Le Monde comme il est (Bastide): No. 53
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N°.53. du Samedi 19 Juill. 1760.
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Narração geral
rances ne furent point déçues.
Placé la veille à côté de Bélise, & la préférant à
d’autres femmes pour l’amusement de la conversation
& de la table, il avoit eu pour elle des attentions,
& la compagnie n’avoit pas manqué de l’en railler
familierement. Le bavard qui venoit d’entrer s’en étoit
mêlé comme les autres, & son premier soin fut de
faire revenir cette conversation devant Emilie, sans y
entendre finesse. Saint-Isle pour qui ce badinage étoit
un coup décisif, se défendit avec un art admirable,
c’est-à-dire, comme un homme convaincu devant son Juge,
& à qui il ne reste pas la moindre présence
d’esprit. Emilie avoit les yeux sur lui. Quel coup de
foudre pour elle ! Son accablement fut si grand, que
Saint-Isle même n’y avoit pû résister, s’il avoit été le
maître d’écouter la pitié : Emilie ne pouvant plus se
contenir, fut obligé de passer dans une
autre piece ; & lorsquelle <sic> revint, il
fut aisé à Saint-Isle de voir qu’elle venoit de
pleurer. . . Aussi affligé qu’elle, il auroit tout
sacrifié au plaisir de la rassurer ; mais il auroit tout
perdu s’il l’avoit fait : heureusement il survint
d’autres personnes, & le chagrin d’Emilie parut se
dissiper. Devenu plus tranquille, il comprit combien le
dénouement de cette intrigue dépendoit de son courage ;
& pour l’accélerer encore, il prit la résolution
d’être inexorable. Il poussa les choses aussi loin qu’il
le falloit. Emilie se vit négligée, se crut trahie,
n’eut plus que des pensées cruelles, & ne connut
plus que les larmes. Bélise ne lui sortoit pas de la
tête : elle étoit bien convaincue que Saint-Isle
l’adoroit & ne la quittoit plus : dans sa
prévention, elle le voyoit aussi aimé qu’amoureux, ne
vivant plus que pour elle, ne se souvenant plus d’une
Amante désespérée, et supportant à peine
des fers rompus. Dans un de ces momens où la douleur au
comble réalise toutes les chimeres, elle se le
représenta aux genoux de Bélise, la conjurant de se
rendre à ses ardens desirs, & ayant dans les yeux
cette impression de plaisir qui naît de la certitude du
succès. Elle se rappella alors ce qu’elle lui avoit
entendu dire quelques jours auparavant touchant l’amour
désintéressé, & qui lui avoit fait faire de si
tristes réflexions. Ah ! s’écria-t-elle, je n’avois que
trop deviné ; l’ingrat m’avoit caché son cœur ! La
tendresse du mien ne pouvoit remplir ses vœux, il
n’avoit voulu que faire une épreuve, ou se procurer un
amusement : il cesse de dissimuler lorsqu’il a réussi.
Elle étoit un jour abîmée dans ces sombres pensées,
lorsque Préancour entra dans son appartement, il l’a
surprit <sic> dans cet état affreux. Préancour étoit un de ces amis communs qu’un excès
d’estime & de conformité d’humeur rend médiateurs
& confidens, sans qu’ils soient obligés de
s’intriguer pour cela. Il sçavoit, non-seulement tout
l’amour qu’ils avoient l’un pour l’autre, mais même les
conditions de leur engagement. C’étoit Saint-Isle qui
l’envoyoit : il avoit sa leçon toute faite.
