Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours III.
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Discours III.
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Metatextualität
Meriterai-je d’être accusé de
présomption, si je me flatte d’avoir fait un présent au
Public, en lui offrant, dans le premier Cahier de mon
septiéme Volume, le portrait d’un Curé original ? Cet
excellent homme existe : j’ai eu le plaisir de m’en assurer
moi-même ; je viens de passer quelques jours avec lui dans
le lieu de sa résidence, où je me suis transporté. Quels
jours ! grand dieu ; je n’en ai jamais connu de moins
longs : puissent les siens durer autant que ma vie. . . . .
Il paroîtra de l’engouement dans ce souhait ! Je veux bien
m’exposer à la sotte plaisanterie, en faveur d’un sentiment
qui m’a séduit. Lorsque j’ai le bonheur d’aimer, ce plaisir
devient la seule chose qui puisse me toucher ; & ce
n’est qu’ainsi qu’on aime. Mon cher Curé me justifiera toujours aux yeux de ceux qui le connoîtront : mais
je dois commencer moi-même par le faire mieux connoître : à
présent c’est un devoir pour moi. Le hazard m’offre pour
cela un moyen sûr ; je le saisis avec avidité. Dans un
Ouvrage Anglois, digne d’être lû, on lit le portrait d’un
Vicaire original. Je vais l’offrir aux yeux de mes Lecteurs.
En le voyant, ils diront, ce n’est pas-là le Curé du
Spectateur ! Ainsi on connoîtra mon cher Curé, non-seulement
par ce qu’il est en lui-même, mais encore par ce qu’il est
en comparaison des autres ; cette supériorité le gravera
pour jamais dans le cœur des honêtes gens, & ce sera lui
avoir rendu tout l’hommage que le sentiment reclame pour
lui. De ces deux hommes, l’un n’existe que pour lui-même,
l’autre ne connoît pas de moindre bien que son existence :
le premier, prouve combien l’inutilité peut faire naître de
mépris, le second, prouve combien la bienfaisance peut faire naître d’amour : l’un est unique,
à force d’être choquant ; l’autre est unique, à force d’être
aimable. Faut-il que cette monstrueuse différence nous soit
offerte dans deux hommes du même état, & d’un état où la
ressemblance devroit être si naturelle.
Fremdportrait
Portrait d’un
original.
Allgemeine Erzählung
Etant allé faire une visite,
il y a quelques jours, à un de mes anciens amis ; je le
trouvai à une table de jeu, avec le Vicaire de la
Paroisse. Il me reçut avec empressement, & me
présenta au Docteur, comme un de ses bons amis. Ce
Docteur, qui me parut un homme de cinquante ans, d’une
constitution vigoureuse, & d’une santé florissante,
me regarda du haut en bas, & après une légere
inclination de tête, resta sur sa chaise, sans dire un
seul mot. Je fus d’abord un peu surpris de l’air sourcilleux de Monsieur le Docteur ; mon ami
s’en apperçut, & prenant la parole : vous êtes, me
dit-il, trop vieux pour mériter l’attention du Docteur ;
il n’en a que pour les personnes jeunes &
vigoureuses, mais, ajouta-t-il, bien-tôt vous le
connoîtrez mieux, & je suis persuadé qu’il vous
paroîtra digne d’occuper une place dans votre Livre ;
car c’est un caractère si singulier, que vous n’en avez
vû aucun qui lui ressemble. Le Docteur ne répondit rien
à cette plaisanterie ; il continua de me regarder
fixement ; enfin, remuant la tête, & se tournant
vers mon ami : voulez-vous, lui dit-il, faire encore une
partie ? Mon ami s’excusa sur ce qu’il ne pouvoit pas
continuer, & fit apporter une bouteille de vin, des
pipes & du tabac. Le Vicaire fuma sa pipe, but du
meilleur de son cœur à la santé de mon ami, me regardant
toujours avec un air de répugnance, ne buvant point à ma
santé, & ne m’adressant jamais la
parole. Comme j’avois pris depuis long-tems la coutume
de ne boire que de l’eau, j’en fis apporter une
bouteille, & je répondois par des verres d’eau à
leurs verres de vin. Le Docteur s’en étant apperçu, dit,
à l’oreille de mon ami, mais assez haut pour que je
pusse l’entendre : Dialog
« Le
pauvre homme n’en a pas pour long-tems, à ce que je
vois. » Mon ami sourit, & lui répondit sur le
même ton : « Non, non, Docteur, M. Fitz-Adam vivra
aussi long-tems que vous & moi. » Puis
s’adressant à moi : quelles nouvelles ? me dit-il.
