Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "No. 34", dans: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.2\004 (1760), pp. 37-48, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2508 [consulté le: ].


Niveau 1►

Feuille du Jeudi 5 Juin 1760.

Niveau 2► Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Récit général► Il étoit honnête homme ; il comprit que mes raisonnemens s’appuyoient sur des principes certains ; mais il n’en étoit pas plus avancé pour imaginer quelque chose de raisonnable. Dialogue► Eh bien, reprit-il, elle m’aime, je suis malheureux, mon désespoir la touchera, je ferai un pas vers la liberté, & elle me suivra au bout du Monde pour être libre avec moi. . . Vous vous servez d’expressions honnêtes, lui dis-je, pour expliquer un dessein qui ne l’est pas ; c’est toujours un enlevement sous des couleurs différentes : elle ne pourroit vous suivre que par foiblesse, car elle a de l’honneur, & vous mériteriez [38] également le titre de ravisseur. Une femme n’est plus à elle quand on l’a subjuguée, & tout ce qu’elle hasarde depuis ce moment décisif, est mis sur le compte de l’Amant qui n’a pas respecté sa gloire. Oh, dit-il, cette gloire ne vaut pas le bonheur ; toutes les femmes la perdent plus ou moins quand elles aiment, & n’en sont pas plus méprisées : ce sont les circonstances qui les sauvent, & c’est le sentiment qui les excuse : il faut faire des loix au préjugé, & l’enchaîner au char de la nature. . . . Ne philosophez pas, lui dis-je en frémissant ; je n’ai qu’un mot à répondre à tout ce que vous venez de dire, mais il est terrible ; vous ne pensez pas ce qui vient de vous échapper ; il n’y a point de paradoxe de bonne foi sur tout ce qui est honneur ; on s’enyvre, on s’abuse, mais on ne se corrompt point, on ne se persuade pas. Si le délire peut aller jusqu’à l’erreur comme je l’entends, elle [39] ne dure qu’un jour ; le remords l’éclaire, le remords la suit, le remords l’immole à coups redoublés dans le cœur qu’elle a corrompu. . .

La Barre se promenoit dans ma chambre, & me pardonnoit difficilement la vérité de ma logique. Je n’allai pas plus loin ; & m’approchant de lui avec tendresse, si je disois un mot de plus je vous déplairois, & vous me haïriez encore ; je ne m’en fâcherois pas plus que la premiere fois ; mon sort est de vous aimer & de vous déplaire ; un jour vous me rendrez plus de justice ; mais en attendant que vous me connoissiez mieux, essayez du-moins des idées que m’inspire votre impétuosité. Je veux parler à Madame de * * * ; ne vous informez pas de ce que j’ai à lui dire ; si je réussis, vous le sçaurez, & vous reconnoîtrez en moi l’ami le plus tendre. Il me suffira d’être payé alors de ma générosité. ◀Dialogue

Il fut touché de mes promesses mys-[40]térieuses, & deux heures après je me rendis chez elle. J’étois persuadé en faisant cette démarche, qu’il n’étoit pas possible de pousser plus loin l’amitié ; j’ai bien éprouvé, depuis, qu’il y a toujours quelque chose de plus à faire quand on a le cœur tendre comme je l’ai ; mais n’anticipons point sur l’ordre des événemens.

J’étois amoureux de Mademoiselle de * * * au point que pour en être aimé, j’aurois donné ma vie. Il s’agissoit de me faire un bonheur plus grand que celui d’être aimé. Je croyois le pouvoir par un sacrifice d’une nouvelle espece : mais la fortune avoit arrêté qu’aucun moyen humain ne pourroit sauver les jours d’un objet adoré.

