne de condition feroit une figure bien triste, si
après avoir pris la peine d’amuser la ville & de
soutenir l’honneur du théatre, elle étoit obligée de
faire sa cour au lever d’un Privilégié insolent, pendant
des jours, des semaines, & même des mois entiers,
& de recevoir enfin pour toute reponse, qu’on
n’avoit pas eu le tems de parcourir sa piéce ; qu’on
l’avoit égarée, ou peut-être affectera-t-on d’oublier
qu’on l’eût jamais vûe. Il faut encore consulter les
acteurs, & il arrive souvent que ceux d’entreux qui
sont les moins capables de juger sont
appellés au conseil : & si par hazard quelcun ne
goûte pas le caractére qui semble devoir lui être
distribué, toute la piéce est alors condamnée ; & à
la fin de la saison, ou peut-être après deux ou trois
hyvers consécutifs, on la rend à l’auteur, en lui disant
qu’elle n’est pas assez théatrale. Mais, direz vous, pourquoi
agiroient-ils de cette manière ? N’est-ce pas l’intérêt
de l’Entrepreneur & des Comédiens de recevoir une
bonne piéce, qui ne manquera pas d’apporter une bonne
somme au premier, & d’assûrer les autres du payement
de leurs salaires ? Je reponds, que c’est sans doute
leur véritable intérêt ; mais l’avarice ou l’indolence
rendent tant de gens aveugles sur ce qui leur est le
plus avantageux ; l’entrepreneur se flatte que si le
public ne peut pas avoir de nouvelles
piéces il viendra aux anciennes ; & il épargnera par
ce moyen ce qu’il faut donner aux auteurs. Les acteurs
de leur côté (je parle de ceux qui sont à la tête des
affaires, car les autres n’ont point d’influence sur les
résolutions qu’on prend) ont leurs gages fixes, & ne
se soucient point d’apprendre de nouveaux rolles,
puisqu’ils ne seront point payés pour la peine qu’ils
prendront à ce sujet. Ce sont-là, Madame, les fausses
& mauvaises maximes qui donnent l’exclusion aux plus
excellentes piéces, ce sont-là les motifs qui détournent
les auteurs d’offrir rien de nouveau au théatre.
Cependant quand je condamne ces personnes de ce qu’elles
témoignent si peu de penchant à faire plaisir au public,
& à encourager les Poëtes, je dois leur faire la
justice de convenir, que ce n’a pas toujours été leur
faute, si plusieurs piéces également instructives &
amusantes ont été privées de voir le jour. Une autre
cause supérieure, une nuë qui les effraye est suspendue
sur les productions des auteurs, & menace leurs
esperances d’une entière destruction. Je
crois que ni vous-même, ni aucun de vos lecteurs ne
seront embarrassés à comprendre que je veux parler du
Bureau d’approbation nouvellement établi, dont le
président est une personne de condition, qui, on peut
bien le supposer, n’a pas le loisir d’examiner toutes
les piéces, ni peut-être aucune de celles qu’on lui
présente ; & il est plus que possible que ceux à qui
il en donne la commission, soit par foiblesse, soit par
partialité en jugent mal, & en fassent un rapport
injuste. Plusieurs même s’imaginent que ces examinateurs
sont secrétement d’accord avec les directeurs des deux
troupes, pour rejetter indifféremment tout ce qui
arrive, à moins qu’il ne soit recommandé par des
personnes en place. Mais je suis bien éloigné de former
contr’eux cette accusation, & je ne pense point que
ni les uns ni les autres en soient capables. Cependant à
quelle autre cause attribuerons-nous la défense de
représenter les tragédies d’Edouard, d’Eleonore, &
de Gustave Vaza, outre plusieurs autres excellentes
piéces, fondées sur des traits d’histoire
très intéressans, soutenues par des tours variés, &
des incidens surprenans, & ornées de toute la beauté
du langage, surtout la première, qui à tous égards n’a
point de superieure, je dirois presques d’égale dans les
ouvrages des anciens & des modernes ? Et cependant,
lorsque cette admirable piéce alloit être représentée,
on l’interdit au théatre, le public fut trompé dans sa
longue attente, & nous aurions été totalement privés
du plaisir que cette excellente piéce devoit nous
procurer, si, Dieu soit loué, nous n’avions pas joui en
partie de la liberté de la presse. Quoique dépouillée de
tous les ornemens de l’action, elle donne encore au
lecteur une preuve permanente & indisputable, que si
le théatre est à présent très peu intéressant, ce n’est
pas indolence ou manque de capacité dans les auteurs,
mais parce qu’ils ne sont plus libres de se servir de
leurs talens comme ils le souhaiteroient.
Il est donc impossible qu’on
présente rien de neuf au public : tandis que les
théatres ne seront pas mieux reglés, & que ceux qui
accordent les licences ne rabbattront rien de leur
sévérité présente, notre théatre sera entièrement
négligé, & deviendra dans peu de tems un désert. Il
n’est rien qui soit plus digne de la plume d’une
Spectatrice, que de mettre cette affaire dans un jour
convenable : cette bonté de naturel que vous avez
décrite si agréablement, exige que vous rendiez ce
service aux auteurs opprimés : la justice veut que vous
preniez la defense d’un établissement si utile au
public ; & la raison ne manquera pas de vous engager à faire tous vos efforts dans une
occasion aussi louable. » Je suis, Madame,
le plus grand de vos admirateurs, & votre très humble & très obéissant Serviteur,
Distrario.
Metatextualidad
Quoiqu’il en soit, je veux bien prendre sur moi de
la refuter, en développant les motifs cachés qui ont
occasionné un bruit si injurieux à notre siécle, que
je suis surpris de ce que personne n’en a encore
entrepris l’examen.
Metatextualidad
Je rapporte ici ce terme, parce que cette
auguste assemblée l’a inventé, pour cacher leur
incapacité de découvrir les fautes réelles ; quoique
ni eux-mêmes, ni aucune autre personne ne puissent
pas déterminer ce qu’ils entendent par cette
expression.
Metatextualidad
Je viens à présent au sujet
principal qui m’a engagé à vous écrire cette lettre ; jusqu’ici j’ai parlé des
difficultés que les auteurs doivent surmonter afin
d’obtenir que leurs piéces soient représentées ; je
vais y joindre, aussi briévement qu’il me sera
possible, le recit de celles qui me regardent
particulièrement.
Relato general
Je dois vous informer,
Madame, que j’ai écrit plusieurs choses, qui ont eu
l’approbation non seulement du public, mais encore
de plusieurs de nos meilleurs juges ; & ce fut
autant l’encouragement qu’ils me donnerent, que ma
propre ambition, qui me détermina à essayer la force
de mon génie dans le genre dramatique, quoiqu’un de
nos meilleurs poëtes l’appelle une prétention hardie
au savoir, au génie, & à l’éloquence. Je m’y
hazardai donc, & je m’élançai sur cette mer sans
être détourné par l’exemple de ceux qui plus habiles
que moi-même, ont fait naufrage à mes yeux, sur les
rocs & les écueils dont elle est remplie. Pour
vous avouer la vérité, ce qui m’inspira le plus de
hardiesse, c’étoit la faveur & l’amitié dont
m’honoroit un homme de condition, courtisan, & qui me paroissoit avoir assez de
crédit auprès de l’approbateur & des auteurs,
pour faire accepter tout ce qu’il recommanderoit.
Mais pour revenir à mon sujet, comme mon génie
penchoit principalement du côté du sublime, mon
premier essay fut la tragedie. Le sujet dont je fis
choix, est le fameux combat entre Edouard surnommé
côte de fer, Roi d’Angleterre, & le grand Canut
de Dannemark. Je trouvois dans ce Prince héroique
tant de magnanimité & d’affection paternelle
pour son peuple, lorsque pour épargner l’effusion du
sang, il exposa sa propre personne, & combattit
main à main contre un adversaire qui n’avoit point
d’égal que lui-même en force & en courage,
tandis que les deux armées admiroient de part &
d’autre sa valeur étonnante, que je regardois ce
sujet comme le plus digne d’exercer ma plume. Je ne
penche pas à être trop vain de mes productions, mais
l’ami dont j’ai parlé, m’assura que j’avois bien
fait ce que je devois en qualité de Poëte ; mais
qu’il étoit fâché que je n’eusse pas choisi quelque
autre sujet ; que celui-ci ne
réussiroit jamais ; qu’il paroitroit trop
romanesque ; que les usages étoient entièrement
changés depuis le tems d’Edouard ; que la personne
des Rois étoit à présent trop sacrée pour l’hazarder
de cette manière, & il conclut en me conseillant
de ne la pas produire, puisqu’elle ne passeroit
jamais à l’Office, & qu’elle pourroit m’attirer
de fâcheuses affaires. Ce fut pour moi une grande
mortification ; cependant je me soumis à ce
jugement, & je pris pour mon sujet la dernière
partie du régne de cet illustre Monarque, quand il
fut trahi avec son Royaume par l’avarice d’Edrick
Duc de Mercie, son premier ministre & favori.
Mais ceci ne fut point approuvé de mon patron : il
me dit qu’on ne devoit jamais faire paroitre sur la
scéne un ministre, & surtout un mauvais
ministre ; parce que des seditieux pourroient le
mettre en parallele avec ceux qui sont en place,
& s’exempter ensuite du respect qui leur est dû.
