Le Monde comme il est (Bastide): No. 34
Permalink: https://gams.uni-graz.at/o:mws.4250
Nivel 1
Feuille du Jeudi 5 Juin 1760.
Nivel 2
Nivel 3
Carta/Carta al director
Relato general
Il étoit honnête homme ;
il comprit que mes raisonnemens s’appuyoient sur des
principes certains ; mais il n’en étoit pas plus
avancé pour imaginer quelque chose de raisonnable.
Il fut touché de mes promesses
mystérieuses, & deux heures après
je me rendis chez elle. J’étois persuadé en faisant
cette démarche, qu’il n’étoit pas possible de
pousser plus loin l’amitié ; j’ai bien éprouvé,
depuis, qu’il y a toujours quelque chose de plus à
faire quand on a le cœur tendre comme je l’ai ; mais
n’anticipons point sur l’ordre des événemens.
J’étois amoureux de Mademoiselle de * * * au point
que pour en être aimé, j’aurois donné ma vie. Il
s’agissoit de me faire un bonheur plus grand que
celui d’être aimé. Je croyois le pouvoir par un
sacrifice d’une nouvelle espece : mais la fortune
avoit arrêté qu’aucun moyen humain ne pourroit
sauver les jours d’un objet adoré. Je ne faisois pas
à Madame de * * * l’honneur de croire qu’elle aimât
par un principe de sentiment & de goût ; les
aventures de sa vie ne m’avoient pas appris à lui
supposer un cœur. Mais je lui supposois ce besoin de
plaire que l’ennui fait aux femmes qui
n’ont jamais été occupées que d’intrigues. Je
pensois qu’il lui falloit un Amant, & qu’elle
préféreroit celui qu’elle trouveroit tout prêt, à
celui qu’elle seroit obligée de déterminer ou de
séduire. Mon dessein étoit de m’offrir ; &
lorsque je lui aurois dit les mots décisifs qui
tournent la tête à une pareille femme, je me
promettois d’exiger & d’obtenir son consentement
pour le mariage de mes chers amis. Telles étoient
mes idées en allant chez Madame de * * *. Je
m’attendois à des difficultés, à des détours ; non
que je crusse qu’elle pût balancer entre la décence
& la promptitude du plaisir ; mais je venois
m’offrir, il étoit naturel que ne risquant rien à me
montrer la dignité d’état dont on abuse en pareilles
circonstances, elle voulût se faire honneur d’une
vertu qu’elle n’avoit pas. Je ne m’attendois pas à
ce qui m’arriva. La Barre m’avoit caché
ce qui s’étoit passé entr’elle & lui un an
auparavant, & il eût été nécessaire que j’en
fusse informé pour pouvoir me conduire avec plus
d’adresse. Ce malheureux avoit d’abord voulu aller à
la fille par la mere : il avoit feint auprès de
celle-ci des sentimens tendres ; & la vivacité
de son amour lui donnant tout l’art que ces desseins
demandoient, il étoit aisément parvenu à se faire
croire tout aussi amoureux qu’il vouloit le
paroître. Madame de * * * une fois persuadée, &
jugeant du prix de sa conquête par l’ardeur qu’on
lui montroit, fit comme toutes les femmes de son âge
avec un jeune homme ; elle ne mit aucun frein à ses
desirs, & aucun retardement à ses agaceries : la
Barre se vit attaqué & pressé ; il eut peur de
succomber ; & pensant encore, en jeune homme qui
sçait par cœur le code de la belle tendresse, il se
reprocha comme des crimes, les sentimens qu’il avoit
inspirés. L’activité des remords le
porta à tourner le dos tout de suite. Madame
de * * *, habile ou indulgente par besoin, parut ne
pas s’appercevoir d’abord de cette injurieuse
désertion ; elle employa tous les moyens connus,
pour le ramener. Son art ne servit qu’à l’humilier ;
la Barre, attaché aux côtés de la fille, s’y
défendoit avec toute l’intrépidité des héros
défendus par les Dieux, & Madame de * * * perdit
jusqu’aux hostilités qu’on emploie dans le dépit. Un
outrage aussi compliqué, arma toute sa fureur contre
lui, & ce n’étoit maintenant que de la fureur
qu’elle sentoit. Cette passion lui convenoit mieux
que l’amour : née méchante, elle avoit dans sa