Nous commençâmes alors une conversation
intéressante, qui dura jusqu’au moment où je voulus
me retirer pour prendre du repos. Alors le Docteur
se leva de sa chaise, but à ma santé, & me
donnant un coup sur l’épaule : « Vous êtes, me
dit-il, un fort aimable vieillard ; je veux faire
connoissance avec vous pendant le séjour que vous
ferez dans cette campagne. »
M’étant levé de bon matin, je trouvai le
Docteur dans la salle du déjeûné. Il ma salua d’une
façon très-polie, & me dit : Dialog
« Qu’il avoit quitté son lit & sa
maison plutôt que de coutume, afin d’avoir le
plaisir de faire une promenade avec moi. Votre ami,
me dit-il, sort depuis peu d’une violente attaque de
goutte ; il sera à peine levé lorsque nous aurons
fait le tour de ses possessions. » J’acceptai
sa proposition ; nous entrâmes dans un jardin
magnifique ; j’étois ravi en extase, lorsque le Docteur
me dit : Dialog
« Voilà qui est
d’une grande beauté, M. Fitz-Adam ; je souhaiterois
de tout mon cœur, que le propriétaire fût moins
tourmenté de la goutte, afin que je pusse le
fréquenter avec autant de considération que de
plaisir. » Qu’appellez-vous considération ? lui
dis-je en l’interrompant ; mon ami en mérite-t-il
moins, parce qu’il est attaqué d’une maladie qu’il
ne s’est point attirée par la débauche ?
« Cela est vrai ; cependant, M. Fitz-Adam, que
voulez-vous que j’y fasse ? je souhaiterois de
penser autrement, car j’ai de grandes obligations à
votre ami. Il y a un autre Genilhomme dans notre
voisinage, qui me présenta à lui, & me procura
l’emploi que j’exerce ; mais malheureusement il est
attaqué depuis long-tems du scorbut, qui lui donne
de continuels maux de tête, qui ne manqueront pas
d’abréger ses jours ; ce qui fait que je ne vais
jamais chez lui. » J’allois l’interrompre,
lorsque nous vîmes passer près de nous un carosse, où il
y avoit un Seigneur qui baissa la glace, & fit au
Docteur une profonde révérence ; celui-ci tourna la
tête, & ne dit pas un mot. Cette façon d’agir, &
la conversation que nous avions eue, excitant ma
curiosité ; Dialog
je lui
demandai, qui étoit cet homme qui venoit de passer ?
« Monsieur, me dit-il, cet infortuné a
de grandes richesses ; aussi pense-t-il que tout
homme à qui il fait un salut doit le lui rendre ;
mais, moi qui le connois, je sçais aussi, qu’il
mourra dans peu d’un asthme qu’il a depuis
long-tems ; & comme je me porte très-bien,
graces à Dieu, je ne veux avoir aucune liaison avec
cet homme-là. La santé, M. Fitz-Adam, est la seule
chose dont on doive faire cas dans ce monde :
puisque la mienne est des meilleures, je me regarde
comme un homme bien autrement important que celui
qui vient de passer : malgré toutes ses richesses,
il seroit bien content d’être le pauvre Vicaire
de. . . . pourvû qu’il eût sa santé. Croyez-moi, M.