Je ne faisois pas à Madame de * * * l’honneur de croire qu’elle aimât par un principe de sentiment & de goût ; les aventures de sa vie ne m’avoient pas appris à lui supposer un cœur. Mais je lui supposois ce besoin de plaire que [41] l’ennui fait aux femmes qui n’ont jamais été occupées que d’intrigues. Je pensois qu’il lui falloit un Amant, & qu’elle préféreroit celui qu’elle trouveroit tout prêt, à celui qu’elle seroit obligée de déterminer ou de séduire. Mon dessein étoit de m’offrir ; & lorsque je lui aurois dit les mots décisifs qui tournent la tête à une pareille femme, je me promettois d’exiger & d’obtenir son consentement pour le mariage de mes chers amis.

Telles étoient mes idées en allant chez Madame de * * *. Je m’attendois à des difficultés, à des détours ; non que je crusse qu’elle pût balancer entre la décence & la promptitude du plaisir ; mais je venois m’offrir, il étoit naturel que ne risquant rien à me montrer la dignité d’état dont on abuse en pareilles circonstances, elle voulût se faire honneur d’une vertu qu’elle n’avoit pas. Je ne m’attendois pas à ce qui m’arriva. La Barre m’avoit ca-[42]ché ce qui s’étoit passé entr’elle & lui un an auparavant, & il eût été nécessaire que j’en fusse informé pour pouvoir me conduire avec plus d’adresse. Ce malheureux avoit d’abord voulu aller à la fille par la mere : il avoit feint auprès de celle-ci des sentimens tendres ; & la vivacité de son amour lui donnant tout l’art que ces desseins demandoient, il étoit aisément parvenu à se faire croire tout aussi amoureux qu’il vouloit le paroître. Madame de * * * une fois persuadée, & jugeant du prix de sa conquête par l’ardeur qu’on lui montroit, fit comme toutes les femmes de son âge avec un jeune homme ; elle ne mit aucun frein à ses desirs, & aucun retardement à ses agaceries : la Barre se vit attaqué & pressé ; il eut peur de succomber ; & pensant encore, en jeune homme qui sçait par cœur le code de la belle tendresse, il se reprocha comme des crimes, les sentimens qu’il avoit inspirés. L’acti-[43]vité des remords le porta à tourner le dos tout de suite. Madame de * * *, habile ou indulgente par besoin, parut ne pas s’appercevoir d’abord de cette injurieuse désertion ; elle employa tous les moyens connus, pour le ramener. Son art ne servit qu’à l’humilier ; la Barre, attaché aux côtés de la fille, s’y défendoit avec toute l’intrépidité des héros défendus par les Dieux, & Madame de * * * perdit jusqu’aux hostilités qu’on emploie dans le dépit.

Un outrage aussi compliqué, arma toute sa fureur contre lui, & ce n’étoit maintenant que de la fureur qu’elle sentoit. Cette passion lui convenoit mieux que l’amour : née méchante, elle avoit dans sa jeunesse mille fois goûté le plaisir de nuire ; dans un âge avancé pouvoit-elle être devenue plus humaine ? Elle haïssoit la Barre, elle lui souhaitoit du mal, c’étoit tout ce qui l’occupoit, son ame y étoit toute entiere ; & tout sentiment qui auroit [44] pû affoiblir celui-là, lui auroit paru un ennui déguisé.