Je pris alors la liberté de le conjurer qu’il voulût me recommander quelque trait
d’histoire sur lequel je pusse m’exercer ; mais il
me repondit qu’il n’avoit pas le loisir de penser à
des choses de cette nature, que tout ce qu’il
pouvoit faire étoit de me conseiller de chercher ou
d’inventer quelque sujet agréable, dans lequel ni
Roi ni premier Ministre ne fût intéressé, & par
dessus tout, de ne pas fixer la scéne dans quelque
republique independante, parce, dit-il, que vous
pourriez naturellement laisser échapper quelques
réflexions, qui sentissent trop le Republicain. Je
passai quelques mois à considerer ce qu’il m’avoit
dit, & à chercher dans l’histoire un évenement
dont la representation ne fût sujette à aucune de
ces objections ; mais la chose étoit en elle-même
très impossible, & tous mes efforts ne servirent
qu’à m’en convaincre. Cependant toutes ces traverses
n’étoufferent pas mon ambition d’acquerir le nom
d’auteur dramatique, & je me flattai d’avoir
plus de succès dans le genre comique. Une pensée
singuliere me monta à la tête ; je
crus qu’elle seroit assez amusante, & je la mis
immédiatement sur le papier, la divisant en scénes,
que je distribuai ensuite en cinq actes, & je
donnai à la piéce le titre de Faiseurs de bevûes,
tiré de deux vieux radoteurs que j’avois introduit,
qui travailloient continuellement à faire & à
defaire, & rendoient ce qui étoit mauvais encore
pire. Mais, Madame, comment vous décrirai-je la
colére de mon ami à la seule vuë du titre ! Si je ne
vous connoissois pas, dit-il, pour un honnête homme,
je vous prendrois pour le plus insigne coquin qu’il
y ait au monde : Qu’entendez-vous en appellant votre
Comédie les Faiseurs de bevûes ? Ne savez-vous pas,
que les Jacobites, & les ennemis du Gouvernement
donnerent ce sobriquet au ministere précédent, &
ne commencent-ils pas à charger nos Ministres
d’aujourd’hui de la même imputation odieuse ? Je
suis surpris qu’un Poëte puisse avoir la tête si
dure. Quoique je n’eusse jamais pensé à ce dont il
m’accusoit, je ne laissai pas de sentir que j’avois
fait une faute, & après en être convenu, je lui
dis, que le titre n’étoit point une
objection contre la piéce même, qui pouvoit être
nommée aussi proprement les Dupes, puisque plusieurs
caractéres de cette Comédie méritoient cet épithete.
Ceci au lieu de l’appaiser, comme je m’y attendois,
l’irrita encore davantage. Comment, s’écria-t-il, je
m’apperçois à présent que vous recherchez les
suffrages de la populace ; il n’est pas possible que
vous n’ignoriez, qu’on entendra par les Dupes le
commun peuple : je ne veux plus me mêler de vous ni
de vos productions. Il me quitta alors, & je fus
longtems avant d’obtenir qu’il renouvelât notre
ancienne amitié, & j’étois tellement fâché
d’avoir perdu si follement le crédit que j’avois sur
son esprit, que je fus pendant tout ce tems
incapable d’écrire. Cependant je fus enfin
reconcilié, je recouvrai son estime & en même
tems mon inclination pour la Poësie dramatique ;
mais je lui dis que mes méprises m’avoient déterminé
à ne pas travailler sur mon propre fond jusqu’à ce
que j’eusse plus d’expérience, mais plutôt à travailler sur le plan de quelque vieux
auteur, dont le sujet ne pourroit pas être mis en
comparaison avec ce qui se passe aujourd’hui. Il
parut approuver ce dessein : je lui parlai d’une
Comédie qui a été écrite il y a près de cent &
cinquante ans, par un auteur fort estimé dans ce
tems-là pour ses œuvres poëtiques, & qui se
nommoit Drawbridge Court Belchier ; le titre de
cette piéce est le pot à bierre de Hans, ou la
Comédie invisible de vous me voyez & vous ne me
voyez pas ; mais je n’eus pas plutôt prononcé ce
titre, qu’il s’écria : Vous ne devez pas y penser :
on la prendra pour une Satyre contre les Hollandois,
qui sont toujours nos bons amis & alliés &
ne doivent point être insultés, quoiqu’ils se soient
un peu joués de nous dans la présente guerre. Je ne
repliquai rien, afin de marquer que je convenois de
mon tort ; & ayant parcouru un grand nombre de
vieilles Comédies pour en trouver une qui assortît à
mon dessein, je lui demandai ce qu’il pensoit d’une
Comédie de Middleton intitulée, un monde fou, mes
Maitres. Il branla alors la tête,
& me repondit, que cette piéce pouvoit réflechir
sur quelques Princes d’Allemagne, & qu’il ne me
conseilloit pas de l’entreprendre. Je lui dis
ensuite que le Chevalier du Pilon brûlant, écrit par
Beaumont & Fletchier, ne pourroit offenser aucun
parti. Vous vous trompez, me dit-il, vous ne savez
pas, s’il ne rendra pas méprisables, auprès de
quelques personnes ignorantes, les premiers ordres
de Chevalerie. Fort bien, repliquai-je, & l’Isle
des Goulus écrite par Mr. Day, sous le regne de
notre Reine Elizabeth de glorieuse mémoire, ne
pourroit-elle pas être remise sur le théatre sans
encourir la censure d’aucun parti ? Fy, Fy,
s’écria-t-il d’un ton de colére, vous êtes aussi
mauvais juge des productions des autres que des
vôtres propres : une semblable piéce passeroit pour
un libelle très scandaleux. Extrémement impatient de
trouver quelque chose à l’abri de toute chicane, je
lui proposai de renouveller Bréneralt, ou le Colonel
mécontent, écrit par le Chevalier Jean Suckling, mais il lui parut que cette piéce
touchoit de trop près à quelque dégoût nouvellement
arrivé dans le militaire. Le miroir du Gouvernement
par Gascoigne, pourroit aussi être regardé comme une
entreprise arrogante de découvrir quelques défauts
qui devroient être cachés. Les suppositions du même
auteur pourroient s’appliquer à un certain Ministre,
qui passe pour bâtir tous ses projets sur des
suppositions. Quoique la piéce intitulée le Pourceau
a perdu sa perle, ait été écrite par Taylor l’année
1611, on croiroit infailliblement que je veux
insinuer par là la perte que les Anglois ont faite
de leur liberté. La Comédie de Mr. Broom, intitulée
le Mendiant de la Cour, passeroit pour une insulte
visible contre des personnes de la première qualité
qui habitent autour de Whitehall & dans d’autres
quartiers : le secret de la Cour par Shirley étoit
une chose trop delicate. L’héritier douteux du méme
auteur, & la Chûte de Tarquin de Hunt, furent
rejettés également par le même Critique, mais sans
me rendre compte de ses raisons à
l’égard de ces deux dernières. Jugez, Madame, de mon
chagrin ; mais comme j’étois résolu d’éprouver
jusqu’au bout cet ami prétendu, je lui dis, que
puisqu’il étoit impossible d’écrire une nouvelle
piéce de théatre, ou d’en ressusciter une qui eût
été écrite plusieurs siécles avant celui-ci, sans
offenser personne, je me contenterois d’adapter à
notre théatre une farce qui a plus de deux cens ans
d’antiquité, composée par Jean Heywood, &
intitulée les quatre P. Ici il fit une courte pause,
& me repliqua ensuite gravement : Qu’il ne
pouvoit en aucune manière m’encourager à une
semblable entreprise ; car, me dit-il, on pourroit
entendre par les quatre P. Prince, Pouvoir,
Parlement, & Pension, ou peut-être, Peuple,
Pauvreté, Prison & Petition ; non Monsieur,
continua-t-il, évitez toutes ces allegories
séditieuses, je vous en conjure, ou que notre
liaison finisse. Ceci me fit perdre patience, &
je ne pus m’empêcher de lui repondre avec assez de
chaleur, que je m’appercevois qu’il
cherchoit des allusions où il n’y en avoit point. Si
les quatre P. dis-je, contiennent une allegorie,
pourquoi faut-il qu’elle soit séditieuse ? Pourquoi
ne l’expliqueroit-on pas aussi bien. Penitence,
Pardon, Paix, & Plenitude ? ou si l’illusion
paroit un peu forcée, ne pourroit-on pas l’appliquer
avec plus de justesse à cette partie du beau sexe
qui porte le nom de coquettes ? combien de mots
commencent par la lettre P. dont on peut se servir
pour les désigner ? Cet argument ne fit pas plus
d’impression sur lui que plusieurs autres aussi
raisonnables que je fis valoir ; & je ne fis que
me convaincre qu’il n’étoit pas possible de rien
écrire qui ne fût exposé à la censure de ceux qui en
font leur affaire capitale. C’est ainsi, Madame, que
je vous ai marqué les differens obstacles qui
arrêtent un auteur dramatique dans son chemin, &
vous concevrez aisément qu’il n’est pas
vraisemblable, que des personnes aisées à l’égard de
la fortune, veuillent s’abbaisser à cette servile
dependance & à ces basses
sollicitations qui sont nécessaires aujourd’hui pour
la reception d’une nouvelle piéce ; & qu’un
Poëte qui n’a point d’autre ressource que sa Muse,
sera détourné de risquer sur une espérance si
incertaine, ce même tems, dont il est sûr d’être
payé largement, s’il l’employe au service de
quelques personnes, qu’il ne convient pas tout à
fait de nommer.
le plus grand de vos admirateurs, & votre très humble & très obéissant Serviteur,
Distrario.