Fitz-Adam, il n’en a pas pour long-tems. » Je
ne répliquai rien à ces paroles du Docteur ; il continua
en ces termes : Dialog
« Vous
êtes dans un âge avancé, M. Fitz-Adam ; & vous
êtes sans doute fatigué du voyage que
vous venez de faire, que vous avez entrepris, si je
ne me trompe, à cause du dérangement de votre
santé ; c’est ce qui m’a fait manquer à la
politesse, la premiere fois que je vous ai vû ; mais
votre conversation m’a fait connoître que vous êtes
un homme de bonne humeur, & je vois que vous
avez pris la résolution de vous maintenir tel par la
tempérance ; en conséquence, je fais un grand cas de
vous, & je suis ravi de vous connoître. Il est
vrai que vous êtes d’un âge plus avancé que le mien,
& par-là même mon inférieur ; mais votre gayeté
naturelle, & votre sobriété, vous mettent au
niveau des jeunes gens. Bien vous soit, M.
Fitz-Adam. » En continuant ainsi notre
promenade, nous rencontrâmes quelques laboureurs ; mon
compagnon s’empressa de les aborder, & me dit d’un
air de satisfaction : Dialog
« Voilà, voilà, M. Fitz-Adam, des gens
qui méritent qu’on se trouve avec eux. Vous voyez
leurs richesses sur leur visage. Y a-t-il aucun de
nos Seigneurs de la Ville qui soit plus riche
qu’eux ? Non, M. Fitz-Adam, il n’y en a pas un
seul ; ils sont tous si blêmes, si pâles, qu’il
n’est aucun de ces gens-là qui ne dédaignât de leur
tirer le chapeau. » Il entra alors en
conversation avec eux, leur donna six sols pour boire,
& se retira. Nous recontrâmes ensuite un grand
nombre de chasseurs ; plusieurs saluerent le Docteur,
mais il ne fit attention qu’à un seul ; il traversa une
haye pour aller l’embrasser, & il l’invita à dîner
chez lui le lendemain. Dialog
« Cet homme-là, me dit-il, a bien la plus robuste
santé qu’il y ait dans l’Angleterre ; il ne va à la
chasse que pour prendre de l’exercice ; & jamais
il ne fait un saut, lorsqu’il apperçoit qu’il court
le mondre <sic> risque : pour ce qui est de
tous ces autres personnages qui sont avec lui, ils franchissent les hayes & les
fossés, & si le matin ils échappent aux dangers,
ils n’échappent pas le soir à ceux de l’intempérance
& de la débauche. Non, non, M. Fitz-Adam, ce ne
sont pas là de mes gens ; j’espére de leur survivre
pendant plus de quarante ans. » Nous nous
trouvâmes auprès d’une petite maison, habitée, à ce que
me dit le Docteur, par une aimable veuve : Dialog
« Elle a eu, ajouta-t-il,
pendant quelque tems une santé vigoureuse ; je l’ai
fréquentée assiduement pendant ce tems-là ; mais
depuis qu’elle a une maladie de langueur, j’ai pris
mon congé. Elle avoit résolu de rester veuve, après
s’être mariée avec un Officier qui eut la tête
emportée à la bataille de Fontenoy. Ces gens de
guerre ne sont une sorte d’hommes avec qui je ne
veux point avoir de liaison ; leur vie tient à trop
peu de chose. » Mais, lui dis-je, ils sont
utiles à la société ; ils méritent par
conséquent notre estime. Dialog
« Cela peut être, me repliqua le Docteur ; il en est
de même des gens qui travaillent aux mines de
charbon, qui risquent à chaque moment d’être
ensevelis tout vivans ; mais il y a ici une
subordination de degré qu’il faut bien remarquer, M.
