Le Mentor moderne: Discours V.
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Niveau 1
Discours V.
La surveillance,
& la protection, sont sur-tout nécessaires au beau-sexe, qui
fait partie d’une famille : les femmes doivent être garanties
particulierement de l’infortune, & du deshonneur. Elles ont
moins de force que nous, pour soutenir la premiere ; &, par
la bisarrerie tyrannique de la coutume, & de l’opinion,
elles s’attirent l’autre, par des choses, qui ne passent, que
pour des peccadilles, quand les hommes s’en rendent coupables.
On peut
juger si on rend force visites à Myladi Lizard, maitresse de
disposer de toutes ces aimables filles, qui seront très riches,
pourvu qu’elles se marient de mon aveu, & de celui de leur
Mere. Le Chevalier Guillaume Oger vient très souvent chez nous
avec son fils, qui est deja en âge de maturité. Ses visites
assidues ont un double motif : le Chevalier dit avec une
Galanterie un peu campagnarde, qu’il est tout prêt à épouser la
Mere, si elle veut bien ; & qu’elle le veuille ou non, que
son fils Olivier est le maitre d’épouser celle des
filles, que ce Garçon trouvera le plus à son gré. M. Rigburt,
qui est de la même Province que nous, & qui outre un peu le
compte qu’il nous rend de son bien & de l’ancienneté de sa
race, s’offre à contracter avec nous, pour la somme & valeur
de deux filles. De plus, le Chevalier Henri Pandolf nous a écrit
de sa terre, qu’il est fort porté à une Alliance avec la famille
des Lizards. Myladi m’a montré sa Lettre ce Matin. La voici.
Citation/Devise
Laudantur fimili parole Puerperae.
Hor.
Les Meres vertueuses s’acquierent de
la Reputation pur des filles qui leur ressemblent.
Citation/Devise
Laudantur fimili parole Puerperae.
Niveau 2
Metatextualité
J’ai parlé en gros dans ma seconde
feuille volante, de la famille, sur laquelle je fus pour
ainsi dire entré par mon ami ; & j’ai fait comprendre à
mes Lecteurs, que j’ai des obligations si grandes à toute
cette maison que j’aurois été le plus ingrat des hommes, si
je ne l’avois pour ainsi dire adoptée.
Autoportrait
Je puis dire que je l’ai fait ;
& s’il y a un homme au monde, qui, sans s’être jamais
marié, est capable de connoitre la tendresse naturelle d’un
Pere vertueux pour une nombreuse famille qui s’en rend
digne, j’ose dire que c’est moi. Je crois même que mes soins
pour mes pupilles ont dû leur être plus utiles
que ceux d’un Pere véritable. Je n’ai point senti pour eux
cette tendresse d’instinct, qui détourne d’ordinaire de son
véritable but l’amitié d’un Pere, pour ceux à qui il a donné
le jour : j’ai été toujours maitre de ma raison, quand il
s’est agi de juger de leur conduite ; & un amour
inconsideré pour leurs personnes ne m’a jamais porté à
negliger leurs véritables interêts.
Metatextualité
Cette Considération m’oblige à
commencer, ce que j’ai à dire de mes Pupilles, par les
femmes, qui doivent s’attirer les soins les plus délicats de
la part d’un Tuteur ; car, c’est sur ce pied là à peu près
que je suis dans cette maison.
Hétéroportrait
La venerable & pieuse Dame,
Douariere du Chevalier Ambroise, s’est
retirée depuis quelque tems du commerce du monde, & elle
ne reçoit plus que les visites de ses parens. La nature des
conversations, où j’entre d’ordinaire avec elle, fait voir
avec la derniere évidence, que les gens d’âge se souviennent
le mieux des choses dont les images sont entrées dans leur
cerveau dans le tems que les facultez de leur ame étoient
dans toute leur vigueur. Je me résous d’ordinaire à l’aller
voir, lorsque je me sens l’esprit troublé par le chagrin, ou
par l’inquiétude, que me donne quelque affaire. On dit que
dans ces sortes d’occasions rien n’est plus propre à
remettre le calme dans une ame, que la joye & le
divertissement. Pour moi, je connois une espece de douleur,
qui me donne plus de consolation, & qui réüssit mieux à
rendre la tranquilité à mon cœur, que tous les plaisirs
imaginables. Dez que nous sommes ensemble nous ne faisons
que glisser sur les choses, qui sont passées depuis peu,
& notre esprit recule imperceptiblement vers ces jours
qui nous paroissent les seuls dignes d’être appellez
heureux : ce tems, où nous étions à la mode, & les
agréments qui l’accompagnoient, & qui
étoient bien autre chose que tout ce qu’on voit à present,
frappent alors notre imagination d’une maniere si vive, que
par une agréable illusion nous croyons voir, ce que nous ne
faisons que retracer à notre esprit. Cet entretien manque
rarement de nous ramener le souvenir d’un ami, qui m’étoit