Diálogo
Dans quel état vous
vois-je ? lui dit-il ; que signifient ces
larmes ? . . . . Elles si-gnifient que je suis la
plus malheureuse personne du monde ; vous estimiez
Saint-Isle ? Il n’est plus digne que de votre
mépris. De mon mépris ! reprit-il : cela est-il
croyable ? Excusez si j’en doute : on ne croit point
ce qu’on ne conçoit pas. Ah ! poursuit-elle, j’ai eu
autant de peine que vous à me le persuader. Un homme
que j’ai tant aimé, qui paroissoit si sincere, n’a
pas dû trouver en moi un Juge trop prompt & trop
sévere. Elle lui apprit alors sa
jalousie & les raisons qu’elle avoit d’être
jalouse. Après avoir exhalé sa douleur, elle lui
demanda s’il croyoit encore qu’elle eût tort. Je ne
sçais que répondre, lui dit-il : Vous pouvez avoir
raison, vous pouvez avoir tort : je crois pourtant
que vous êtes fondée. Mais en condamnant Saint-Isle,
je vois du-moins qu’il n’est pas aussi coupable que
vous vous l’imaginez. Comment ? reprit-elle avec
vivacité, vous le croyez infidele, & vous ne le
trouvez pas criminel ? Ah, Madame ! répondit-il, je
sçais ce que je dis : vous ne pouvez pas raisonner
sur cela comme moi. Je conviens que Saint-Isle étoit
lié ; vous aviez sa parole, votre tendresse devoit
l’enchaîner autant que ses sermens : vous êtes jeune
& belle ; Bélise ne vous vaut pas ; mais elle
séduit : elle enflamme, elle donne des desirs ; ce
sont autant d’engagemens qu’elle prend, &
qu’elle est obligé de remplir tôt ou tard. Si elle veut s’en dispenser, elle a
toujours à craindre le refroidissement ou
l’infidélité. Je vous entends, Monsieur,
répondit-elle assez sechement : j’aurois dû penser
comme Bélise & me livrer. . . . Je ne vous dis
pas ce que vous auriez dû faire, reprit-il : Je ne
me mêle point de donner des conseils : Mais vous
accusez mon ami, vous lui reprochez légerement un
crime, & je vous dis qu’il n’est point aussi
criminel que vous vous l’imaginez. Au surplus,
Madame, poursuivit-il malicieusement, ce que vous
croyez n’est peut-être pas vrai ; on se fait souvent
des monstres : je l’interrogerai, si vous voulez ;
je lui parlerai : tout ce que vous n’aurez pas la
force de lui dire, je lui dirai moi-même : vos
intérêts seront en bonne main. . . . Non, Monsieur,
répondit-elle en fondant en larmes, je n’ai plus
rien à lui dire, je n’ai plus qu’à mourir : Je vous
remercie de vos soins, je viens de
comprendre combien ils me seroient inutiles. Il
alloit continuer, Saint-Isle parut. Venez, Monsieur,
lui dit Préancour, venez vous défendre si vous le
pouvez ; on vous attaque vivement : pour moi je me
sauve, car je ne sçaurois tenir à ces choses-là.
Préancour sortit. Emilie étoit dans un fauteuil, la
tête appuyée sur sa main, tenant un mouchoir sur les
yeux. Que signifie tout ceci, lui demanda doucement
Saint-Isle ? aurois-je le malheur de vous avoir
déplu ? Qu’avez-vous, Qu’ai-je fait ! . . Rien,
répondit-elle, en tournant sur lui ses beaux yeux ;
vous n’avez rien fait dont je puisse me plaindre ;
vous ne pouviez pas prévoir ce qui arrive, & je
vous crois innocent. Non, reprit-il, en se mettant à
ses genoux, je ne suis plus innocent quand vous
versez des pleurs ; l’amour m’accuse, je devois tout
prévoir ; mais de quoi est-il donc question,
qu’est-il arrivé ? Rien que de
très-naturel, répondit-elle. Vous m’aimiez, vous ne
m’aimez plus ; c’est un malheur pour moi ; mais j’y
suis sensible sans vous en accuser : j’avois trop
exigé de vous. Ah ! Emilie, il faudroit pour ne vous
plus aimer, qu’il se fût fait un prodigieux
changement en moi. D’où peuvent vous venir ces
injustes idées ; par où ai-je pû mériter qu’elles
entrassent dans votre esprit ? . . . Je vous répete
que vous n’avez aucun tort, lui dit-elle : soyez
donc très-tranquille. Je souffrirai, je vivrai dans
les larmes ; mais je ne vous ferai jamais aucuns
reproches ; & lorsque vous m’aurez entiérement
oubliée dans les plaisirs d’une nouvelle chaîne, mes
larmes n’iront pas vous chercher pour troubler votre
bonheur. Ah ! dit-il, en lui baisant tendrement la
main, pourroit-il y avoir un bonheur pour moi qui ne
fût pas l’ouvrage de mon amour ? Mais je n’entends
que trop ce que vous craignez de me dire ; vous avez ouvert votre cœur à la jalousie ;
c’est à moi de deviner, de m’accuser, de me juger.