Metatextualidad
Nous pensions différemment à la
première lecture de cette lettre ; & après une légère
contestation nous convinmes que les plaintes qui y étoient
contenues pouvoient être très justes, mais que Distrario
avoit peut-être usé du privilége qu’on a accordé aux Poëtes,
de représenter un peu au-delà du naturel. Nous avions de la
peine à nous persuader que l’un ou l’autre des privilegiés,
qui sont tous deux des personnes de famille, & qui ont
reçu vraisemblablement une éducation convenable à leur
naissance, fussent capables de traiter même les moins
estimables de ceux qui entreprennent de les servir &
d’obliger le public, avec cette hauteur & ce mépris dont
notre correspondant les accuse. Nous devons pour l’amour de
nous mêmes, comme pour les autres, user de
bonnes manières, & quiconque les néglige, perd toutes
les prétentions qu’il pourroit avoir à l’amour & au
respect des autres hommes. Un refus civil ôte ce qu’il y a
d’amer dans la chose même, & il est aussi facile de le
donner que s’il étoit grossier & piquant. Il semble donc
impossible que ceux qui sont à la tête d’une scénce
continuelle de politesse, puissent s’écarter autant de ce
qu’ils ont perpétuellement devant les yeux. Mais comme ceci
est une vetille qui regarde uniquement la personne des
Poëtes, & que ces MM. sont bien en état de rendre en
mêmes espéces, le mépris avec lequel on les traite, le
public est plus intéressé au traitement de leurs
productions, & il seroit à souhaiter que quelques
personnes accréditées voulussent se mêler de cette affaire,
& qu’on ne laissât pas au pouvoir de ceux qui vivent sur
les plaisirs du public, de le priver d’un amusement auquel
il a droit de s’attendre. Comme il y a donc un office établi
pour empêcher la représentation des nouvelles piéces qui
paroissent avoir quelque chose d’offensant ou d’indécent, je
trouve qu’il ne conviendroit pas moins à la
sagesse de nos législateurs d’en établir un autre pour
ordonner, & presser la représentation de celles qui
paroissent propres à amuser une assemblée polie &
vertueuse. Supposé qu’un semblable office fût sous la
direction d’une personne capable de juger les ouvrages de
cette nature, il ne resteroit aux Poëtes aucun sujet de
plainte, & plusieurs personnes écriroient pour le
théatre, qui en sont actuellement dégoutées, si nous croyons
ce que Distrario en dit. De plus, on préviendroit la
mortification qu’un auteur reçoit en voyant sa piéce
rejettée, on en chasseroit toute jalousie & toute
partialité, pourvû que chacun envoyât son ouvrage sans faire
connoître son nom, jusqu’à ce qu’il eût été approuvé &
destiné pour la représentation. Il est certain que nous
jugeons en bonne partie d’un ouvrage suivant l’opinion que
nous avons de l’auteur ; ce qui est dans le fond un acte
d’injustice que nous ne devrions pas nous permettre. On peut
exceller dans un genre d’écrire, & échouer dans un
autre. Il y a bien peu d’auteurs, & peut-être aucun, qui soit universel.
C’est
pourquoi je ne puis m’empêcher de rire en moi-même, quand on
commence à parler d’une nouvelle piéce qui se repete
actuellement, & que j’entens des gens s’informer d’abord
du nom de l’auteur, examiner avec rigueur le mérite de ses
ouvrages précedens, & s’il a eu le bonheur de plaire ;
quoique ce qu’il a écrit puisse être tout à
fait étranger au théatre, ils ne manquent pas de s’écrier :
O si elle est de lui, elle doit être bonne ! Après cette
conclusion, ils courent à la première représentation pour
applaudir à ce qui les fera peut-être rougir de leur
première décision, après qu’ils l’auront vû & consideré
avec attention. Et je ne suis pas moins choquée, quand je
vois avec quel mépris certaines personnes traitent les
ouvrages d’un jeune auteur, qui tâche de se faire un nom ;
comment elles jettent de côté ses billets en s’écriant. Quel
obscur auteur est celui-ci ? à quelles pauvretés nous
invite-t-il ? Et ensuite ou elles ne vont pas du tout à sa
piéce, ou elles y apportent des préjugés qui ne leur
permettent pas d’en juger équitablement. C’est un acte de
cruauté dans quelques personnes qui voudroient passer pour
de bons juges, & qui ne laissent pas de se conduire
entièrement par préjugé ; aussi on s’en est plaint longtems
avant qu’on connût ces nouvelles difficultés que Distrario
étale dans sa lettre. On remedieroit donc à tous ces inconveniens qui regardent les Poëtes, si on
établissoit un bureau tel que celui dont j’ai parlé, où on
examinât les nouvelles piéces avec candeur, sans faire
aucune attention au mérite de leurs auteurs à d’autres
égards, & sans savoir même qui ils sont. Par ce moyen on
procureroit peut-être au public le plaisir de voir trois ou
quatre nouvelles comédies ou tragédies chaque hyver sur l’un
& l’autre théatre. A l’égard de ce nouvel établissement
touchant les spectacles, il faut convenir que dans un siécle
corrompu comme celui-ci, il est à propos de mettre des
bornes aux libertés que les Poëtes pourroient se donner ; je
pourrois nommer quelques-uns de ces Messieurs qui ont pris
des licences très condamnables, afin d’augmenter le nombre
de leurs spectateurs en y attirant les personnes les plus
débauchées des deux sexes ; mais dans ce cas même la
restriction devroit aussi avoir ses bornes. Tout ce qui tend
à offenser la majesté de Dieu, ou celle de ses Lieutenans
sur la terre, ne doit point être produit sur la scéne ; mais
c’est renverser cette liberté raisonnable, qui a appartenu
dans tous les âges à toutes les nations
libres, que de rejetter une piéce estimable à cause de
quelques allusions forcées, semblables à celles que l’ami de
Distrario lui indiquoit. Le théatre, suivant son
établissement, est l’écôle de la vertu & le fleau du
vice ; & quand on manque à l’un & à l’autre de ces
nobles desseins, il ne faut pas s’étonner que les personnes
qui ont de l’honneur & de la raison aiment mieux
s’absenter des spectacles, & qu’ils obligent leurs
familles d’en faire autant. Les tragédies d’Edouard &
d’Eleonore, de Gustave Vasa & d’Arminius, & quelques
autres dont on a défendu la représentation, ont ôsé
s’exposer à la critique en paroissant sous la presse ; &
je n’ai encore vû personne qui ait pénétré les motifs qu’on
a eu pour nous refuser le plaisir d’en voir la
représentation. Si le véritable amour de la patrie est une
vertu dont l’on ne rougit pas dans ce siécle, chacun ne
doit-il pas se sentir enflammé d’une noble ardeur à
l’exemple illustre de Gustave Vasa & de ses braves
Dalecarliens ? Si le désir d’acquérir de la gloire par de
belles actions, est un principe qui doive être inculqué aux jeunes gens, & fortifié dans les
vieillards, Arminius ne nous fournit-il pas un modéle d’une
louable ambition ? Et si la fermeté dans les disgraces, la
resignation au Ciel, la foi, la charité, la pieté, un zèle
fervent & toutes les vertus qui peuvent orner le
caractére d’un Héros chrétien, méritent notre attention, où
les trouverons-nous réunies dans toute leur pureté, mieux
que dans le brave & vertueux Edouard ? Les Dames
principalement doivent être sensibles à la manière dont on a
traité cette excellente piéce, puisqu’il n’y en a jamais eu
qui fasse plus d’honneur à leur sexe. Je crois que l’aimable
caractére d’Eleonore n’a pas son égal dans l’histoire ; sa
conduite est certainement une preuve brillante, que cette
grandeur d’ame, cette fermeté, cette constance, & toutes
les autres vertus qui constituent la vraie magnanimité, ne
sont pas particulières à l’autre sexe. On a cependant jugé à
propos de supprimer ces piéces, outre plusieurs autres, qui
ont encouru la censure de l’examinateur : il ne me convient
point de rechercher les raisons de ce jugement ; mais
j’accorde à Distrario, que dans ce cas, il est
fort difficile à un auteur de trouver ou d’inventer un sujet
à l’abri de toute objection, & qui ne souffre pas le
même sort. Si les yeux pouvoient se satisfaire en voyant,
& les oreilles en entendant toujours les mêmes choses
continuellement repetées, il faut convenir que nous avons
plusieurs excellentes piéces de théatre, que nos meilleurs
Poëtes auroient peut-être bien de la peine à égaler ; mais
on se plaît naturellement dans la varieté, & quoiqu’il y
eût de l’injustice & de l’ingratitude à enlever les
lauriers dont on a ceint les fronts de Shazespear, de
Johnson, Beaumont & Fletchier, Dryden, Otway, Lee,
Congreve, & plusieurs autres auteurs qu’on a admirés
avec justice, pour en couronner leurs successeurs, cependant
nous aimons à voir des génies qui soient la production de
notre siécle, & il nous seroit facile d’élever des
trophées à leur mérite, sans faire aucune injure à ceux qui
les ont précédés. Les mêmes personnes qui sont les plus
passionnées de la nouveauté, ne voudroient pas voir
ensevelies dans l’oubli, ces piéces qui les
ont amusés durant tant d’années. Leurs auteurs conserveront
toûjours la même reputation, & ils seroient peut-être
plus estimés si leurs ouvrages étoient produits moins
souvent sur le théatre. Quelques comédies de Shakespear,
& toutes ses tragédies, ont des beautés presque
inimitables, mais aussi il faut convenir qu’il donnoit
quelquefois trop de liberté à la richesse de son
imagination ; en sorte qu’on peut comparer ses comédies à un
parterre rempli des plus belles fleurs, mais qui sont comme
étouffées par les plantes étrangéres que la fertilité du
terroir a produites ; ainsi les meilleures & les plus
amusantes sont celles d’où les successeurs de ce grand Poëte
ont eu l’habileté d’extirper toutes ces mauvaises plantes.
C’est pourquoi je ne fus pas mediocrement surprise, en
apprenant que Mr. Cibber le jeune, avoit remis sur le
théatre la Tragédie de Romeo & de Suliet, telle qu’on la
représentoit anciennement ; puisque Caius Marius paroissoit
avec tant d’avantage, depuis qu’Otway l’avoit corrigé
suivant le goût moderne, que l’auteur lui-même
auroit été satisfait de ce changement, s’il avoit assez vécu
pour en être le témoin. Il seroit à souhaiter, j’en
conviens, qu’il eût été un peu plus sévère, & qu’il eût
retranché non-seulement des scénes superflues, mais encore
des caractéres qui ne font que charger inutilement la piéce,
particulièrement ceux de la Nourrice & de Sulpitius, qui
n’ont aucun rapport avec l’intrigue de la piéce, & qui
appartiennent plutôt à la comédie qu’à la tragédie. Il me
paroit tout à fait contraire au caractére d’un Sénateur
Romain & d’un Patricien, de se laisser amuser durant une
demie heure par des pauvretés qui seroient à peine goûtées
dans une assemblée de vielles femmes ; ni la conduite
extravagante, & les discours libres de Sulpitius ne
conviennent pas tout à fait à l’austérité du tems dans
lequel on suppose qu’il a vécu, & ne peuvent que faire
un mauvais effet sur la morale des spectateurs. Et quoique
la description de l’Apoticaire soit vraiment poëtique, &
que la maigreur de sa figure excite des éclats de rire dès
qu’il paroit sur le théatre, on n’en est que
moins disposé à goûter le serieux des scénes suivantes. Mr.