plus cher qu’un Frere, & d’un époux, qui étoit à cette
Dame plus precieux que la vie même : nous ne saurions nous
empecher de nous étendre sur cet article ; & ces
discours attendrissans l’envoyent d’ordinaire à son cabinet,
& moi aux affaires qui interessent la posterité de cet
ami genereux. Je ne sai comment cette particularité de nos
entretiens m’a fait oublier ce que voulois dire de cette
Matrone respectable. Son âge avancé l’approche trop d’un
monde meilleur, pour qu’elle s’embarasse encore beaucoup de
celui-ci ; & je n’ai fait mention d’elle, que comme de
l’objet de la plus profonde veneration de tous ses
descendants. Leur conduite à son égard, est telle qu’elle
peut servir de modelle à tous les jeunes gens, & leur
faire sentir que le tems où les gens d’âge commencent à être
entierement inutiles à leur famille, est
precisement la periode, dans laquelle leurs Enfants doivent
s’acquiter envers eux de tous leur devoirs, avec le plus
d’éxactitude, & le plus d’étendue. La veuve du Chevalier
Frederic feu mon Eleve doit être considerée de tout un autre
point de vue. Elle n’est plus dans la fleur brillante de
l’âge ; mais, elle se trouve dans cette saison, où les
agrémens d’une grande fortune, la satisfaction de s’en
servir noblement, & le plaisir de s’attirer l’estime
& l’admiration des hommes, ont de plus grands charmes,
que dans la plus tendre jeunesse. Mylady Lizard jouït de
cette heureuse situation dans toute son étendue, & il ne
tient qu’à elle d’y ajouter la touchante persécution d’une
grande foule d’amans ; mais, elle est tendre mere, &
entierement devouée aux soins de sa famille. Cet amour
maternel, & cette occupation joints au plaisir d’être sa
propre maitresse, garantissent son cœur contre les attaques
de l’amour. Je ne dis pas, que Mylady ne s’applaudisse point
en secret d’être encore assez belle, pour s’attirer des
amans, & d’être assez sage pour resister à la tentation
de les écouter : je ne voudrois pas jurer même que cette vanité ne la dédommage de la satisfaction, dont
sa raison la prive, & que cet amour-propre, qui n’a rien
de vivieux ne soit la plus forte cause de la constance que
nous admirons en elle.
Hétéroportrait
Mademoiselle Jeanne l’ainée de ses
filles est dans sa vingt & troisieme année. Dans toute
sa conduite, aussi bien que dans son air, & dans ses
manieres, elle se moulle absolument sur sa mere ; elle en
est la copie la plus exacte : la nature même a jetté la baze
de cette imitation, en donnant à cette Demoiselle des traits
extremement ressemblans à ceux de Myladi Lizard. Je crains
quelquefois qu’en la copiant avec une éxactitude trop
scrupuleuse, elle ne lui fasse la cour d’une maniere peu
adroite. C’est le vrai moyen, à mon avis, de faire sentir à
Madame Lizard, d’une maniere assez mortifiante, que la fille
est réellement, ce que la Mere voudroit continuer d’être.
Mademoiselle Janneton est
la main droite de sa Mere. Elle se fait la plus serieuse
étude, de la seconder dans la conduite du
menage, & de toutes les affaires domestiques : elle
intercepte, pour ainsi dire, certains murmures ridicules,
qui pourroient troubler le repos de sa Mere, & les
empeche de parvenir jusqu’à ses oreilles. Elle fait des
efforts continuels, pour faire valoir auprès de cette Dame
le mérite de ses autres Enfans, comme aussi la diligence
& l’obeïssance gaye de ceux qui la servent. C’est par le
ménagement adroit de cette Demoiselle, que toute la famille
est gouvernée, ni par amour ni par crainte, mis par un
certain respect, qui est un composé de l’un & de
l’autre. En un mot ; Mademoiselle Janneton est véritablement
ce qu’on appelle une fille de merite ; mais, ni son
dévouement à la pieté, ni son application aux affaires du
menage, ni aucune autre raison, n’ont pu preserver son ame
contre l’amour : j’ai remarqué qu’elle s’est laissé toucher
le cœur par le merite d’un jeune homme de grand espérance,
mais d’une fortune très minée, & qu’elle le prefere à
des gens fort riches qui la demandent à Myladi Lizard.
Celle-ci regarde le mariage de tout un autre oeil, &
elle ne cesse de dire à la tendre Janneton, que la prudence doit diriger les passions ; de
maniere, que si je ne m’en mêle, la pauvre enfant sera
obligée de surmonter deux passions à la fois, en donnant son
congé par prudence à celui qu’elle aime, & en épousant
par contrainte celui qu’elle ne regarde qu’avec aversion.
Metatextualité
Peut-être que je rafine
trop ici ; &, dans le fond, on peut passer à l’une
& à l’autre ces minuties en faveur de leurs
excellentes qualitez.