Je fus donc fort mal reçu ; mais elle me fit l’honneur de motiver ses refus : sans me faire aucun aveu qui trahît ni les sentimens qu’elle avoit eus, ni ceux qui l’aigrissoient dans cette circonstance, elle me dit qu’à son âge, sçachant se rendre justice, il lui seroit aisé de repousser tout sentiment d’amour qui viendroit la surprendre, si elle étoit dans ce cas ; mais qu’elle se sentoit d’ailleurs très-défendue contre l’appas trompeur des soins qu’on pourroit désormais lui rendre, & qu’elle ne craignoit ni de pouvoir être aimée, ni de pouvoir aimer. Dialogue► Votre sécurité, lui dis-je, Madame, devient le malheur de quiconque vous aime de bonne foi ; elle ne me décourageroit pourtant pas, si j’avois un mérite dont je pusse attendre des miracles : j’insisterois, & mon ardeur vous donneroit du-moins bien de l’occupation en vous [45] obligeant à vous défendre constamment ; mais, comme je l’ai dit, je ne suis qu’un homme très-ordinaire, & je ne dois plus rien me promettre, quand je vous vois si disposée à ne rien accorder. . . . Je me montre telle que je suis, reprit-elle, en me regardant avec malignité, & c’est un avantage que j’ai sur vous : ne pensez pas, Monsieur, qu’en vous opposant une raison sévere, je croye avoir à vous plaindre ; vous êtes ici avec des dessins, je les devine. . . . Madame, en voyant qu’un refus me suffit, vous ne devriez pas y joindre l’offense. Je n’ai jamais trompé personne : mes mœurs, mes occupations sérieuses, ma réputation dans cette Ville, où tous les hommes sont trompeurs, parce que le grand nombre des femmes y est volage, tout cela ne vous a pas appris à juger de moi si défavorablement. . . . Cela est vrai, Monsieur, mais votre [46] extrême amitié pour M. de la Barre, pourroit vous mener encore plus loin que je ne le suppose ici, sans que vous sçussiez vous arrêter, ni que j’en fusse étonnée : il y a des circonstances où l’on s’écarte de ses principes sans les perdre, & c’est ce qu’un honnête homme doit toujours craindre d’une amitié inconsidérée. . . Madame, la mienne ne l’est pas, M. de la Barre la justifie, il pourroit m’avoir donné des défauts, sans en avoir. . . . Il en a un bien grand, Monsieur, . . . Lequel ? Madame ; celui de prendre la vivacité du sang, pour la sensibilité du cœur ; celui d’aimer pour lui, de sacrifier tout à ce moi impérieux qui le domine ; vous avez ignoré cela, Monsieur, & parce qu’il est vif, vous l’avez cru tendre ! le malheur de ma fille vous désabuseroit un jour ; & c’est pour vous épargner des regrets à vous-même, que je m’oppose aujourd’hui si fortement au mariage que vous sou-[47]haitez, elle & vous, en aveugles. ◀Dialogue

J’aurois pû insister, si Madame de * * * se fût mieux déguisée, & l’espoir m’eût été permis ; mais cette douceur fausse, cette raison tranquille qu’elle affectoit en me parlant, cachoient des sentimens furieux qui perçoient malgré elle. Je voyois qu’elle abhorroit la Barre, & que rien au monde ne pourroit jamais la faire pencher vers la modération. Je craignis de gâter tout en m’opiniâtrant ; j’étois accablé de la perte de mes espérances, & l’ennemi qui me les ravissoit, me paroissoit si méprisable & si barbare, (en considérant ses vrais motifs) que je n’aurois pû m’empêcher de la punir de la seule audace de vouloir usurper l’estime dûe à la raison. ◀Récit général ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3

Metatextualité► La suite à la Feuille prochaine. ◀Metatextualité ◀Niveau 2

[48] Metatextualité► Avis.

Nous nous trouvons forcés de renoncer désormais à la distribution exacte que nous avions promise pour Paris, de deux jours en deux jours, & à laquelle nous n’avons pas manqué jusqu’à présent, quelque pénible & dispendieuse qu’elle fût ; près de deux cens personnes, parties depuis un mois pour la Campagne ou pour l’Armée, & qui n’ont pas donné d’ordres assez exacts à leur porte, nous réduisent à ne pouvoir plus faire servir le Public que les Mardis seulement ; mais ce sera toujours le même nombre de Feuilles que nous enverrons, c’est-à-dire, trente-six pages par semaine, pour lesquelles on payera six sols. Après la belle saison on pourra rependre l’ancienne maniere de distribuer. ◀Metatextualité ◀Niveau 1