Otway craignoit sans doute d’aller trop loin, puisqu’il n’a
pas retranché tout ce qui empêche cette piéce d’être
parfaite. Il faut convenir qu’il a perfectionné &
rehaussé toutes les beautés qui étoient susceptibles
d’augmentation, & qu’il a été extrémement scrupuleux à
conserver entiéres toutes celles qui ne souffroient point de
reforme. L’on ne doit pas moins admirer son jugement à cet
égard que sa candeur. Ensorte que cette tragédie est, à mon
jugement & à celui de plusieurs autres, la meilleure
& la plus parfaite de toutes celles qui nous viennent de
cet excellent auteur (I1). Quoique les comédies de
Johnson ayent moins de feu & de brillant que celles de
l’auteur que je viens de nommer, elles sont cependant
infiniment plus correctes ; ainsi elles n’ont besoin que du
retranchement de quelques scénes, parce
qu’elles sont trop longues pour être représentées ; ce qui
est une faute commune aux écrivains de ce siécle. Beaumont
& Fletcher nous ont laissé plusieurs excellentes
Comédies ; celles qu’on a corrigées suivant le goût moderne
sont fort amusantes ; & il y en a plusieurs autres qui
ne plairoient pas moins, si on y faisoit un petit nombre
d’altérations. Shirley, Broom, Massenger, & plusieurs
autres anciens poëtes, nous ont aussi laissé des piéces qui
pourroient participer à nos applaudissemens, si une main
habile en prenoit soin. Mais je dois encore avouer à
Distrario, qu’il ne faut pas fermer le théatre aux vivans
par complaisance pour les morts, qu’on devroit au moins
admettre à l’essay les génies de ce siécle, afin que nos
descendants ne puissent pas nous accuser d’une partialité
dont nos ancêtres ne furent pas coupables. Je crains
beaucoup que les appréhensions de Distrario à ce sujet ne
soient que trop bien fondées, & que la personne qu’il
consulta sur le choix de son sujet, ne fit que lui exprimer
les sentimens de ceux qui nous gouvernent ;
& dans ce cas, ce sera en vain qu’on s’attendra à
quelque nouvelle piéce dans le genre dramatique, qui mérite
d’être représentée. Il paroit cependant fort étrange, qu’on
défende de représenter sur le théatre des événemens qui se
trouvent dans l’histoire, que chacun peut lire ailleurs,
& dont il peut faire l’objet de ses réflexions.
Ejemplo
Mr. Pope, dont les Poësies seront toûjours
lûes avec plaisir & admiration, n’avoit point de
génie pour le genre dramatique.
Ejemplo
Dès que Mr. Rymer, ce
redoutable critique des productions de ses
contemporains, ce prétendu reformateur du théatre, a
voulu donner un modele de ce qu’une bonne piéce devroit
être, il n’a fait que montrer combien il étoit incapable
d’écrire. C’est, à mon avis, ce que tous ceux qui ont lû
son Edgar doivent reconnoître ; cette piéce tant
travaillée, n’est après tout que correctement insipide,
puisqu’elle n’excite point les deux principaux effets de
la tragedie qui sont la pitié & la surprise :
cependant toute la ville étoit dans une haute attente
des prodiges qui devoient sortir de la plume d’un homme
si sévère sur les ouvrages des autres.
Metatextualidad
Mais quelques personnes me
trouveront peut-être ridicule, & d’autres trop hardie,
de prétendre discourir sur un sujet dont il n’est pas
possible de rendre raison : je le laisserai donc pour passer
à lettre qui suit sur ma table.
A la Spectatrice
Nivel 3
Carta/Carta al director
Madame, « Comme je suis
persuadé que vous connoissez parfaitement le monde,
& que vous avez à cœur le bonheur de votre sexe, je
m’étonne que vous n’ayez jamais pensé à donner quelques
avis touchant l’usage immoderé du thé. Quoiqu’il puisse
paroitre innocent à celles qui le pratiquent, il ne
laisse pas de constituer une sorte de debauche, autant depensive & peut-être plus pernicieuse
dans ses suites, que les déreglemens dont on accuse les
hommes qui ne sont pas débauchés de profession. Ceci
peut paroitre au premier coup d’œil, une affirmation
trop hardie ; mais si on l’examine de plus près, je suis
persuadé qu’on la trouvera très raisonnable, & je
prétends prouver que la table à thé coûte dans quelques
familles plus que l’entretien de deux enfans en
nourrice. Et cependant dans cette depense est le moindre
mal ; c’est l’entière destruction de toute œconomie, une
source de paresse & de nonchalence, parce qu’on y
consacre les heures qu’on devroit employer à conserver
ou à augmenter avec prudence & droiture ce que la
fortune ou notre industrie a pû nous procurer. Si cette
folie de consumer son tems & de dépenser son argent
de cette manière étoit bornée à ces personnes qui ont
assez de l’un & de l’autre, il ne seroit pas
nécessaire d’en faire l’objet d’une censure publique ;
mais la contagion s’est repandue parmi les femmes de
toute condition, & celle qui se marie
s’imagine à présent avoir le même droit d’exiger un
assortiment de thé, qu’une bague de noces. Quoique vous
ne puissiez ignorer, Madame, combien les commerçans,
& surtout ceux qui tiennent boutique pâtissent de
cette coutume, permettez-moi de vous rappeller ici
quelques désagrémens particuliers, auxquels nous autres
époux de cette classe sommes exposés. La première chose
que font nos aimables moitiés dès qu’elles ont ouvert
les yeux, c’est de sonner pour faire venir la servante,
& pour lui demander si le chaudron à thé bouillit ;
arrive-t-il quelque accident qui retarde cette
importante affaire, la maison ne manque pas de retenir
de reproches à cette occasion ; mais si tout se trouve
prêt, on se hâte de se jetter quelques hardes sur les
épaules, Madame vient occuper son fauteuil, s’assied
dans cet équipage devant sa table à thé, suce &
s’arrête, suce encore, tandis que sa servante se tient
debout devant elle, pour remplir aussi souvent que la
maitresse l’exige, le vase desséché qui
sert de vehicule à cette précieuse liqueur. On ne peut
pas mettre moins d’une heure à déjeuner, après quoi la
servante emporte tous les ustensiles dans la cuisine,
s’assied avec le même étalage que sa maitresse devant
les restes du thé (ou peut-être a-t-elle pû en saisir
quelque part du frais) y donne autant de tems, &
s’imagineroit qu’on lui fait le plus grand tort, si on
venoit à l’appeller ou à l’interrompre dans cet
intervalle ; ensorte que la matinée s’écoule avant que
la maitresse & la servante ayent déjeuné, & que
le pauvre époux est fort heureux s’il peut avoir un
morceau de prêt pour son diner, à deux ou trois heures
après midi. La famille n’est pas plutôt hors de table,
qu’il faut encore dresser la table à thé ; une amie du
voisinage arrive, pour passer une heure en causant ; la
compagnie n’est pas assez nombreuse, & comme la
servante est occupée à servir, on envoye un garçon de
boutique de ce côté pour chercher Madame une telle,
& un autre pour chercher cette autre Dame : ensorte que le mari reste tout seul ; & s’il
lui arrive deux pratiques dans le même tems, il en perd
souvent une, parce qu’il ne peut pas la satisfaire. Et
quand on a fini de boire le thé, & qu’on est sur le
point d’emporter la table, il arrive souvent une
nouvelle visite, à qui on doit servir du thé frais ;
après celle-ci une autre, qui est toujours traitée de la
même manière ; une troisième, peut-être une quatrième,
ou davantage, jusqu’à ce que la chambre soit remplie,
& alors la compagnie ne se sépare que longtems après
qu’on a allumé les flambeaux, même lorsque les jours
sont passablement grands. Ceci suffit pour montrer
combien la table à thé fait perdre de tems à la
maitresse & aux domestiques, & empêche qu’on ne
mette ordre à toute autre chose. Mais, Madame, il y a
encore un autre effet plus fatal, auquel on s’expose en
buvant immodérement sur cette plante orientale. Ce que
je veux dire est un fait trop connu pour qu’on ne me
devine pas ; mais afin qu’aucun de vos
lecteurs ne s’y méprenne, j’hazarderai de m’expliquer.
Si le thé, qu’il soit vert ou bouë, est pris avec excès,
il occasionne des vents, & un abbattement d’esprit
qui oblige en quelque manière le buveur à avoir recours
aux liqueurs plus spiritueuses. Les personnes les plus
sobres du sexe, se voyent alors contraintes à boire du
vin assez copieusement ; on n’offre plus aujourd’hui la
première liqueur sans l’autre, & la bouteille avec
les verres sont devenus une dépendance de la table à
thé. Heureux sont ceux qui peuvent se contenter d’un
rafraichissement, qu’on n’a pas à la vérité en
Angleterre dans sa perfection, mais qui est infiniment
moins pernicieux à la santé, que d’autres qu’on lui a
fréquemment substitués quand on a trouvé le premier trop
foible ! L’Eau de vie, le Rum, & d’autres liqueurs
spiritueuses qui égayent davantage, du moins pour le
présent, sont depuis quelque tems, un supplement fort
ordinaire de la table à thé ; & je ne
le dis qu’avec chagrin, le palais s’est tellement
familiarisé avec ces liqueurs, qu’on ne craint plus la
vertu qu’elles ont d’enyvrer ; & que des vapeurs,
une attaque de colique, une indigestion, ou quelque
autre plainte semblable, servent d’excuse pour en boire
une plus grande quantité que la meilleure constitution
ne peut supporter. Delà viennent des maladies sans
nombre, les salaires des Médecins, les parties des
Apoticaires, les voyages de Bath, de Tunbridge, de Spa,
& tout ce qui peut troubler le repos du malheureux
époux, ou ruiner sa fortune. Plus il a d’affection pour
une femme qui prend si peu de soin des intérêts & du
bonheur de son époux, comme de sa propre santé & de
sa reputation, plus son affliction est violente ; &
moins pourra-t-elle se pardonner une telle conduite,
quand une fâcheuse expérience, mais trop tardive, lui
aura appris à penser avec plus de justesse. Tous les
époux se réunissent donc à souhaiter que vous daignez
faire vos efforts, pour bannir de chez les
personnes d’une condition mediocre cet ennemi de leur
paix ; & c’est en particulier ce que désire très
humblement celui qui est. Avec la plus grande admiration
pour vos écrits » Madame, Votre très humble & très
obéissant Serviteur,
Jean Prudent. Rue Friday ce 2. Nov. 1744.