Hétéroportrait
Mademoiselle Lizard la seconde se
nomme Annabelle. Elle a l’esprit extrémement vif, beaucoup
de bon sens, & la figure très aimable ; mais, ce qui me
fait de la peine en elle, c’est une certaine finesse
d’esprit, qui ne me paroit pas trop compatible avec l’éxacte
probité. Elle paroitra quelque fois rever profondement à
rien : d’autrefois, uniquement occupée d’elle même, ou d’une
infinité de bagatelles ; &, dans ce même tems, la
friponne fait des remarques sur toute la compagnie, en
amassant pour son esprit satyrique un petit thrésor de
differents ridicules. Je crains bien qu’avec toutes les
qualitez les plus propres à donner de la tendresse, en ne
soit incapable d’aimer autre chose qu’elle-même. Que
ferai-je de cette fille-la ?
Hétéroportrait
Mademoiselle Cornelie employe à
la Lecture la plus grande partie de son tems : elle le fait
avec tant d’application, qu’elle en contracte
un petit air distrait, qui est plutôt convenable à un savant
qu’à une jeune fille extrémement aimable. Les plus
railleuses de ses amies pretendent qu’elle doit avoir de
l’amour, & que la retraite ne lui deplait, que faute du
tête à tête. J’ai raillé souvent sur les Romans devant elle,
de peur qu’elle ne se jettât dans la profondeur de ces
sortes d’Etudes ; mais, je crains bien, qu’en voulant l’en
détourner, je n’aye fait autre chose qu’exciter sa curiosité
pour cette sorte d’ouvrages. J’ai bien peur qu’elle ne soit
plus savante sur ces matieres, que je ne la souhaite. Elle
dit l’autre jour ; en regardant un verre d’eau, où elle
vouloit se laver après le diner, & en y trempant ses
doits, avec une petite delicatesse affectée, Ah ! quelle est
belle ! c’est du Cristal liquide. J’examinerai cette affaire
plus à la rigueur, & je n’en déciderai pas, avant que
d’avoir des preuves plus claires.
Hétéroportrait
La quatrieme est Mademoiselle
Babet. Je ne saurois comprendre comment elle fait, pour être
si bien instruite de tout ce qui se passe, & pour être
si savante dans l’histoire scandaleuse. Elle sait sur le
bout du doit tout ce qui s’est passé entre
Mylord un tel, & Myladi une telle, & quand il lui
donna la main au sortir de la Comédie. Elle est parvenue
tout d’un coup à connoitre tout le trantran du monde ; &
hier, elle dit à son ainée d’un petit air insultant, Eh, ma
chere Sœur, comment seriez-vous au fait de certaines choses,
vous qui n’entendez parler que de ce qui se passe dans la
famille ? Je ne sai que croire là dessus ; mais, sa fille de
chambre m’est furieusement suspecte.
Hétéroportrait
Pour Mademoiselle Manon la
cadette, ses Sœurs la raillent & l’appellent de mon nom
de famille, parce que je l’aime particulierement, & que
je lui ai donné le nom de Brillante. Je puis dire que c’est
la quintessence de tout ce qui compose un excellent naturel.
C’est le portrait veritable de son grand-pere ; &, si
l’on s’imagine toutes les qualitez qui forment un
parfaitement honnête-homme changées pour ainsi dire de Sexe,
on en trouvera chez elle la semence, & même la fleur.
Quoi que je sente tout le ridicule qu’il y a à marquer une
certaine tendresse pour les traits & pour la figure d’un
ami mort, je ne saurois me delivrer de la foiblesse d’aimer
d’avantage cette aimable Enfant, à cause de sa ressemblance avec son grand Pere. Combien de fois ne
m’est-il pas arrivé, quand elle me parloit, de me séparer
brusquement d’elle, pour lui cacher l’attendrissement,
qu’excitoit en moi le son de la voix ? Elle m’aime bien
aussi, la pauvre fille & ce n’est pas par un principe
d’interêt qu’elle me donne tant de marques d’amitié. Son air
naturel m’est un garant de la sincerité de son cœur : il
n’est pas croyable que des traits comme les siens cachent le
moindre artifice. Quand je suis seul jour sans voir la
famille, je puis être sur de l’avoir chez moi le lendemain,
pour me demander les raisons de mon absence.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Madame, On dit beaucoup de
bien de vos filles, &, quoi qu’on m’offre ici de
très bons partis pour mes Garçons, & que la petite
verole fasse de grands ravages à Londres, j’enverrai mon
ainé pour les aller voir, pourvu qu’il paroisse par
votre réponse, que vous êtes contente de la liste que je
vous envoye ici de mes revenus, & que vous ne le
refusiez pas pour votre gendre. A vous dire la verité,
je ne prétends pas que mon fils ait un refus de quelque
personne que ce soit. Là dessus Madame, je conclu, &
suis Votre très-humble Serviteur,
Henri Pandolf.
Henri Pandolf.