Le Monde comme il est (Bastide): No. 59
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N°. 59. du Samedi 2 Août. 1760.
Niveau 2
Niveau 3
thode, &c. toutes les
inutilités qui sont dans cet Ouvrage, & d’y insérer
certaines choses qu’on jugeoit nécessaires pour le rendre
bon. Je ne remarquai point d’inclination pour cette
entreprise, par la seule raison de causer du chagrin à
l’Auteur. On lui a peut-être appris cette espece de refus,
sans lui en apprendre le motif. 2°. Dans le tems que le
Marot de M. de Percel s’imprimoit à Amsterdam, M. C. . .
homme d’esprit & de sçavoir, qui corrigeoit cet Ouvrage,
me fit la grace de me consulter sur la Préface, qu’il se
faisoit un scrupule d’imprimer, parce qu’elle contenoit des
satyres (I1) infâmes contre quelques
personnes respectables. Je répondis, aussi sincerement que
je le pensois, que son scrupule me paroissoit juste ; & que malgré la nécessité où se trouve
quelquefois un Correcteur de Hollande, de n’y pas regarder
de si près, il étoit obligé néanmoins de faire toujours une
juste distinction de certains livres. Je mettois dans ce
rang, sans exception, tous ceux qui attaquent ouvertement,
& de dessein formé, la Religion Chrétienne, les bonnes
mœurs, & l’honneur du prochain. Peut-être que M. C. . .
a fait quelque retranchement à la Préface du Marot, &
que M. de Percel a sçu que j’y ai contribué par mon conseil.
3°. M. de Percel ayant offert ses services, par une Lettre
écrite aux Libraires de la Haye qui s’étoient associés avec
moi pour la traduction de M. de Thou, ils m’envoyerent la
copie de cette Lettre. Elle contenoit, avec l’offre de
plusieurs pieces qui m’étoient ou inutiles, ou assûrées
d’autres part, quelques remarques que je ne trouvai point
justes, & sur lesquelles je pris la
liberté de faire civilement mes réflexions, qui furent
envoyées à l’Auteur. Peut-être que le tour civil de ma
Lettre ne l’a point consolé du refus que j’ai fait de ses
offres. 4°. Enfin, je me souviens d’avoir fait revenir dans
mes notes sur le de Thou, une des remarques que M. de Percel
avoit envoyées, & d’avoir témoigné que je la croyois
fausse. Peut-être n’a-t-il pas trouvé bon que je l’aye
contredit. C’est apparemment pour se venger de ces quatre
offenses, que M. de Percel a cru devoir me traiter comme il
a fait.
Metatextualité
Annonce. J’ai reçu une histoire
intéressante il y a quelques jours, accompagnée du billet
qui suit.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
« Vous avez dit des femmes le
bien & le mal, plus l’un que l’autre ; car vous les
aimez : mais rien n’est éclairci & ne suffit pour instruire véritablement. Je vous
envoye une anecdote dont la lecture pourra favoriser
votre dessein. Je n’en suis ni le Héros ni l’Auteur ;
mais je la tire de bonne source, & je vous en
garantis la vérité. C’est la troisieme fois que je vous
écris, dans le dessein de vous épargner du travail,
& jamais vous n’avez fait usage des morceaux que je
vous adressois ; je ne me sens point découragé, & je
continue sur le même plan malgré vos rigueurs ». On
s’occupe de vous, tout ingrat que vous êtes. J’ai
l’honneur d’être, &c.
Metatextualité
Je répondrai à l’empressement
favorable de l’inconnu qui me fait l’honneur de m’écrire ;
mais j’ai aujourd’hui un morceau à donner, qui sans mériter
peut être la préférence, la demande pourtant par des raisons
particulieres. Il est question de faire connoître les femmes par le côté qui nous attache le plus
tendrement à elles. En définissant leurs faveurs &
faisant sentir combien il est plus rare qu’on ne croit,
d’obtenir d’elles des faveurs véritables, je fixerai
l’opinion qu’on doit avoir d’elles ; & c’est l’objet que
je me propose dans l’anecdote qui suit.
