Le Mentor moderne: Discours V.

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Niveau 1

Discours V.

Citation/Devise

Laudantur fimili parole Puerperae.

Hor.

Les Meres vertueuses s’acquierent de la Reputation pur des filles qui leur ressemblent.

Niveau 2

Metatextualité

J’ai parlé en gros dans ma seconde feuille volante, de la famille, sur laquelle je fus pour ainsi dire entré par mon ami ; & j’ai fait comprendre à mes Lecteurs, que j’ai des obligations si grandes à toute cette maison que j’aurois été le plus ingrat des hommes, si je ne l’avois pour ainsi dire adoptée.

Autoportrait

Je puis dire que je l’ai fait ; & s’il y a un homme au monde, qui, sans s’être jamais marié, est capable de connoitre la tendresse naturelle d’un Pere vertueux pour une nombreuse famille qui s’en rend digne, j’ose dire que c’est moi. Je crois même que mes soins pour mes pupilles ont dû leur être plus utiles que ceux d’un Pere véritable. Je n’ai point senti pour eux cette tendresse d’instinct, qui détourne d’ordinaire de son véritable but l’amitié d’un Pere, pour ceux à qui il a donné le jour : j’ai été toujours maitre de ma raison, quand il s’est agi de juger de leur conduite ; & un amour inconsideré pour leurs personnes ne m’a jamais porté à negliger leurs véritables interêts.
La surveillance, & la protection, sont sur-tout nécessaires au beau-sexe, qui fait partie d’une famille : les femmes doivent être garanties particulierement de l’infortune, & du deshonneur. Elles ont moins de force que nous, pour soutenir la premiere ; &, par la bisarrerie tyrannique de la coutume, & de l’opinion, elles s’attirent l’autre, par des choses, qui ne passent, que pour des peccadilles, quand les hommes s’en rendent coupables.

Metatextualité

Cette Considération m’oblige à commencer, ce que j’ai à dire de mes Pupilles, par les femmes, qui doivent s’attirer les soins les plus délicats de la part d’un Tuteur ; car, c’est sur ce pied là à peu près que je suis dans cette maison.

Hétéroportrait

La venerable & pieuse Dame, Douariere du Chevalier Ambroise, s’est retirée depuis quelque tems du commerce du monde, & elle ne reçoit plus que les visites de ses parens. La nature des conversations, où j’entre d’ordinaire avec elle, fait voir avec la derniere évidence, que les gens d’âge se souviennent le mieux des choses dont les images sont entrées dans leur cerveau dans le tems que les facultez de leur ame étoient dans toute leur vigueur. Je me résous d’ordinaire à l’aller voir, lorsque je me sens l’esprit troublé par le chagrin, ou par l’inquiétude, que me donne quelque affaire. On dit que dans ces sortes d’occasions rien n’est plus propre à remettre le calme dans une ame, que la joye & le divertissement. Pour moi, je connois une espece de douleur, qui me donne plus de consolation, & qui réüssit mieux à rendre la tranquilité à mon cœur, que tous les plaisirs imaginables. Dez que nous sommes ensemble nous ne faisons que glisser sur les choses, qui sont passées depuis peu, & notre esprit recule imperceptiblement vers ces jours qui nous paroissent les seuls dignes d’être appellez heureux : ce tems, où nous étions à la mode, & les agréments qui l’accompagnoient, & qui étoient bien autre chose que tout ce qu’on voit à present, frappent alors notre imagination d’une maniere si vive, que par une agréable illusion nous croyons voir, ce que nous ne faisons que retracer à notre esprit. Cet entretien manque rarement de nous ramener le souvenir d’un ami, qui m’étoit plus cher qu’un Frere, & d’un époux, qui étoit à cette Dame plus precieux que la vie même : nous ne saurions nous empecher de nous étendre sur cet article ; & ces discours attendrissans l’envoyent d’ordinaire à son cabinet, & moi aux affaires qui interessent la posterité de cet ami genereux. Je ne sai comment cette particularité de nos entretiens m’a fait oublier ce que voulois dire de cette Matrone respectable. Son âge avancé l’approche trop d’un monde meilleur, pour qu’elle s’embarasse encore beaucoup de celui-ci ; & je n’ai fait mention d’elle, que comme de l’objet de la plus profonde veneration de tous ses descendants. Leur conduite à son égard, est telle qu’elle peut servir de modelle à tous les jeunes gens, & leur faire sentir que le tems où les gens d’âge commencent à être entierement inutiles à leur famille, est precisement la periode, dans laquelle leurs Enfants doivent s’acquiter envers eux de tous leur devoirs, avec le plus d’éxactitude, & le plus d’étendue. La veuve du Chevalier Frederic feu mon Eleve doit être considerée de tout un autre point de vue. Elle n’est plus dans la fleur brillante de l’âge ; mais, elle se trouve dans cette saison, où les agrémens d’une grande fortune, la satisfaction de s’en servir noblement, & le plaisir de s’attirer l’estime & l’admiration des hommes, ont de plus grands charmes, que dans la plus tendre jeunesse. Mylady Lizard jouït de cette heureuse situation dans toute son étendue, & il ne tient qu’à elle d’y ajouter la touchante persécution d’une grande foule d’amans ; mais, elle est tendre mere, & entierement devouée aux soins de sa famille. Cet amour maternel, & cette occupation joints au plaisir d’être sa propre maitresse, garantissent son cœur contre les attaques de l’amour. Je ne dis pas, que Mylady ne s’applaudisse point en secret d’être encore assez belle, pour s’attirer des amans, & d’être assez sage pour resister à la tentation de les écouter : je ne voudrois pas jurer même que cette vanité ne la dédommage de la satisfaction, dont sa raison la prive, & que cet amour-propre, qui n’a rien de vivieux ne soit la plus forte cause de la constance que nous admirons en elle.