jeunesse mille fois goûté le plaisir de nuire ; dans
un âge avancé pouvoit-elle être devenue plus
humaine ? Elle haïssoit la Barre, elle lui
souhaitoit du mal, c’étoit tout ce qui l’occupoit,
son ame y étoit toute entiere ; & tout sentiment
qui auroit pû affoiblir celui-là, lui
auroit paru un ennui déguisé. Je fus donc fort mal
reçu ; mais elle me fit l’honneur de motiver ses
refus : sans me faire aucun aveu qui trahît ni les
sentimens qu’elle avoit eus, ni ceux qui
l’aigrissoient dans cette circonstance, elle me dit
qu’à son âge, sçachant se rendre justice, il lui
seroit aisé de repousser tout sentiment d’amour qui
viendroit la surprendre, si elle étoit dans ce cas ;
mais qu’elle se sentoit d’ailleurs très-défendue
contre l’appas trompeur des soins qu’on pourroit
désormais lui rendre, & qu’elle ne craignoit ni
de pouvoir être aimée, ni de pouvoir aimer. J’aurois pû insister, si Madame
de * * * se fût mieux déguisée, & l’espoir m’eût
été permis ; mais cette douceur fausse, cette raison
tranquille qu’elle affectoit en me parlant,
cachoient des sentimens furieux qui perçoient malgré
elle. Je voyois qu’elle abhorroit la Barre, &
que rien au monde ne pourroit jamais la faire
pencher vers la modération. Je craignis de gâter
tout en m’opiniâtrant ; j’étois accablé de la perte
de mes espérances, & l’ennemi qui me les
ravissoit, me paroissoit si méprisable & si
barbare, (en considérant ses vrais motifs) que je
n’aurois pû m’empêcher de la punir de la seule
audace de vouloir usurper l’estime dûe à la raison.
Diálogo
Eh bien, reprit-il,
elle m’aime, je suis malheureux, mon désespoir la
touchera, je ferai un pas vers la liberté, &
elle me suivra au bout du Monde pour être libre
avec moi. . . Vous vous servez d’expressions
honnêtes, lui dis-je, pour expliquer un dessein
qui ne l’est pas ; c’est toujours un enlevement
sous des couleurs différentes : elle ne pourroit
vous suivre que par foiblesse, car elle a de
l’honneur, & vous mériteriez également le titre de ravisseur. Une femme n’est
plus à elle quand on l’a subjuguée, & tout ce
qu’elle hasarde depuis ce moment décisif, est mis
sur le compte de l’Amant qui n’a pas respecté sa
gloire. Oh, dit-il, cette gloire ne vaut pas le
bonheur ; toutes les femmes la perdent plus ou
moins quand elles aiment, & n’en sont pas plus
méprisées : ce sont les circonstances qui les
sauvent, & c’est le sentiment qui les excuse :
il faut faire des loix au préjugé, &
l’enchaîner au char de la nature. . . . Ne
philosophez pas, lui dis-je en frémissant ; je
n’ai qu’un mot à répondre à tout ce que vous venez
de dire, mais il est terrible ; vous ne pensez pas
ce qui vient de vous échapper ; il n’y a point de
paradoxe de bonne foi sur tout ce qui est
honneur ; on s’enyvre, on s’abuse, mais on ne se
corrompt point, on ne se persuade pas. Si le
délire peut aller jusqu’à l’erreur comme je
l’entends, elle ne dure qu’un jour ;
le remords l’éclaire, le remords la suit, le
remords l’immole à coups redoublés dans le cœur
qu’elle a corrompu. . . La Barre se promenoit dans
ma chambre, & me pardonnoit difficilement la
vérité de ma logique. Je n’allai pas plus loin ;
& m’approchant de lui avec tendresse, si je
disois un mot de plus je vous déplairois, &
vous me haïriez encore ; je ne m’en fâcherois pas
plus que la premiere fois ; mon sort est de vous
aimer & de vous déplaire ; un jour vous me
rendrez plus de justice ; mais en attendant que
vous me connoissiez mieux, essayez du-moins des
idées que m’inspire votre impétuosité. Je veux
parler à Madame de * * * ; ne vous informez pas de
ce que j’ai à lui dire ; si je réussis, vous le
sçaurez, & vous reconnoîtrez en moi l’ami le
plus tendre. Il me suffira d’être payé alors de ma
générosité.