Niveau 3
Récit général
Anecdote. Un homme qui ne peut
plus compter ses bonnes fortunes, est de tous, celui qui
connoît le moins les faveurs. C’est le cœur qui les
accorde, & ce n’est pas le cœur qu’un homme à la
mode intéresse ; plus on est prôné par les femmes, plus
il est facile de les avoir, mais moins il est possible
de les enflammer. Les faveurs sont le prix de la passion
reciproque : elles ne subsistent que dans le sentiment
le plus vif, le plus mutuel ; il faut l’accord le plus
exact de desir, d’attendrissement ; sans cela, ce qu’on appelle faveurs, ne sont que des
plaisirs comme mille autres. En partant de ce principe,
on peut dire qu’il n’y a rien de si rare que les
faveurs. Pénétré de cette vérité, qui n’est pas la moins
triste de celles qui frappent dans l’histoire du cœur
humain, il m’a pris envie d’offir <sic> une
consolation aux cœurs tendres dans une anecdote récente,
& attestée, qui en prouvant combien les faveurs sont
précieuses, prouve aussi combien elles sont
respectables. Eglé aimoit tendrement Zamor, & Zamor
ne vivoit que pour Eglé : c’étoient, en tout, de ces
Amans que la nature fait quelquefois l’un pour l’autre.
Ils pensoient si bien ensemble, qu’en rien ils n’avoient
la peine de se deviner. Leur bonheur étoit extrême, mais
le mot d’amour manquoit encore à leur bonheur ; ils
n’osoient ni l’un ni l’autre le prononcer : le même
principe arrêtoit leurs lévres : toujours prêts à se trahir, ils sçavoient qu’une
déclaration est une façon honnête de demander & de
promettre des faveurs. Après une longue contrainte, il
fallut s’expliquer. Quel embarras ? quel trouble ?
auquel des deux est-il plus permis de parler le
premier ? Celui qui aime le plus, a le droit d’oser
davantage : mais une égale tendresse leur imprime une
égale timidité. Zamor veut enfin parler, l’usage le
détermine ; il s’y est préparé depuis deux jours ; il a
ses discours tout arrangés sur ses lévres, son parti est
pris. Il aborde Eglé, ses regards l’ont déja instruite ;
elle a déja répondu par les siens : il ne faut plus
qu’un mot, & il n’a pas la force de le prononcer.
Son trouble est une douleur muette. Eglé en est
attendrie, & la pitié qu’elle sent lui paroît un
devoir à remplir. Ah ! Zamor, lui dit-elle, à quoi
voulez-vous me réduire. . . . à mériter mon adoration,
lui dit-il, en tombant à ses genoux, à me
montrer l’exemple du bonheur ; mais non, c’est à moi à
vous dire le premier que je vous adore : si c’est un
plaisir pour vous de l’apprendre, c’est un tribut que je
vous dois. Eglé, quoiqu’elle n’eût dit qu’un mot, ne se
dissimuloit pas qu’elle s’étoit expliquée la premiere.
Le plaisir de répondre à un aveu enchanteur n’empêcha
pas qu’un peu de honte ne parut dans ses yeux. Zamor
goûta cette douceur inexprimable de faire succéder la
naïveté à la confusion. Je m’imaginois, lui-dit-il,
qu’un aveu coûtoit beaucoup à faire, & beaucoup à
entendre, parce qu’il suppose le desir des faveurs ; je
croyois encore que la timidité le suivoit toujours
lorsqu’il étoit favorablement écouté. Que vous m’avez
aisément détrompé ! vous faites plus que m’entendre,
plus que m’écouter ; vous daignez me répondre, vous
comblez tous mes vœux, & nous ne conservons aucune timidité ? C’est que ce qui est faveur
dans une tendresse innocente, est innocent comme elle.
Cette réflexion dans la bouche d’un autre que Zamor,
n’eût pas eu pour Eglé l’autorité d’une maxime. Il y a
des vérités, que l’amour seul peut persuader. Eglé jugea
par sa sécurité, que Zamor raisonnoit juste : elle n’osa
pourtant pas le dire, mais elle le regarda tendrement.