Hétéroportrait

Mademoiselle Jeanne l’ainée de ses filles est dans sa vingt & troisieme année. Dans toute sa conduite, aussi bien que dans son air, & dans ses manieres, elle se moulle absolument sur sa mere ; elle en est la copie la plus exacte : la nature même a jetté la baze de cette imitation, en donnant à cette Demoiselle des traits extremement ressemblans à ceux de Myladi Lizard. Je crains quelquefois qu’en la copiant avec une éxactitude trop scrupuleuse, elle ne lui fasse la cour d’une maniere peu adroite. C’est le vrai moyen, à mon avis, de faire sentir à Madame Lizard, d’une maniere assez mortifiante, que la fille est réellement, ce que la Mere voudroit continuer d’être.

Metatextualité

Peut-être que je rafine trop ici ; &, dans le fond, on peut passer à l’une & à l’autre ces minuties en faveur de leurs excellentes qualitez.
Mademoiselle Janneton est la main droite de sa Mere. Elle se fait la plus serieuse étude, de la seconder dans la conduite du menage, & de toutes les affaires domestiques : elle intercepte, pour ainsi dire, certains murmures ridicules, qui pourroient troubler le repos de sa Mere, & les empeche de parvenir jusqu’à ses oreilles. Elle fait des efforts continuels, pour faire valoir auprès de cette Dame le mérite de ses autres Enfans, comme aussi la diligence & l’obeïssance gaye de ceux qui la servent. C’est par le ménagement adroit de cette Demoiselle, que toute la famille est gouvernée, ni par amour ni par crainte, mis par un certain respect, qui est un composé de l’un & de l’autre. En un mot ; Mademoiselle Janneton est véritablement ce qu’on appelle une fille de merite ; mais, ni son dévouement à la pieté, ni son application aux affaires du menage, ni aucune autre raison, n’ont pu preserver son ame contre l’amour : j’ai remarqué qu’elle s’est laissé toucher le cœur par le merite d’un jeune homme de grand espérance, mais d’une fortune très minée, & qu’elle le prefere à des gens fort riches qui la demandent à Myladi Lizard. Celle-ci regarde le mariage de tout un autre oeil, & elle ne cesse de dire à la tendre Janneton, que la prudence doit diriger les passions ; de maniere, que si je ne m’en mêle, la pauvre enfant sera obligée de surmonter deux passions à la fois, en donnant son congé par prudence à celui qu’elle aime, & en épousant par contrainte celui qu’elle ne regarde qu’avec aversion.

Hétéroportrait

Mademoiselle Lizard la seconde se nomme Annabelle. Elle a l’esprit extrémement vif, beaucoup de bon sens, & la figure très aimable ; mais, ce qui me fait de la peine en elle, c’est une certaine finesse d’esprit, qui ne me paroit pas trop compatible avec l’éxacte probité. Elle paroitra quelque fois rever profondement à rien : d’autrefois, uniquement occupée d’elle même, ou d’une infinité de bagatelles ; &, dans ce même tems, la friponne fait des remarques sur toute la compagnie, en amassant pour son esprit satyrique un petit thrésor de differents ridicules. Je crains bien qu’avec toutes les qualitez les plus propres à donner de la tendresse, en ne soit incapable d’aimer autre chose qu’elle-même. Que ferai-je de cette fille-la ?

