Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours II.
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Nível 1
Discours II.
Nível 2
Metatextualidade
Je reçûs il y a quelques jours la
Lettre qui suit; je la crois capable de faire faire des
réflexions à plus d’une personne dans le monde ; c’est
pourquoi je me hâte d’en faire part au Public.
Nível 3
Carta/Carta ao editor
Monsieur, En vous lisant, il
m’a pris envie de contribuer avec vous à l’extirpation
des erreurs populaires. Ce projet, je crois, seroit
entré dans la tête de fort peu de femmes : la réflexion
n’est pas leur lot ; leur zèle pour le bien public se
borne au desir de plaire ; & quand elles vont
jusqu’au succès ; quand elles ont réussi à plaire
beaucoup, ou à beaucoup de gens, ce sont des héroïnes à
leur façon. Ce mérite est bien petit, j’en conviens ;
mais peut-on légitimement en accuser leur raison ? Cette
raison qu’on leur recommande toujours, est étouffée dans
le berceau, par les mains à qui leur
éducation est confiée ; tout ce qu’on leur apprend
ensuite, tout ce qu’elles voyent dans le monde, n’est
propre qu’à les rendre très-indifférentes à cette
perte : on les dispense de la regretter ; beaucoup de
gens ne leur pardonneroient pas de la sentir. Il n’y
auroit dont pour elles que la ressource de consulter la
raison des autres ! Mais vous sentez combien ce pénible
emploi de l’esprit coûteroit à la nature ! Consulter,
c’est obéir, quand la docilité entraîne une certaine
violence ; & certainement, des êtres accoutumés à
décider, à commander, à être prévenus, ne peuvent, sans
beaucoup de contrainte, renoncer au despotisme, & se
faire une ame soumise. Tout cela, Monsieur, doit
desarmer leurs censeurs ; & il paroît que vous
l’avez très-bien compris, puisque vous les avez si
souvent épargnées. Au reste, Monsieur, si je les excuse
ici, c’est sans vouloir les imiter : je vois
ce qu’elles devroient être, mais je considere les
difficultés naturelles qui s’y opposent ; & je dis,
que la possibilité d’un mieux, n’est pas toujours une
raison de condamner ceux qui n’y atteignent pas. Les
bons juges sont très-rares, & les mauvaises causes
encore plus. Il faudroit tout examiner avant que de
prononcer ; & qui, dans le monde, peut avoir assez
d’esprit, assez d’expérience, assez de sensibilité,
assez de sang froid, pour être instruit à fond du pour
& du contre universels ? Dans un homme, souvent une
vertu s’arme contre l’autre ! que ne doit-ce pas être
dans le monde entier, dans le vaste cercle des
événemens, où perpétuellement une chose est contrariée
par une autre ! Les principes sont très rares ;
conséquemment, les raisons positives doivent être
très-peu communes. Cependant on condamne, on prononce
hardiment ; & les enfans, quand ils ont peu lû, un
peu vû, un peu pensé à leur maniere,
croyent être des oracles. Pour bien juger, il faudroit
pouvoir mettre dans la balance, la faute, l’injustice,
le crime même dont on est scandalisé, avec la difficulté
d’un choix, l’incertitude d’un succès, le risque d’un
mieux ; & alors on prononceroit surement. Mais,
comme je l’ai dit, toutes les qualités nécessaires pour
faire un bon juge, manquent aux hommes, ou du moins
l’ensemble n’y est pas, & n’est pas plus possible
que la perfection. Je me suis écartée de mon sujet &
j’y reviens ; car je ne suis pas une raisonneuse bien
entichée. J’ai dit, Monsieur, que je voulois vous aider
à déraciner les erreurs populaires : j’entends, par ce
mot, les sotises dans lesquelles on tombe tous les
jours, par une confiance aveugle & pernicieuse, que
le caractère général des hommes, & mille tristes
aventures, ont démentie de tout tems. Je m’expliquerai
mieux en racontant ; car il est question
d’une aventure que j’ai à vous raconter, & je vous
prie de la lire avec quelqu’attention. Ma mere étoit furieuse ; je profitai
de l’état où elle étoit, pour obtenir d’elle la
permission de vous écrire cette Lettre, où j’ai eu le
soin de conserver tout le respect que je lui
dois, quoique j’aye tout dit. Je ne doute pas, Monsieur,
que vous n’en fassiez un usage utile, & que vous ne
me donniez, pour consolation de tout ce que j’ai
souffert, le plaisir de lire vos sages réflexions. J’ai
l’honneur d’être, &c.