Jean Prudent. Rue Friday ce 2. Nov. 1744.
Metatextualidad
J’ose dire que la moitié de mes
lecteurs s’attendra de me voir très fâchée de cette
declamation contre un amusement dont mon sexe est en général
si passionné ; mais notre société est fermément resolue de
conserver une exacte impartialité ; & quand même cette
satyre regarderoit l’une d’entre nous, (ce qui graces au
Ciel n’est pas) nous ne laisserions pas de convenir qu’elle
est fondée. Il n’y a certainement rien de plus propre à
échauffer la bile d’un mari facile à
s’emporter, ou qui fasse plus de chagrin à celui qui est
d’un naturel doux & compatissant, que cette conduite de
quelques femmes de marchands ; & il faut convenir que
Mr. Prudent l’a représentée avec tant de force, qu’il n’est
pas possible de lire sa lettre sans en voir tout le
ridicule. Je ne pense pas qu’une femme qui se sent coupable
à cet égard, puisse se voir ainsi depeinte sans éprouver une
confusion, qui doit produire sa reformation totale.
Cependant le thé n’est point une plante nuisible, il
convient à la plûpart des tempérammens, pourvû qu’on en
prenne avec moderation ; mais aussi il faut convenir que
nous avons des plantes de notre propre climat, qui ne
plaisent pas moins au palais, & qui semblent plus
propres pour le dessein qui sert d’excuse à ces regals de
l’après midi. C’est une vérité reconnue de ceux même qui
nous vendent le thé à un prix si haut ; mais, helas ! notre
passion pour tout ce qui est étranger se découvre en trop
d’exemples, & nous négligeons ce que nous avons chez
nous, pour la même raison que plusieurs hommes
négligent leurs femmes, uniquement parce qu’elles leur
appartiennent. Les trois objections que fait Mr. Prudent,
& que chacun peut faire comme lui, contre la table à
thé, sont premièrement, la perte du tems, &
l’impossibilité de s’occuper de ses affaires ; 2. la
dépense ; & enfin les conséquences qui en résultent,
l’usage des liqueurs fortes & le déperissement de la
santé. On pourroit repondre à la première, que si on
bannissoit entièrement le thé, & si on lui substituoit
la melisse, la sauge, la menthe & d’autres plantes
Européennes, en les infusant de la même manière, l’effet en
seroit le même à cet égard, parce qu’on y donneroit le tems
qu’on donne à la table à thé. Et la seconde n’est pas d’un
grand poids ; la dépense du thé, exclusivement à toute autre
conséquence ou dépendance, qui seroit également inévitable
si on usoit de quelque autre herbe, est une douceur, qu’une
femme peut se permettre sans ruiner son époux. Mais la
troisiéme n’est pas si aisée à resoudre ; c’est aussi ce qui
rend l’usage du thé pernicieux plus que toute autre chose.
Je crois qu’il n’y en a point entre celles
qui en boivent constamment deux fois par jour, qui n’en ait
éprouvé les mauvais effets sur sa constitution ; elles
sentent un anéantissement de cœur, une espéce de
frémissement intérieur, dont on ne peut se délivrer que par
ce remede dangereux dont parle Mr. Prudent, & qui
devient avec le tems pire que le mal. Il seroit donc à
souhaiter que les personnes de tout rang voulussent faire
leurs efforts pour se sevrer de cette coutume ; & j’ai
de plus en plus lieu de l’espérer, parce que les personnes
de qualité, qui en ont donné la mode, commencent &
continuent de jour en jour à prendre moins de plaisir auprès
de leur table à thé. Mais comme l’usage ne s’en est pas
établi tout d’un coup, nous ne devons pas nous attendre
qu’il s’éteigne subitement ; en un mot ceux qui pâtissent de
cette coutume, peuvent se consoler sur l’assurance que je
leur donne qu’elle est déjà sur son declin. Ce discours me fut debité de la
manière la plus grave, & je ne pus m’empêcher de sourire
alors, comme chaque fois que j’y pense, de l’entêtement, pour faire de l’usage du thé une chose si
importante, qu’on ne peut plus le quitter, & qu’on se
reduit à choisir celui qui fera le moins de mal. Comme on se
propose dans ses essais de réformer les mœurs, & non de
défendre les foiblesses de mon sexe, je me flatte que ceux
qui trouvent les excès blâmables en toutes choses, ne
penseront pas que j’ai été trop sévère. Enfin nous ne
devrions jamais traiter avec indulgence, une habitude, dont
nous avons ensuite beaucoup de peine à nous délivrer quand
nous en sentons les inconvéniens. La tabatière & la
bouteille de senteur sont d’assez jolies babioles dans la
poche d’une Dame, & d’ailleurs elles servent souvent à
suppléer à la conversation ; mais quelles que soient leurs
vertus, elles se perdent par un usage trop constant &
trop familier ; & il n’y a rien de plus ridicule ou de
plus pernicieux à la tête, que d’avoir continuellement en
main l’une ou l’autre. Je connois une Dame qui ne se met
jamais à table sans avoir sa tabatière à côté de son
service, & une autre qui ne peut dormir sans sa
bouteille de sel volatil sous son oreiller ;
mais je reserve de m’étendre une autre fois sur la folie de
cette coutume, de peur que l’aimable correspondante qui nous
a écrit la lettre suivante, ne s’imagine que nous la
négligeons.
Relato general
Je ne puis quitter ce sujet
sans repéter ce qui me fut dit il y a quelques années
par une intime amie ; cette Dame étoit une
des plus passionnées pour l’usage du thé ; le bouë &
la rotie au beurre faisoient sa principale nourriture,
& elle ne se plaisoit qu’avec celles qui avoient la
même passion. Un accident, qu’il n’est pas nécessaire de
rapporter, nous separa pour un tems assez considerable ;
mais à la première visite que je lui fis ensuite, je fus
extrémement surprise de voir qu’elle avoit laissé le thé
bouë, pour ne boire que du vert, ce qui ne pouvoit
qu’être très nuisible à sa constitution, puisqu’elle
étoit fort maigre, & qu’elle penchoit à une
consomption. Comme je lui eus dit mon sentiment à ce
sujet, Je le sais, repliqua-t-elle, que ceci est fort
mauvais pour ma santé ; j’ai eu depuis que j’en bois des
douleurs continuelles à l’estomac, & je ne puis pas
jouir d’une heure de parfait repos dans toute la nuit ;
cependant que puis-je faire, j’aime mieux endurer ceci
que d’avoir le cerveau derangé ; & je vous assure
que je serois devenue folle, si j’avois continué à boire
du thé bouë.
Nivel 3
Carta/Carta al director
Chère et sage Spectatrice.
« J’ai une vaste opinion de votre esprit, & vous
devez en être convaincue, puisque je vous demande votre
avis ; c’est un compliment, je vous assure, que je n’ai
jamais fait à ma propre mere, ou à aucune autre
personne. Il faut que vous sachiez, que d’environ une
cinquantaine d’amans, qui me font la cour, il y en a
trois qui se flattent de réussir, & avec quelque
raison, car je leur ai donné l’encouragement qu’ils
pouvoient attendre d’une femme vertueuse ; mais je veux
vous informer de leur caractére & des différens
sentimens qu’ils m’ont inspirés, afin que vous soyez
mieux en état de juger lequel je dois choisir pour mon
époux. Mais en voilà assez à son sujet ; venons au
second.
Je vous ai dépeint
mes trois amans aussi exactement qu’il m’a été possible,
& je ne doute pas que vous ne soyez impatiente de
savoir pour lequel des trois mon cœur a le plus de
penchant. Je vous dirai donc avec la plus grande
sincérité, qu’ils y ont tous leur place, & que je
suis comme partagée entr’eux. Le premier a mon estime,
le second ma compassion, & le troisiéme mon
affection. Mais je n’estime pas assez le premier pour
mépriser l’un ou l’autre des deux suivants
dont je pourrois faire choix, ni je ne plains pas assez
le second pour lui accorder aucune faveur au préjudice
de ce que je devrois à celui qui seroit mon époux ;
enfin je n’aime pas tellement le dernier, que je ne
puisse retirer mon amour, si je dispose jamais de ma
personne en faveur d’un autre. Comme je suis entièrement
la maitresse de mon choix, je voudrois en faire un qui
fût approuvé de tout le monde, & qui me présentât
l’avenir le plus riant. Comme vous n’êtes nullement
prévenue en faveur de mes prétendans, vous êtes plus
capable que personne de me conseiller dans une
circonstance si critique ; & je me flatte que vous
me communiquerez les raisons qui vous auront déterminée
pour l’un des trois, afin que je puisse me conduire
suivant votre avis, que je termine enfin l’état de
suspens dans lequel j’ai fait languir ces Messieurs,
& que je sorte moi-même de l’incertitude dans
laquelle j’ai flotté jusqu’à ce jour. Si vous m’accordez
promptement & amicalement ce que je vous demande, vous obligerez infiniment celle qui
est, Chere Spectatrice, Votre constante admiratrice
& humble servante,
Bellamonte. Pall-Mall ce 7. Nov. 1745.