Fitz-Adam ; & un homme d’une mauvaise santé, ou
d’une profession périlleuse, doit se mettre bien
au-dessous de ceux qui jouissent d’une bonne santé,
& dont le travail ne les expose à aucun
danger. » Mon Docteur me paroissoit si
singulier, que je ne voulois plus l’interrompre ; il
continua en ces termes : Dialog
« Vous me regardez peut-être, M. Fitz-Adam, comme un
homme bien étrange ; ne croyez pas cependant que je
sois ennemi de ces gens peu estimables qui sont
d’une santé foible, & que je sois sans
entrailles à leur égard, lorsque l’occasion de les
obliger se présente ; mais quoique je
sois prêt à leur rendre tous les services qui
dépendent de moi, je ne puis cependant m’abaisser au
point d’en faire des camarades. Pour élever un homme
à un rang distingué, un Médecin a plus de pouvoir
qu’un roi ; les dons de la fortune ne sont rien ; la
santé est les seules richesses ausquelles l’homme
puisse mettre un prix ; sans elle l’homme le plus
opulent est toujours pauvre. Ce n’est pas à cet
égard seul que je pense différemment du vulgaire. Un
négociant ou un artisan, qui par son travail a fait
sa fortune, est souvent regardé comme un
gentilhomme ; & j’ai toujours crû qu’il y a plus
de mérite à former soi-même sa constitution, qu’à la
tenir de la nature ; dans le premier cas, il y a du
hazard ; dans le second, il y a du dessein ; c’est
pour cette raison qu’on me voit si souvent avec
votre ami ; car, quoique la goutte dérange pour l’ordinaire le tempérament, cependant
il peut se soutenir très-long-tems par la tempérance
& une vie bien réglée ; tandis que ce Seigneur
que vous avez vû traîné par six chevaux, a un asthme
incurable, qui le rend, avec toutes ses richesses,
aussi pauvre que ce gueux qui est sur le point de
mourir de misere. Plus vous réfléchirez sur ce que
je vous dis, plus vous trouverez que j’ai raison de
ne pas penser autrement. Un gueux qui se porte bien,
est un homme fait pour être le compagnon d’un Roi ;
un Lord malade, est un pauvre dans son palais ;
comment peut-il s’attendre à des hommages, puisque
le moindre de ses domestiques ne changeroit pas son
sort contre le sien ? » Le Docteur termina sa
harangue, parce que nous arrivâmes à la maison de mon
ami. Nous le trouvâmes bien portant & de bonne
humeur, ce qui réjouit beaucoup le Vicaire. Comme je pris soin de cacher, autant que je le
pouvois, les infirmités de la vieillesse, je passai avec
lui une semaine fort agréable, & je m’insinuai si
bien dans ses bonnes graces, qu’à mon départ il me donna
du beaume de Tirrington, & le papier des poudres du
Docteur Jacques. Dialog
« On
pourra, me dit-il, vous voler votre argent ; mais
soyez sans défiance sur les meurtrissures & les
fiévres. » De retour chez moi, je fis
plusieurs réflexions sur l’Original que je venois de
quitter ; & je fus obligé de convenir avec moi-même,
que le Vicaire n’étoit pas aussi fou que je l’avois
d’abord imaginé, La santé est certainement les richesses
de la vie ; si les rangs étoient distribués à proportion
des degrés de santé, sans doute les hommes la
ménageroient beaucoup plus qu’ils n’ont coutume de
faire. Il en résulteroit un autre avantage pour la
société, c’est qu’on n’y trouveroit pas tant de ces
ennuyeux personnages, qui ne cessent de faire l’histoire
de leurs maux.
Fremdportrait
Portrait d’un
original.