Hétéroportrait

Mademoiselle Cornelie employe à la Lecture la plus grande partie de son tems : elle le fait avec tant d’application, qu’elle en contracte un petit air distrait, qui est plutôt convenable à un savant qu’à une jeune fille extrémement aimable. Les plus railleuses de ses amies pretendent qu’elle doit avoir de l’amour, & que la retraite ne lui deplait, que faute du tête à tête. J’ai raillé souvent sur les Romans devant elle, de peur qu’elle ne se jettât dans la profondeur de ces sortes d’Etudes ; mais, je crains bien, qu’en voulant l’en détourner, je n’aye fait autre chose qu’exciter sa curiosité pour cette sorte d’ouvrages. J’ai bien peur qu’elle ne soit plus savante sur ces matieres, que je ne la souhaite. Elle dit l’autre jour ; en regardant un verre d’eau, où elle vouloit se laver après le diner, & en y trempant ses doits, avec une petite delicatesse affectée, Ah ! quelle est belle ! c’est du Cristal liquide. J’examinerai cette affaire plus à la rigueur, & je n’en déciderai pas, avant que d’avoir des preuves plus claires.

Hétéroportrait

La quatrieme est Mademoiselle Babet. Je ne saurois comprendre comment elle fait, pour être si bien instruite de tout ce qui se passe, & pour être si savante dans l’histoire scandaleuse. Elle sait sur le bout du doit tout ce qui s’est passé entre Mylord un tel, & Myladi une telle, & quand il lui donna la main au sortir de la Comédie. Elle est parvenue tout d’un coup à connoitre tout le trantran du monde ; & hier, elle dit à son ainée d’un petit air insultant, Eh, ma chere Sœur, comment seriez-vous au fait de certaines choses, vous qui n’entendez parler que de ce qui se passe dans la famille ? Je ne sai que croire là dessus ; mais, sa fille de chambre m’est furieusement suspecte.

Hétéroportrait

Pour Mademoiselle Manon la cadette, ses Sœurs la raillent & l’appellent de mon nom de famille, parce que je l’aime particulierement, & que je lui ai donné le nom de Brillante. Je puis dire que c’est la quintessence de tout ce qui compose un excellent naturel. C’est le portrait veritable de son grand-pere ; &, si l’on s’imagine toutes les qualitez qui forment un parfaitement honnête-homme changées pour ainsi dire de Sexe, on en trouvera chez elle la semence, & même la fleur. Quoi que je sente tout le ridicule qu’il y a à marquer une certaine tendresse pour les traits & pour la figure d’un ami mort, je ne saurois me delivrer de la foiblesse d’aimer d’avantage cette aimable Enfant, à cause de sa ressemblance avec son grand Pere. Combien de fois ne m’est-il pas arrivé, quand elle me parloit, de me séparer brusquement d’elle, pour lui cacher l’attendrissement, qu’excitoit en moi le son de la voix ? Elle m’aime bien aussi, la pauvre fille & ce n’est pas par un principe d’interêt qu’elle me donne tant de marques d’amitié. Son air naturel m’est un garant de la sincerité de son cœur : il n’est pas croyable que des traits comme les siens cachent le moindre artifice. Quand je suis seul jour sans voir la famille, je puis être sur de l’avoir chez moi le lendemain, pour me demander les raisons de mon absence.
On peut juger si on rend force visites à Myladi Lizard, maitresse de disposer de toutes ces aimables filles, qui seront très riches, pourvu qu’elles se marient de mon aveu, & de celui de leur Mere. Le Chevalier Guillaume Oger vient très souvent chez nous avec son fils, qui est deja en âge de maturité. Ses visites assidues ont un double motif : le Chevalier dit avec une Galanterie un peu campagnarde, qu’il est tout prêt à épouser la Mere, si elle veut bien ; & qu’elle le veuille ou non, que son fils Olivier est le maitre d’épouser celle des filles, que ce Garçon trouvera le plus à son gré. M. Rigburt, qui est de la même Province que nous, & qui outre un peu le compte qu’il nous rend de son bien & de l’ancienneté de sa race, s’offre à contracter avec nous, pour la somme & valeur de deux filles. De plus, le Chevalier Henri Pandolf nous a écrit de sa terre, qu’il est fort porté à une Alliance avec la famille des Lizards. Myladi m’a montré sa Lettre ce Matin. La voici.

Niveau 3

Lettre/Lettre au directeur

Madame, On dit beaucoup de bien de vos filles, &, quoi qu’on m’offre ici de très bons partis pour mes Garçons, & que la petite verole fasse de grands ravages à Londres, j’enverrai mon ainé pour les aller voir, pourvu qu’il paroisse par votre réponse, que vous êtes contente de la liste que je vous envoye ici de mes revenus, & que vous ne le refusiez pas pour votre gendre. A vous dire la verité, je ne prétends pas que mon fils ait un refus de quelque personne que ce soit. Là dessus Madame, je conclu, & suis Votre très-humble Serviteur,
Henri Pandolf.