Narração geral
Je suis née d’une mere qui
aima le monde & y porta peut-être un cœur trop
tendre : j’en juge par une austérité de mœurs peu
naturelle qu’elle paroît affecter aujourd’hui. Elle
s’est condamnée à la retraite ; & l’ennui d’y
être seule, lui a fait souhaiter un confident, un
ami : on ne perd point l’habitude de sentir ; c’est
un penchant qu’on peut à peine modérer ; &
lorsqu’on a eu l’honneur d’y parvenir, on sent un
besoin physique de s’en glorifier ; on cherche un
témoin de sa vertu ; &, ce témoin, on l’aime
toujours ; on le recherche, on le chérit, on
l’écoute, on le croit. L’amour propre, dans cette
occurrence, se déguise & se sert des mouvemens
du cœur pour arriver à ses fins, & il ne devient
pas indiscret, quoiqu’il ait triomphé : une femme reste persuadée, que dans l’ami dont
la société l’enchante, rien ne l’attache que
l’exemple de la vertu, & la vérité de l’amitié ;
elle ignore que le premier attrait de cette liaison
est le plaisir d’en paroître digne. Cet ami devient
nécessaire, & peut devenir absolu lorsqu’il le
voudra. Il faudroit une grande perfection en lui
pour que cela n’arrivât pas ; & cette
perfection, toujours difficile par le caractère,
devient impossible par les circonstances. C’est un
confident à qui on dit tout : n’abusera-t-il de
rien ? Il voit une longue suite de foiblesses, une
sensibilité encore très-vive, & par conséquent,
une soumission toute consentie, s’il veut commander.
Un très-honnête homme, dès-lors, n’en auroit que
plus de répugnance à décider sur rien, &, en
donnant des avis, éviteroit de prendre ce ton
impérieux qui entraîne l’obéissance, souvent sans
faire naître la persuasion : mais l’ami qu’une femme
choisit dans la circonstance où je
place ma mere, est rarement un honnête homme. Il y a
une certaine quantité d’êtres artificieux, cruels,
impudens, avares, ou ambitieux, qu’un mauvais génie
a semés sur la terre, pour être les tirans, &
souvent, hélas ! les destructeurs de la vertu. Ils
sont annoncés par une réputation imposante que
l’envie même craint d’attaquer, parce qu’ils ont une
facilité incroyable à triompher de leurs ennemis,
& qu’ils les persécutent après les avoir
vaincus. Ils plaisent par l’apparence, ils
paroissent sensibles, vertueux, profonds ; leur
esprit persuade, & leur air pénétre. . . . C’est
dans cette classe d’hommes que sont pris les amis
dont je parle : l’habitude en est formée ; parce que
les premieres femmes qui quitterent le monde, eurent
l’imprudence & le malheur de se réfugier dans
ces aziles redoutables. Ma mere, en se vouant à la
retraite, justifia le tableau que je vous fais ici ;
excusable cependant, en ce que son
choix fut l’ouvrage de l’opinion publique. Damon
(que je nomme ainsi pour déguiser son état & son
nom) étoit estimé dans le monde ; il avoit beaucoup
d’amis, & il étoit probable qu’il n’en devoit
aucun à l’intrigue. Il avoit même une réputation à
la Cour, sans pouvoir être soupçonné de s’y être
fait un parti. Sa figure étoit noble, son esprit
enjoué & solide, son humeur égale, son cœur
droit & sensible. Une modestie extraordinaire
relevoit encore l’éclat de toutes ces qualités,
& les faisoit supposer aussi réelles qu’elles
étoient intéressantes. Il donnoit un conseil comme
on demande une grace ; vous le voyiez toujours
pénétré de votre intérêt ; & lui seul sembloit
lui donner cet art de vous y attacher vous-même : il
n’insistoit jamais sans montrer une extrême douleur
d’y être contraint : ses raisons étoient toujours
excellentes, & il paroissoit vouloir en diminuer
l’autorité, pour épargner à votre
esprit l’humiliante contrainte d’obéir en esclave.