Retrato ajeno
Le premier est un
grand homme d’une figure fort revenante, & d’une
famille honorable ; il a un gros
bien, & il m’offre un douaire au-delà même de ce
que ma fortune, qui est considerable, semble
exiger ; d’un autre côté il n’est adonné à aucun
vice, & il a la reputation d’avoir un esprit
plus que mediocre ; mais nonobstant toutes ces
bonnes qualités, il y a quelque chose chez lui qui
me deplaît. Je pense qu’il devroit quand nous sommes
seuls ne m’entretenir que de sa passion ; & au
lieu de cela, il me parle souvent de sujets qu’il
sait fort bien ne m’être nullement agréables, &
qui sont en effet trop serieux pour des personnes de
notre âge, puisqu’il n’a que vingt trois ans, &
que je suis dans ma dix-septiéme année. Il y a une
semaine que nous allames faire visite à une de mes
parentes dont la maison a la vûe de la mer, &
comme nous regardions par la fenêtre en attendant
que ma cousine nous vint joindre, dequoi pensez-vous
qu’il m’entretint ? de quelques réflexions sur
l’inconstance de cet élement, le malheureux sort du
brave Amiral Balchen, & la perte que la flotte
& toute la nation ont faite en sa
personne, comme si j’avois quelque chose à faire
avec l’Amiral, la flotte ou la nation. N’auroit-il
pas mieux fait, puisqu’il devoit parler de la mer,
de m’avoir comparé à Venus sortant du sein des eaux,
ou à la charmante Hero, pour qui l’amoureux Leandre
traversoit l’Hellespont à la nage ? Je pourrois vous
citer quantité d’autres exemples semblables ; &
quoique je sois convaincue de son amour, parce qu’il
a rejetté plusieurs partis plus avantageux, dans
l’incertitude de m’obtenir, il est cependant si
extraordinaire, qu’il ne m’a jamais protesté qu’il
ne pourroit pas vivre sans moi, ou juré que s’il ne
pouvoit pas m’obtenir, il renonceroit au mariage.
Retrato ajeno
Celui-ci est ce
qu’on peut appeller un amant, il me suit partout,
comme mon ombre ; il ne manque jamais d’approuver
tout ce que je dis ou que je fais, & il m’arrive
souvent de faire ou de dire des absurdités,
uniquement pour voir ce qu’il en pensera ; mais le
pauvre homme semble n’avoir de
volonté que la mienne, & je crois en conscience
que si je lui ordonnois de couper sa main droite, il
n’héziteroit pas de m’obéir. Si je lui souris, il
est tout en extaze ; mais si je lui fais mauvaise
mine il devient pâle, & prend un visage abbattu,
comme s’il sortoit de maladie. J’ai été deux ou
trois fois sur le point de lui donner son congé ;
mais j’en ai été empêchée par la crainte qu’il ne se
perçât de son épée. Enfin la passion qu’il a pour
moi le rend tout-à-fait ridicule, & la plus
grande objection que j’aie contre lui est, que son
excessive tendresse nous rendroit la risée de toutes
nos connoissances. Au reste, il a un bien assez
considerable, une figure revenante, une belle
berline dorée, & les plus beaux chevaux, après
ceux de sa Majesté, que j’aie vûs de ma vie.
Retrato ajeno
Le troisiéme est gay,
spirituel, aimable, beau comme un ange &
toujours mis de très-bon goût ; il est lié parmi le
grand monde, sçait tout ce qui se passe & le
raconte de la manière la plus
agréable ; il a encore une voix charmante,
passablement de musique, & sçait tous les
nouveaux airs aussi-tôt qu’ils paroissent. Enfin il
possede dans un degré éminent toutes les qualités
qui plaisent le plus aux femmes. Nous ne sommes
jamais au mail, à la comédie, à l’opera, ou aux
assemblées publiques, que tous les regards ne se
fixent sur lui, & ne se tournent ensuite de mon
côté avec un air de malice & de dépit, de ce que
j’ai enlevé au public un cavalier si aimable. Vous
conviendrez qu’un tel amant est assez flatteur pour
la vanité d’une femme ; & je dois dire que je
m’amuse infiniment, en observant les petits
artifices que quelques-unes, même de mes amies,
mettent en pratique pour me l’enlever. Mais
cependant, en dépit de toutes ces qualités
engageantes, malgré la satisfaction que mon triomphe
par dessus toutes mes rivales procure à ma vanité,
ma raison me dit qu’il est moins digne que les
autres de mon affection, non-seulement parce qu’il
n’a pas autant de bien, mais encore parce qu’il
semble se faire trop valoir de la
préférence qu’il me donne sur le reste de mon sexe.
Il ne manque pas de m’annoncer les belles offres
qu’on lui fait chaque jour, les avances de telle
beauté célébre, & les favorables regards de
cette autre ; & quoiqu’il termine toujours son
discours en me protestant qu’il n’y a point de
beauté comparable à la mienne, il semble cependant,
à tout prendre, s’appliquer plutôt à me prouver le
cas qu’on fait de lui, que l’amour qu’il sent pour
moi : c’est pourquoi je finis son portrait en
disant, qu’il est ce que le monde appelle un homme
trop plein de lui-même.
Bellamonte. Pall-Mall ce 7. Nov. 1745.
Metatextualidad
Il n’y a point d’état ni de
condition dans la vie, qui n’ait ses chagrins d’une espéce
ou d’une autre ; & je ne doute pas que cette jeune Dame
ne se deplaise presqu’autant dans cet état d’incertitude,
que le plus passionné de ses amans ne souffre de peur d’être
rejetté. Cependant si elle est autant disposée à recevoir
les avis, que la Spectatrice est prête à les donner, nous
ferons tout notre possible pour la satisfaire. Il faut
convenir qu’elle ne montre pas moins de justice que de
discernement, dans le partage qu’elle fait des affections de
son ame. Le premier de ses adorateurs demande toute son
estime ; le second, s’il est sincére, est très digne de
pitié ; & si le troisiéme a toutes les
qualités qu’elle lui attribue, il mérite d’avoir part à son
inclination. Mais comme tous ces sentimens favorables
doivent enfin se réunir pour n’en faire qu’un seul, que
l’estime, la pitié & l’admiration doivent se joindre
pour composer une tendresse parfaite, elle feroit bien de
considerer que si les deux derniers de ses amans n’ont pas
un mérite assez solide pour s’attirer le premier sentiment,
ils ne formeront jamais qu’une passion légère & de
courte durée. L’amour ne mérite pas ce nom s’il n’est pas
mêlé d’amitié ; & l’amitié ne peut être fondée que sur
l’estime. Ainsi celui qui est digne de celle-ci, a un juste
titre au premier de ces sentimens, pourvû qu’aucune
inégalité d’âge, d’origine, de fortune ou une figure
désagréable n’empêche la naissance de ces douces impulsions,
en opposant la nature à la raison. Sur ceci Bellamonte
s’attend sans doute que je deciderai pour le premier de ses
amans, puisqu’elle reconnoit elle-même qu’on ne peut
alléguer contre lui aucune des difficultés dont j’ai parlé ;
& si son extrême jeunesse lui permet de penser aussi
serieusement que le sujet l’exige, je suis
sûre qu’elle a assez de sens pour savoir que les choses ne
sont pas toûjours ce qu’elles paroissent. Une légère
réflexion suffira pour lui apprendre que l’amant le plus
empressé devient souvent l’époux le moins affectionné ;
& qu’un homme qui fait tant de cas de ses qualités
extérieures, a trop négligé le soin de son ame, pour être en
état de reconnoitre que l’admiration est uniquement la
recompense des vertus acquises, & non pas de quelques
avantages casuels, comme un beau visage, des membres bien
tournés, ou une voix agréable, dont mille accidens peuvent
priver celui qui les possede, & par conséquent convertir
en indifférence & peut-être en mépris, l’amour dont il
se croit si sûr. Si son premier amant ne donne pas à chaque
instant des marques de désespoir, s’il ne menace pas à
l’exemple du second de se défaire lui-même, c’est que le feu
dont il brûle paroit moins au dehors ; mais il ne s’ensuit
pas qu’il soit moins permanent & moins estimable ; au
contraire, il ne s’évapore pas en paroles, il se conserve
tout entier dans son sein ; & il est vraisemblable qu’il
ne s’éteindra qu’avec la vie de cet amant.
Mais comme elle paroit avoir autant de bon naturel que
d’esprit, je voudrois qu’elle ne craignît aucune funeste
conséquence de son refus à l’égard de son second amant ; les
menaces d’un homme de ce caractére sont aussi frivoles que
les dards & les flammes de sa prétendue divinité, &
nous voyons souvent ceux qui poursuivent leurs vûes avec la
plus grande vigueur, supporter leurs mauvais succès avec une
indifférence qui étonne. Beaucoup moins doit-elle
s’imaginer, qu’en le préferant aux autres elle conserveroit
toujours après son mariage le même pouvoir sur sa volonté
& sur ses actions. Combien de femmes ont été trompées
par cet extérieur de complaisance dans ceux qui sont devenus
ensuite leurs tyrans ! sans se souvenir de ce que dit un de
nos Poëtes, que Mais comme la seule
pitié est tout ce que Bellamonte accorde à ce langoureux
Strephon, je suis peu en peine à ce sujet ; il peut annoncer
se <sic> regrets & ses lamentations
aux champs & aux bosquets, ou, ce qui est à tous égards
autant vraisemblable, s’il ne l’est pas davantage, il ira
les porter aux pieds de quelque belle moins insensible ;
ainsi elle ne doit point s’inquiéter de ce qu’il deviendra.
Je voudrois pouvoir dire que ce beau Cavalier qui est si
amusant & qui chante si bien ne fût pas plus dangereux.
Le cœur aime à s’occuper, & il veut être indépendant ;
on a beau vouloir se tenir dans l’inaction, il n’obéit
point, & il ne se laisse point gouverner par la raison ;
& si quelque beau Cavalier s’y est introduit par sa
parure, son bon air, ou quelque autre charme, je crains
beaucoup que la pauvre estime n’échoue en dépit de tout ce
que pourroit dire un Spectateur. Je souhaite donc
sincerement que ce qu’elle dit soit vrai ; que l’inclination
qu’elle confesse avoir pour cet amant ne soit pas si
fermement établie, qu’elle ne puisse plus la retirer dans la
suite ; car pour dire franchement mon avis, je ne trouve
rien dans son caractére qui puisse promettre à Bellamonte un
bonheur durable. Cependant, afin qu’elle soit mieux en état de se surmonter elle-même, je vais lui
donner une légère esquisse de ces scénes où elle ne manquera
pas de jouer son rolle, si elle se détermine à donner sa
main à ce Narcisse moderne. Si Bellamonte peut
se soumettre à ce traitement, qu’elle satisfasse son
inclination ; mais je penche à me persuader que ce que j’ai
dit la fera réflechir à ce qui se passe dans le monde.