L’honneur & l’amour m’en imposent également la
loi, je dois obéir. Chere Emilie, il n’est point
vrai que je vous sois infidele ; tout mon cœur est à
vous : Vous me verriez plus triste, plus troublé, si
j’avois le malheur de ne vous plus aimer. Il n’y a
que vous qui puissiez me faire ce bonheur qui
remplit le cœur d’un Amant. Après cet aveu je ne
vous dissimulerai pas ce qui m’est arrivé depuis
quelques jours. Vous sçavez les conditions que vous
m’avez imposées ? je m’y suis soumis aveuglément :
je ne voulois qu’être heureux, je l’étois, je ne
faisois point de réflexions : j’aurois toujours
pensé de même, si je n’avois pas vû Bélise ; j’ose
la nommer, parce qu’il me semble que m’ouvrir
entiérement à vous, c’est presque me justifier.
Bélise a des principes moins respectables que les vôtres : je lui ai plu sans songer à
lui plaire : ce goût pour un homme qui ne cherchoit
pas à lui en inspirer, l’a rendu <sic>
caressante, vive, séduisante même. Elle a voulu
m’enflammer, elle n’y a pas réussi : elle n’a rien
diminué de ma tendresse ; mais elle a altéré mon
innocence. Malgré moi, j’ai senti que je n’étois
plus également heureux : j’ai souhaité de la voir,
j’ai craint votre présence, j’ai rougi de me trouver
si différent de moi-même ; & dans la confusion
de ce changement j’aurois donné ma vie pour
retrouver ma premiere vertu, ou pour vous rendre
votre premiere indifférence : voilà l’état où je me
trouve : Je ne m’explique pas mieux ; j’aurois honte
de répandre un plus grand jour sur un caprice qui me
donne des remords : J’ose du-moins vous protester,
que vous êtes encore la maîtresse absolue de mon
cœur. Bélise m’inspire des desirs, vous m’inspirez
des sentimens. Je ne suis donc pas
infidele, je ne suis que criminel ; mais c’est assez
de l’être, pour me juger indigne de vous : aussi
n’aurai-je pas la témérité d’attendre que vous
m’appreniez mon devoir ; après l’aveu que je viens
de faire, je dois sçavoir que mes soins vous
outrageroient : ils vous seroient toujours
suspects ; malgré moi-même ils seroient intéressés ;
je ne pourrois m’empêcher de me plaindre, &
peut-être de vous offenser. . . . Cette idée
renferme mon arrêt, je n’ai plus qu’à fuir, &
c’est le parti que je vais prendre en vous aimant
toujours : Il étoit aux genoux d’Emilie, il se leva.
Quelque coupable que je puisse vous paroître, lui
dit-il d’un ton mal assuré, j’ose espérer que vous
ne me haïrez point : Si vous n’aviez pas été si
vertueuse, mes desirs n’auroient point été des
crimes, & nous eussions goûté dans une tendresse
éternelle des plaisirs qui vous auroient charmé vous-même. Il appuya alors ses levres sur
la main d’Emilie. Que je vais vous regretter,
reprit-il ! Le plaisir suffira-t’il pour remplir le
vuide d’un cœur à qui vous étiez si nécessaire ? Je
vous quitte bien moins que je ne vous perds ! Je
m’immole à mon respect ; & le courage dont j’ai
besoin, me fait sentir toute la perte que je
fais. . . . Il sembloit toujours qu’il voulût
partir, il ne partoit point : Il attendoit la
réponse d’Emilie. Voyant qu’elle ne disoit pas un
mot, adieu, Madame, poursuivit-il, en faisant
semblant de s’essuyer les yeux : Vous ne répondez
rien, & j’explique votre silence : Mes discours,
ni mes remords ne sçauroient vous toucher ? c’est
du-moins une consolation pour moi, de penser qu’une
séparation qui me coûtera chaque jour des larmes, ne
vous coûtera pas même des regrets. . . . Ah, cruel !
lui dit-elle enfin, vous voulez me faire mourir ?
Que vous ai-je fait ? pour quoi me