Leur conversation, celle du lendemain, celle de
plusieurs jours, fut une suite de la réflexion qu’il
avoit faite, & de la justesse qu’Eglé y avoit
trouvée. Il n’avoit pas voulu s’en faire un avantage
pour l’avenir : mais éclairé par l’amour, il sentit
qu’il pouvoit aller plus loin sans risquer de déplaire.
L’événement justifia sa présomption. Les raisonnemens
sur lesquels il établissoit ses témérités, ne
suffisoient pas, comme la premiere fois pour rassurer
Eglé : mais le sentiment, devenu plus vif, tenoit lieu
de séduction d’esprit ; & pour céder à
l’Amant qu’on aime, il est égal que ce soit l’esprit ou
le cœur qui agisse. Ce premier triomphe fut pour Zamor
une raison de tout espérer, & une raison de tout
entreprendre. Eglé n’eût ni cette terreur des femmes qui
n’aiment point assez, ni cette complaisance des femmes
qui aiment trop. Elle avoit prévu qu’elle céderoit ;
mais elle n’oublioit pas qu’elle ne devoit point céder.
Sa résistance fut une faveur qui les renfermoit toutes.
Zamor obtint mille choses qui échappent dans un bonheur
trop facile : il éprouva que les faveurs qu’une femme
peut accorder, sont innombrables, & que la derniere
ne surpasse les autres que parce qu’on l’a mieux
méritée. Ce moment si souhaité arriva enfin. Tous deux y
puiserent une nouvelle tendresse : jamais on n’éprouva
mieux le plaisir, jamais on ne l’exprima moins. Ils
vouloient se parler, se communiquer leurs
idées délicieuses, les mots les plus familiers de la
tendresse expiroient sur leurs levres : ils se
regardoient ; & leurs yeux chargés d’amour, remplis
de volupté, avoient aussi leur difficulté à s’exprimer.
Tout n’étoit pas fait, tout n’étoit pas obtenu. Ce n’est
que dans les engagemens ordinaires que la derniere
faveur est précisément la derniere. Zamor avoit des
rivaux : Eglé ne leur laissoit aucune espérance, Zamor
les voyoit encore auprès d’elle : elle ne crut pas comme
mille autres, qu’il lui suffisoit de ne les pas écouter.
Sans sçavoir s’il avoit assez de connoissance des femmes
pour ne pouvoir être tranquillisé que par une fuite
absolue, elle lui supposa la défiance la plus éclairée ;
& tous ses riveaux <sic>, ceux même qu’il
auroit exceptés, furent fuis sans exception. Zamor, qui
connoissoit toute la coquetterie des femmes, sentit
combien la résolution d’Eglé étoit une faveur. Ah ! lui
dit-il, je ne suis pas digne de tant de
bonté ; l’amour n’a pas fait pour moi toutes ses
faveurs ; en me les prodiguant toutes, vous me faites
sentir combien vous avez d’avantages sur moi, malgré
l’excès de mon amour. Eglé étoit belle, jeune &
charmanté <sic>, elle avoit tout ce que les hommes
peuvent souhaiter excepté la fortune. Malgré sa
retraite, elle enflammoit tous les cœurs ; il suffisoit
qu’elle eût été quelque part un moment, pour y plaire
toujours ; ceux qui y venoient après elle, la
retrouvoient toute entiere dans l’impression qu’elle
avoit laissée. Zamor aussi aimable qu’elle, avoit le
même reproche á faire à la fortune. Il en soupiroit
quelquefois ; il craignoit qu’on n’offrît à Eglé un sort
plus digne d’elle, & que ses faveurs ne fussent pas
inépuisables. Il cachoit ses terreurs, il en souffroit
davantage. Ce qu’il avoit craint arriva. Eglé se vit
dans le cas, si peu embarrassant
1(I) On voit que c’est un vieux mal dans M. de Percel.