Qu’elle y jette les yeux, elle y découvrira une infinité
d’exemples de cette vérité, que si un homme s’admire
lui-même, il n’est plus susceptible d’admiration pour aucun
autre objet. Je la prie aussi de réflechir, que le mariage
est une espéce de précipice, dont on ne peut point sortir
dès qu’on s’y est jetté ; ceux qui touchent à ses bords
doivent bien prendre garde qu’au lieu d’une vallée
délicieuse, émaillée de fleurs qui remplissent l’air de
leurs agréables parfums, ils ne se précipitent dans un lieu,
où les ronces & les épines sont couvertes de quelques
fleurs qui en imposent par leur coloris, mais
qui ne donnent point d’odeur, & se flétrissent au seul
attouchement. Mais pour quitter l’allégorie, le prémier
Cavalier dont Bellamonte fait le portrait, me paroit avoir
toutes les qualités qui peuvent rendre heureuse une femme de
mérite telle que cette Dame ; & bien loin qu’il doive
être mis en parallele avec ses deux rivaux, je pense qu’elle
lui a fait, en balançant entr’eux, une injustice, qu’elle ne
pourra reparer que par le don de sa personne, & en
mettant fin par là aux espérances & aux prétentions de
ses autres amans. J’ose presque repondre pour lui, que si
l’estime qu’elle lui accorde se change jamais en un
sentiment plus vif & plus tendre, elle n’aura pas sujet
de se plaindre qu’il ne répond pas à sa passion ; l’honneur,
le bon sens, la reconnoissance & le devoir serviront
comme l’huile à entretenir le feu de leur affection
conjugale, & le flambeau de l’hymen brulera toûjours
pour eux avec son premier éclat, jusqu’à la fin de leur vie.
Cita/Lema
l’amant le
plus humble ne s’humilie que pour vaincre, & ne
s’abbaisse que pour s’élever.
Nivel 3
Après une semaine ou peut-être une dizaine de jours, car
je n’en alloüe pas davantage aux douceurs d’une
semblable union, l’époux se lévera, donnera le bon jour
à Madame, en y joignant peut-être un foible baiser, ira
delà dans sa chambre, passera toute la matinée à sa
toilette, se jettera ensuite dans son carosse, se rendra
au mail, s’imaginera que toutes les belles sont fâchées
de son mariage, & qu’elles s’ornent de tous leurs
charmes pour supplanter son épouse. Il reviendra chez
lui à environ trois heures, se promenera en long &
en large, frédonnera quelque air mélancolique, & se
regardera à chaque tour dans le miroir. Bellamonte le
regardera alors avec des yeux où la passion sera peinte,
& lui dira mille chose tendres ; mais il continuera
à chanter, & ne repondra point. On se mettra à
table, elle voudra le servir, il l’en remerciera
froidement ; & quoiqu’elle entame plusieurs sujets
de conversation, il ne s’en mêlera point,
& n’interrompra son diner que par un oui Madame, ou
un non Madame. S’il lui fait par hazard une civilité, il
paroitra visiblement que c’est plutôt par bienséance que
par amour, & il la regardera à peine en lui parlant.
Elle aura trop de pénétration pour ne pas s’appercevoir
de ce changement ; elle pleurera en secret, & enfin
elle donnera l’essor à son chagrin dans les reproches
les plus doux. Il les trouvera très déraisonnables,
& lui repliquera d’aussi mauvaise humeur qu’il osera
le faire dans la crainte de donner un mauvais pli aux
muscles de son visage ; & elle sera sûre d’essuyer,
chaque fois qu’elle lui témoignera son mécontentement,
cette reponse ou une semblable. Bon Dieu ! Madame, vous
êtes la femme la plus ingrate qu’il y ait au monde :
vous devriez être satisfaite de ce que je vous ai
épousée au préjudice de tant de belles & jeunes
Dames, qui mouroient d’amour pour moi, comme on le sçait
assez. C’est là toute la satisfaction qu’elle recevra,
& si elle tâche de regagner son cœur, en faisant
agir sa tendresse, si elle lui dit qu’elle n’est jamais
heureuse qu’avec lui, qu’elle le prie de l’accompagner chez leurs parens & leurs
amis communs, ou de passer une soirée avec elle dans
quelque assemblée publique, je m’imagine l’entendre
s’écrier ; ô Madame, que vous êtes simple ! Ne
savez-vous pas qu’il n’y a rien de si ridicule que de
voir un mari avec sa femme ?
Metatextualidad
Si je me suis arrêtée long-tems
sur ce sujet, c’est que je me sens portée par
une simpathie secrette, à prendre un intérêt plus commun au
sort de cette Dame inconnue ; & d’ailleurs, plusieurs de
celles qui liront ces pages peuvent avoir également besoin
du conseil qu’elle seule a daigné demander. Mais je suis
appellée maintenant à traiter des sujets plus relevés, &
qui concernent un plus grand nombre de personnes ; &
peut-être actuellement un certain Monsieur, qui m’a écrit
dernièrement une lettre très passionnée, rit-il sous cape,
de ce que je n’ai pas le courage de l’insérer dans cet
Ouvrage, ni la capacité d’y repondre. Il verra cependant sa
méprise à l’égard du prémier article ; & touchant le
second, il peut compter sur une tentative, du moins à
l’égard de ces sujets qu’il me convient d’examiner : &
si j’en laisse quelques-uns sans y toucher, le public verra
aisément les motifs qui m’auront obligée au silence, &
m’excusera pour cette raison. Et afin qu’il n’ait aucun
prétexte de m’accuser que j’étouffe ou que je supprime les
reproches qu’il me fait, je présenterai au lecteur sa lettre
telle que je l’ai reçue, sans omettre ou y changer aucune parole, une syllable même ou une
virgule. Il avoit mis pour adresse à l’envéloppe de cette
terrible lettre :
Nivel 3
Carta/Carta al director
A la Spectatrice.
Metatextualidad
Mais en examinant l’incluse, je
lus d’abord au haut de la page ce salut. Vaine prétendante à
des choses que tu ne peux pas atteindre. Il commence ensuite
au bas de la page, s’imaginant peut-être d’adoucir par cette
politesse la dureté des invectives qu’il me préparoit, ou ne
voulant pas manquer aux égards qu’il me doit comme à une
femme, quelque indigne que je paroisse à ses yeux de la
qualité d’Auteur.
Nivel 3
Carta/Carta al director
« Quoique je n’aie jamais eu
fort bonne opinion des auteurs de votre sexe, je pensois
cependant, que quand vous vouliez vous produire en cette
qualité, vous aviez assez de prudence pour vous
renfermer dans votre propre sphere, ou du moins pour ne
pas exciter l’attente du public, comme vous l’avez fait
par des promesses fastueuses, quand vous ne pouviez pas
ignorer que la vanité & le néant de ce
que vous promettiez alloit bien-tôt se montrer. Quelque
dessein que vous ayiez eu, il étoit bien petit, & il
montre un manque de jugement, dont pour vous rendre
justice, je ne vous aurois pas soupçonnée, après la
manière avec laquelle vous avez manié quelques sujets.
Pour l’amour de Dieu, quelle raison a pû vous engager à
insérer toutes ces pompeuses fleurs de rhétorique dans
la troisiéme page de la première partie, que vous avez
publiée ? Les espions que vous vous vantez d’avoir
établis dans toutes les parties de l’Europe, n’ont ils
pas repondu à votre confiance ? ou avez-vous seulement
songé que vous aviez établi une intelligence semblable ?