Allgemeine Erzählung
Etant allé faire une visite,
il y a quelques jours, à un de mes anciens amis ; je le
trouvai à une table de jeu, avec le Vicaire de la
Paroisse. Il me reçut avec empressement, & me
présenta au Docteur, comme un de ses bons amis. Ce
Docteur, qui me parut un homme de cinquante ans, d’une
constitution vigoureuse, & d’une santé florissante,
me regarda du haut en bas, & après une légere
inclination de tête, resta sur sa chaise, sans dire un
seul mot. Je fus d’abord un peu surpris de l’air sourcilleux de Monsieur le Docteur ; mon ami
s’en apperçut, & prenant la parole : vous êtes, me
dit-il, trop vieux pour mériter l’attention du Docteur ;
il n’en a que pour les personnes jeunes &
vigoureuses, mais, ajouta-t-il, bien-tôt vous le
connoîtrez mieux, & je suis persuadé qu’il vous
paroîtra digne d’occuper une place dans votre Livre ;
car c’est un caractère si singulier, que vous n’en avez
vû aucun qui lui ressemble. Le Docteur ne répondit rien
à cette plaisanterie ; il continua de me regarder
fixement ; enfin, remuant la tête, & se tournant
vers mon ami : voulez-vous, lui dit-il, faire encore une
partie ? Mon ami s’excusa sur ce qu’il ne pouvoit pas
continuer, & fit apporter une bouteille de vin, des
pipes & du tabac. Le Vicaire fuma sa pipe, but du
meilleur de son cœur à la santé de mon ami, me regardant
toujours avec un air de répugnance, ne buvant point à ma
santé, & ne m’adressant jamais la
parole. Comme j’avois pris depuis long-tems la coutume
de ne boire que de l’eau, j’en fis apporter une
bouteille, & je répondois par des verres d’eau à
leurs verres de vin. Le Docteur s’en étant apperçu, dit,
à l’oreille de mon ami, mais assez haut pour que je
pusse l’entendre :
M’étant levé de bon matin, je trouvai le
Docteur dans la salle du déjeûné. Il ma salua d’une
façon très-polie, & me dit : J’acceptai
sa proposition ; nous entrâmes dans un jardin
magnifique ; j’étois ravi en extase, lorsque le Docteur
me dit : J’allois l’interrompre,
lorsque nous vîmes passer près de nous un carosse, où il
y avoit un Seigneur qui baissa la glace, & fit au
Docteur une profonde révérence ; celui-ci tourna la
tête, & ne dit pas un mot. Cette façon d’agir, &
la conversation que nous avions eue, excitant ma
curiosité ; Je
ne répliquai rien à ces paroles du Docteur ; il continua
en ces termes : En continuant ainsi notre
promenade, nous rencontrâmes quelques laboureurs ; mon
compagnon s’empressa de les aborder, & me dit d’un
air de satisfaction : Il entra alors en
conversation avec eux, leur donna six sols pour boire,
& se retira. Nous recontrâmes ensuite un grand
nombre de chasseurs ; plusieurs saluerent le Docteur,
mais il ne fit attention qu’à un seul ; il traversa une
haye pour aller l’embrasser, & il l’invita à dîner
chez lui le lendemain. Nous nous
trouvâmes auprès d’une petite maison, habitée, à ce que
me dit le Docteur, par une aimable veuve : Mais, lui dis-je, ils sont
utiles à la société ; ils méritent par
conséquent notre estime. Mon Docteur me paroissoit si
singulier, que je ne voulois plus l’interrompre ; il
continua en ces termes : Le Docteur termina sa
harangue, parce que nous arrivâmes à la maison de mon
ami. Nous le trouvâmes bien portant & de bonne
humeur, ce qui réjouit beaucoup le Vicaire. Comme je pris soin de cacher, autant que je le
pouvois, les infirmités de la vieillesse, je passai avec
lui une semaine fort agréable, & je m’insinuai si
bien dans ses bonnes graces, qu’à mon départ il me donna
du beaume de Tirrington, & le papier des poudres du
Docteur Jacques. De retour chez moi, je fis
plusieurs réflexions sur l’Original que je venois de
quitter ; & je fus obligé de convenir avec moi-même,
que le Vicaire n’étoit pas aussi fou que je l’avois
d’abord imaginé, La santé est certainement les richesses
de la vie ; si les rangs étoient distribués à proportion
des degrés de santé, sans doute les hommes la
ménageroient beaucoup plus qu’ils n’ont coutume de
faire. Il en résulteroit un autre avantage pour la
société, c’est qu’on n’y trouveroit pas tant de ces
ennuyeux personnages, qui ne cessent de faire l’histoire
de leurs maux.
Dialog
« Le
pauvre homme n’en a pas pour long-tems, à ce que je
vois. » Mon ami sourit, & lui répondit sur le
même ton : « Non, non, Docteur, M. Fitz-Adam vivra
aussi long-tems que vous & moi. » Puis
s’adressant à moi : quelles nouvelles ? me dit-il.