Diálogo
Votre sécurité, lui
dis-je, Madame, devient le malheur de quiconque
vous aime de bonne foi ; elle ne me décourageroit
pourtant pas, si j’avois un mérite dont je pusse
attendre des miracles : j’insisterois, & mon
ardeur vous donneroit du-moins bien de
l’occupation en vous obligeant à vous
défendre constamment ; mais, comme je l’ai dit, je
ne suis qu’un homme très-ordinaire, & je ne
dois plus rien me promettre, quand je vous vois si
disposée à ne rien accorder. . . . Je me montre
telle que je suis, reprit-elle, en me regardant
avec malignité, & c’est un avantage que j’ai
sur vous : ne pensez pas, Monsieur, qu’en vous
opposant une raison sévere, je croye avoir à vous
plaindre ; vous êtes ici avec des dessins, je les
devine. . . . Madame, en voyant qu’un refus me
suffit, vous ne devriez pas y joindre l’offense.
Je n’ai jamais trompé personne : mes mœurs, mes
occupations sérieuses, ma réputation dans cette
Ville, où tous les hommes sont trompeurs, parce
que le grand nombre des femmes y est volage, tout
cela ne vous a pas appris à juger de moi si
défavorablement. . . . Cela est vrai, Monsieur,
mais votre extrême amitié pour M. de
la Barre, pourroit vous mener encore plus loin que
je ne le suppose ici, sans que vous sçussiez vous
arrêter, ni que j’en fusse étonnée : il y a des
circonstances où l’on s’écarte de ses principes
sans les perdre, & c’est ce qu’un honnête
homme doit toujours craindre d’une amitié
inconsidérée. . . Madame, la mienne ne l’est pas,
M. de la Barre la justifie, il pourroit m’avoir
donné des défauts, sans en avoir. . . . Il en a un
bien grand, Monsieur, . . . Lequel ? Madame ;
celui de prendre la vivacité du sang, pour la
sensibilité du cœur ; celui d’aimer pour lui, de
sacrifier tout à ce moi impérieux qui le domine ;
vous avez ignoré cela, Monsieur, & parce qu’il
est vif, vous l’avez cru tendre ! le malheur de ma
fille vous désabuseroit un jour ; & c’est pour
vous épargner des regrets à vous-même, que je
m’oppose aujourd’hui si fortement au mariage que
vous souhaitez, elle & vous, en
aveugles.
Metatextualidad
La suite à la Feuille prochaine.
Metatextualidad
Avis.
Nous nous trouvons forcés de renoncer désormais à la
distribution exacte que nous avions promise pour Paris, de deux
jours en deux jours, & à laquelle nous n’avons pas manqué
jusqu’à présent, quelque pénible & dispendieuse qu’elle
fût ; près de deux cens personnes, parties depuis un mois pour
la Campagne ou pour l’Armée, & qui n’ont pas donné d’ordres
assez exacts à leur porte, nous réduisent à ne pouvoir plus
faire servir le Public que les Mardis seulement ; mais ce sera
toujours le même nombre de Feuilles que nous enverrons,
c’est-à-dire, trente-six pages par semaine, pour lesquelles on
payera six sols. Après la belle saison on pourra rependre
l’ancienne maniere de distribuer.
Metatextualidad
Avis.