Je crains que cette dernière question ne soit la plus
vraisemblable : mais n’avez-vous jamais réflechi que le
public verroit avec peine, qu’en place de ce parfait
détail que vous leur aviez fait espérer des événemens
les plus importans, vous ne les entreteniez durant
plusieurs mois de suite que de quelques amourettes du
pays, de réflexions sur la nature humaine
& sur les passions, de morale & d’avertissemens
à votre propre sexe ? C’étoit-là, j’en conviens, votre
véritable département, mais qui ne s’accorde nullement
avec vos premières promesses. Chacun s’imaginoit que
vous ayez une clé pour pénétrer dans les cabinets des
Princes, un fil pour vous conduire à travers les
labyrinthes de la politique, & que les ressorts
secrets d’ambition, d’avarice & de vengeance, qui
font un si terrible carnage, se seroient montrés à
découvert devant vos yeux. Et cependant ce fond
d’intelligence qui ne devoit jamais s’épuiser, ne nous a
pas appris la moindre chose ; aucun article de Flandre,
d’Italie, d’Allemagne, de France ou d’Espagne. De
grandes armées ont été continuellement en mouvement avec
les premiers Monarques de l’Europe à leur tête : le Rhin
a été passé & repassé : l’Elbe, la Moldau & le
Necker ont été traversés : de grandes villes ont été
depeuplées, d’autres ont été saccagées : Ravagez,
brûlez, détruisez tout ce qui se présentera devant vous, n’épargnez ni sexe ni âge, ont été les
ordres des généraux : des siéges des batailles, des
rencontres, des escarmouches, ont rempli le monde de
cris, mais n’ont pû émouvoir le tranquille sein de la
Spectatrice ; des contributions, des emprunts, des
subsides, les artifices des Ministres, les extorsions
des Généraux, ont épuisé les miserables sujets de
presque tous les Etats qui nous environnent, jusqu’à les
priver de ce qui fait leur subsistance, & la
Spectatrice est insensible à leurs calamités, ou semble
les ignorer. Des courses, des invasions, des revoltes
ont été un sujet d’entretien pour tout le monde excepté
pour la Spectatrice. De puissantes flottes couvrent
l’ocean de leur voiles ; mais tout le vent qui les fait
mouvoir n’apprend rien à la Spectatrice, & ne la
porte à nous faire aucun détail du but pour lequel on
les a équippées, du lieu de leur destination, des
grandes actions qu’elles ont faites, ou de celles
qu’elles doivent faire. Ne rougissez-vous point de ce
reproche ? Ne craignez-vous pas qu’au lieu de passer
(comme vous le voudriez) pour une femme
d’expérience, d’un grand jugement & d’un génie
étendu, on ne vous prenne pour une vieille oisive
causeuse, qui n’est propre qu’à amuser avec ses contes,
au coin d’un feu, des petits enfans, ou des matrones
plus antiques qu’elle-même ? Je vous assûre que j’en ai
honte pour vous : je ne suis pas naturellement sévère
sur les fautes & les méprises de personne ; & si
votre fanfaronnade avoit été moins visible, ou si
l’exécution de ce que vous aviez promis avoit repondu en
quelque manière à l’attente du public, j’aurois été le
dernier à vous condamner, & je vous aurois passé
plusieurs fautes en consideration de votre sexe & du
désir que vous montriez d’accomplir vos promesses ;
jugeant charitablement, que vous en aviez trouvé
l’accomplissement plus difficile que vous ne l’aviez
prévû. Et dans ce cas même, je trouve qu’une modeste
apologie vous auroit convenu ; la moindre chose que vous
auriez dû faire, étoit de confesser votre incapacité, de
demander pardon au public pour lui en
avoir imposé ; & comme vous vous apperceviez enfin
que vous aviez manqué votre but, & qu’il n’étoit pas
en votre pouvoir d’entretenir vos lecteurs de sujets du
moins aussi importans au plus grand nombre d’entr’eux,
que vous leur demandiez la permission de revenir à des
sujets de votre portée. Pour en agir rondement avec
vous, la meilleure chose qu’on puisse dire en faveur de
ce que vous avez déjà publié, c’est que votre ouvrage
est très propre pour qu’un Curé de campagne en fasse
présent à ses jeunes paroissiens, & pour être lû
dans les Ecoles de pension ; on peut même le recommander
comme contenant des maximes très utiles pour une vie
privée ; mais il est incapable de satisfaire les
personnes dont le goût est autant juste que delicat. Que
vous ayez reçu quelques remontrances semblables à
celle-ci, & que vous ayez jugé à propos de n’y faire
aucune attention, c’est ce que je ne prétends point
dire, ni vous en accuser ; mais vous pouvez être sûre que je n’ai rien allegué contre vous
qui ne soit le sentiment de la plûpart des gens d’esprit
& de façon avec qui je me rencontre ; & il est
vraisemblable que d’autres vous en convaincront, outre »
Curioso Politico. du Caffé de White le 9. Nov. 1745. PS.
« Pour vous montrer qu’aucun sentiment de malice ne m’a
dicté les lignes ci-dessus ; s’il est possible que vous
puissiez retablir votre crédit, je vous laisse en
liberté d’insérer cette lettre ou de la supprimer : mon
intention étant moins de vous exposer que de vous
corriger : & je serois charmé, si en vous présentant
ce fidéle miroir, je pouvois vous porter à effacer ce
qui est une tache dans vos écrits, & à suppléer pour
l’avenir à ces defectuosités auxquelles vous n’aviez
fait auparavant aucune attention ; adieu. »
Metatextualidad
Je remercie cordialement Mr.
Politico de la permission qu’il a la bonté de me donner ;
mais ce seroit abuser d’une faveur si
extraordinaire, que d’en profiter : il faut lui tenir compte
de la peine qu’il a prise ; & soit que je puisse, ou que
je ne puisse pas me corriger sur ce qu’il m’a écrit, il
seroit fâcheux qu’il n’eût pas la satisfaction de voir sa
lettre imprimée. Le Public jugera si je mérite la sévérité
avec laquelle ce correspondant me traite, & je soumets
volontiers ma cause à son jugement. Je ne prétends pas nier,
que je n’aie dit dans l’introduction à cet ouvrage, que
j’avois trouvé le moyen d’étendre mes speculations jusques
en France, à Rome, en Allemagne, & dans d’autres pays
étrangers, & que je me flattois d’être en état de
pénétrer dans les mystéres des ruelles, du cabinet ou de la
campagne, & de pouvoir envisager entre les secrets de
l’Europe ceux qui convenoient aux vûes d’une Spectatrice ;
mais je ne me suis jamais proposé, & je ne crois pas que
personne excepté l’auteur de cette lettre s’y soit attendu,
que ces discours fussent uniquement destinés à la recréation
des nouvellistes. Un agent de change auroit, à mon avis,
autant de raison de se plaindre, que je ne fais aucune mention de la hausse ou de la baisse des
actions. Plusieurs sujets qu’il me reproche de n’avoir point
touché ne sont point du département d’une Spectatrice, ainsi
que des armées en mouvement, des batailles livrées, des
villes détruites, des passages de fleuves ou autres
semblables. Je crois qu’il me conviendroit mal de consacrer
mon tems & celui de mes lecteurs à des détails qui se
trouvent chaque jour dans les papiers publics. Mais il
demande que je révele les causes cachées de tous ces
événemens ! Je dois développer le mystére, exposer à
découvert les secrets ressorts qui ont mis ces grandes
machines en mouvement ; pourquoi ? il l’a déjà fait pour
moi : l’ambition l’avarice, & l’esprit de vengeance ont
fait extravaguer les Grands de la terre, & il n’y a là
point d’autre mystére que ce qui est visible à tout le
monde. J’accorde qu’on a vû des intrigues de politique trop
abstruses pour être expliquées suivant les régles du sens
commun, & qui ne peuvent être approfondies si on n’a des
intelligences dans les cabinets où elles ont
éclos ; c’est aussi ce qu’il exige de moi : cependant si on
revéloit ces intrigues, on y trouveroit peut-être si peu de
fond, qu’on pourroit aisément les comparer à ces nœuds que
les enfans font à l’école, uniquement pour se donner l’un à
l’autre la peine de les dénouer. Qu’il en soit ce qu’il
pourra : à quelle distance que la Spectatrice ou aucune
autre personne soit en état de pénétrer dans les sombres
sentiers de la politique, la tentative d’en faire une grande
route, battue de tout le monde, pourroit être imprudente
& peut-être dangereuse. Il y a une vieille sentence dans
la bouche d’un chacun, savoir. Que tout ce qui est permis
n’est pas expédient. On pourroit ajouter : Que plusieurs
choses sont expédientes ou nécessaires, sans être regardées
comme légitimes. Si l’un ou l’autre de ces cas est celui de
la Spectatrice, on doit lui pardonner son silence. Supposé
que les Princes veuillent jouer ensemble derrière le théatre
ou avec leurs sujets respectifs, qui osera tirer le rideau,
& appeller la populace pour contempler ce qu’ils font ?
Nous autres petites gens nous pouvons voir
& entendre, mais nous ne devons rien dire. Il y a des
secrets qui deviennent funestes à ceux qui les sondent,
& qui semblables à ces énormes bâtimens que
l’enchantement a élevés, ne souffrent point qu’on en
approche de trop près, mais tombent tout à coup, &
écrasent de leur poids celui qui a la témérité de les
examiner. Je ne prétends point rechercher, quel pouvoir cet
ange gardien intitulé la liberté de la presse, peut encore
conserver ; mais je suis sûre de ceci que mieux nous reglons
nos actions dans la vie privée, plus nous avons lieu
d’espérer des benedictions publiques, & mieux nous
sommes en état de soutenir les calamités générales. Arrêter
les énormes progrès du luxe, reformer les sentimens,
corriger les mœurs d’un siécle qui a degeneré de l’aveu de
tout le monde, voilà le grand but de ces essays : & les
auteurs se flattent de n’avoir rien avancé qui ne contribue
plus ou moins à l’accomplissement d’un dessein si honorable.
Il est vrai qu’on a entremêlé plusieurs petites histoires ;
mais on n’a fait choix que de celles qui
peuvent fortifier les préceptes par l’exemple, &
imprimer plus profondement dans l’esprit du lecteur la
beauté de la vertu, & la difformité du vice. Quand on
veut attaquer une passion favorite, il faut beaucoup de
delicatesse, pour le faire de manière que le coupable soit
confus sans être irrité de ce qu’on l’a découvert ; & le
meilleur moyen d’y réussir, c’est du lui montrer son
portrait dans le caractére d’un autre. Voilà tout ce que
j’ai jugé à propos de dire pour la défense de moi-même &
de mes associées dans cette entreprise ; je me flatte qu’on
trouvera que j’ai repondu suffisamment à toutes les
objections de Mr. Politico ; peut-être serons-nous meilleurs
amis dans la suite.
Ejemplo
Lorsque Richard I. surnommé cœur
de lion, animé par son zèle pour la Religion, & par
l’exemple de plusieurs Rois & Princes de son siécle, se
fut déterminé à faire le voyage de Jerusalem, & à une
guerre contre les infidéles, plusieurs de ses sujets en
furent très mécontens, à cause des dépenses qui devoient
nécessairement résulter d’une expédition de cette nature,
& qu’on ne manqueroit pas de lever dans leurs bourses.
Ce bon Roi informé de leurs plaintes, & connoissant les
dangers d’un mécontentement national, imagina
un expédient qui pût le mettre en état de poursuivre cette
entreprise sans charger son peuple ; il engagea aux
Chevaliers de Malte la ville de Londres pour une somme
considerable, qui devoit être remboursée par des payemens
fixes & annuels provenant de son propre revenu ; ensorte
qu’on ne mit sur la nation aucune taxe ou impôt au sujet de
cette guerre.
Metatextualidad
J’ai à présent devant moi une piéce de cette
nature, très authentique ; mais comme elle est trop longue
pour l’insérer à la fin de ce discours, je suis obligée de
la renvoyer au mois suivant ; le public peut s’attendre de
la voir alors, avec des remarques telles que la nature de la
chose & les circonstances présentes paroitront l’exiger.
1(I) On a été obligé de laisser ici une citation de Caius Marius; la figure y étoit si forte, qu’elle n’auroit pû plaire dans une langue plus correcte.