Nous commençâmes alors une conversation
intéressante, qui dura jusqu’au moment où je voulus
me retirer pour prendre du repos. Alors le Docteur
se leva de sa chaise, but à ma santé, & me
donnant un coup sur l’épaule : « Vous êtes, me
dit-il, un fort aimable vieillard ; je veux faire
connoissance avec vous pendant le séjour que vous
ferez dans cette campagne. »
Dialog
« Qu’il avoit quitté son lit & sa
maison plutôt que de coutume, afin d’avoir le
plaisir de faire une promenade avec moi. Votre ami,
me dit-il, sort depuis peu d’une violente attaque de
goutte ; il sera à peine levé lorsque nous aurons
fait le tour de ses possessions. »
Dialog
« Voilà qui est
d’une grande beauté, M. Fitz-Adam ; je souhaiterois
de tout mon cœur, que le propriétaire fût moins
tourmenté de la goutte, afin que je pusse le
fréquenter avec autant de considération que de
plaisir. » Qu’appellez-vous considération ? lui
dis-je en l’interrompant ; mon ami en mérite-t-il
moins, parce qu’il est attaqué d’une maladie qu’il
ne s’est point attirée par la débauche ?
« Cela est vrai ; cependant, M. Fitz-Adam, que
voulez-vous que j’y fasse ? je souhaiterois de
penser autrement, car j’ai de grandes obligations à
votre ami. Il y a un autre Genilhomme dans notre
voisinage, qui me présenta à lui, & me procura
l’emploi que j’exerce ; mais malheureusement il est
attaqué depuis long-tems du scorbut, qui lui donne
de continuels maux de tête, qui ne manqueront pas
d’abréger ses jours ; ce qui fait que je ne vais
jamais chez lui. »
Dialog
je lui
demandai, qui étoit cet homme qui venoit de passer ?
« Monsieur, me dit-il, cet infortuné a
de grandes richesses ; aussi pense-t-il que tout
homme à qui il fait un salut doit le lui rendre ;
mais, moi qui le connois, je sçais aussi, qu’il
mourra dans peu d’un asthme qu’il a depuis
long-tems ; & comme je me porte très-bien,
graces à Dieu, je ne veux avoir aucune liaison avec
cet homme-là. La santé, M. Fitz-Adam, est la seule
chose dont on doive faire cas dans ce monde :
puisque la mienne est des meilleures, je me regarde
comme un homme bien autrement important que celui
qui vient de passer : malgré toutes ses richesses,
il seroit bien content d’être le pauvre Vicaire
de. . . . pourvû qu’il eût sa santé. Croyez-moi, M.
Fitz-Adam, il n’en a pas pour long-tems. »
Dialog
« Vous
êtes dans un âge avancé, M. Fitz-Adam ; & vous
êtes sans doute fatigué du voyage que
vous venez de faire, que vous avez entrepris, si je
ne me trompe, à cause du dérangement de votre
santé ; c’est ce qui m’a fait manquer à la
politesse, la premiere fois que je vous ai vû ; mais
votre conversation m’a fait connoître que vous êtes
un homme de bonne humeur, & je vois que vous
avez pris la résolution de vous maintenir tel par la
tempérance ; en conséquence, je fais un grand cas de
vous, & je suis ravi de vous connoître. Il est
vrai que vous êtes d’un âge plus avancé que le mien,
& par-là même mon inférieur ; mais votre gayeté
naturelle, & votre sobriété, vous mettent au
niveau des jeunes gens. Bien vous soit, M.
Fitz-Adam. »
Dialog
« Voilà, voilà, M. Fitz-Adam, des gens
qui méritent qu’on se trouve avec eux. Vous voyez
leurs richesses sur leur visage. Y a-t-il aucun de
nos Seigneurs de la Ville qui soit plus riche
qu’eux ? Non, M. Fitz-Adam, il n’y en a pas un
seul ; ils sont tous si blêmes, si pâles, qu’il
n’est aucun de ces gens-là qui ne dédaignât de leur
tirer le chapeau. »
Dialog
« Cet homme-là, me dit-il, a bien la plus robuste
santé qu’il y ait dans l’Angleterre ; il ne va à la
chasse que pour prendre de l’exercice ; & jamais
il ne fait un saut, lorsqu’il apperçoit qu’il court
le mondre <sic> risque : pour ce qui est de
tous ces autres personnages qui sont avec lui, ils franchissent les hayes & les
fossés, & si le matin ils échappent aux dangers,
ils n’échappent pas le soir à ceux de l’intempérance
& de la débauche. Non, non, M. Fitz-Adam, ce ne
sont pas là de mes gens ; j’espére de leur survivre
pendant plus de quarante ans. »
Dialog
« Elle a eu, ajouta-t-il,
pendant quelque tems une santé vigoureuse ; je l’ai
fréquentée assiduement pendant ce tems-là ; mais
depuis qu’elle a une maladie de langueur, j’ai pris
mon congé. Elle avoit résolu de rester veuve, après
s’être mariée avec un Officier qui eut la tête
emportée à la bataille de Fontenoy. Ces gens de
guerre ne sont une sorte d’hommes avec qui je ne
veux point avoir de liaison ; leur vie tient à trop
peu de chose. »
Dialog
« Cela peut être, me repliqua le Docteur ; il en est
de même des gens qui travaillent aux mines de
charbon, qui risquent à chaque moment d’être
ensevelis tout vivans ; mais il y a ici une
subordination de degré qu’il faut bien remarquer, M.
Fitz-Adam ; & un homme d’une mauvaise santé, ou
d’une profession périlleuse, doit se mettre bien
au-dessous de ceux qui jouissent d’une bonne santé,
& dont le travail ne les expose à aucun
danger. »
Dialog
« Vous me regardez peut-être, M. Fitz-Adam, comme un
homme bien étrange ; ne croyez pas cependant que je
sois ennemi de ces gens peu estimables qui sont
d’une santé foible, & que je sois sans
entrailles à leur égard, lorsque l’occasion de les
obliger se présente ; mais quoique je
sois prêt à leur rendre tous les services qui
dépendent de moi, je ne puis cependant m’abaisser au
point d’en faire des camarades. Pour élever un homme
à un rang distingué, un Médecin a plus de pouvoir
qu’un roi ; les dons de la fortune ne sont rien ; la
santé est les seules richesses ausquelles l’homme
puisse mettre un prix ; sans elle l’homme le plus
opulent est toujours pauvre. Ce n’est pas à cet
égard seul que je pense différemment du vulgaire. Un
négociant ou un artisan, qui par son travail a fait
sa fortune, est souvent regardé comme un
gentilhomme ; & j’ai toujours crû qu’il y a plus
de mérite à former soi-même sa constitution, qu’à la
tenir de la nature ; dans le premier cas, il y a du
hazard ; dans le second, il y a du dessein ; c’est
pour cette raison qu’on me voit si souvent avec
votre ami ; car, quoique la goutte dérange pour l’ordinaire le tempérament, cependant
il peut se soutenir très-long-tems par la tempérance
& une vie bien réglée ; tandis que ce Seigneur
que vous avez vû traîné par six chevaux, a un asthme
incurable, qui le rend, avec toutes ses richesses,
aussi pauvre que ce gueux qui est sur le point de
mourir de misere. Plus vous réfléchirez sur ce que
je vous dis, plus vous trouverez que j’ai raison de
ne pas penser autrement. Un gueux qui se porte bien,
est un homme fait pour être le compagnon d’un Roi ;
un Lord malade, est un pauvre dans son palais ;
comment peut-il s’attendre à des hommages, puisque
le moindre de ses domestiques ne changeroit pas son
sort contre le sien ? »
Dialog
« On
pourra, me dit-il, vous voler votre argent ; mais
soyez sans défiance sur les meurtrissures & les
fiévres. »