Je ferois un portrait que vous ne croiriez pas, si
je voulois tout dire ; jamais homme ne parut
approcher d’avantage de la perfection ; &
cependant tout cela n’aboutit qu’à me le faire
envisager de l’œil le plus défavorable ! Ce fut le
cœur qui le jugea. J’étois jeune, car je n’ai pas
même encore dix-huit ans ; mais les objets que notre
haine doit condamner, nous font une expérience
prompte & certaine. Je me dis, il y a là trop de
perfection ; il faut qu’il y ait de l’imposture
& des desseins dangereux. Je ne me trompois
pas ; mais il n’y a eu que le tems qui ait pu m’en
convaincre ; je l’examinois tous les jours, &
sans ma haine, je ne l’aurois jamais bien connu,
tant son artifice étoit bien caché. Bien-tôt toute
notre maison changea de forme. Ce fut par mes
chagrins sur-tout que ce changement se
fit sentir. J’aimois la lecture, & il me fut
défendu d’avoir des livres ; je vous lisois tous les
jours, & vos Feuilles ne furent plus reçûes,
sous prétexte qu’en nous apprenant à connoître les
foiblesses du cœur humain, vous exposiez la
tranquillité du nôtre, par des peintures touchantes.
La musique, la danse, les spectacles, amusemens
utiles, & qui peuvent sauver à une femme tant de
sottises, en lui sauvant l’ennui ; ces ressources me
furent enlevées, & quoiqu’on affectat de me
dépouiller avec beaucoup de douceur, je n’en compris
pas moins qu’on étoit résolu à me réduire à ma seule
raison. Elle ne suffit pas quand on n’a rien de
vicieux à réprimer dans son cœur. Je m’affligeai
d’être réduite à former des plaintes ; j’étois
accoutumée à obéir à ma mére, dont les volontés
n’avoient jamais été sévéres ; il me parut affreux
d’être obligée de reconnoître des loix ; d’ailleurs ces loix étoient ridicules, & mon
esprit ne pouvoit les respecter. Je me fâchai &
desobéis. Ma mere m’en parla avec ménagement ; je me
justifiai, & je crus l’avoir attendrie ; mais le
lendemain elle prit un autre ton ; elle me gronda,
me menaça, & je vis qu’on lui avoit fait des
sentimens extraordinaires. Je me serois emportée,
& ma mere elle-même, moins raisonnable que moi,
puisqu’elle étoit injuste, eût plié par la force de
mes raisons ; mais j’avois formé un projet qui
demandoit le sacrifice de mon ressentiment, & je
parus plier moi-même. Dès ce jour je m’efforçai de
combler Damon d’amitiés, je me ménageai l’occasion
de lui parler en particulier, & dans ces
entretiens si couteux à ma bonne foi, je ne cessai
de donner des louanges à son esprit, &
d’affecter un manége impénétrable. Damon me crut
sincère & le devint ; il m’apprit du moins à connoître les affreux sentimens qu’il
cachoit dans son cœur ; j’étois l’objet de ces
sentimens, il avoit eu l’audace de lever sur moi des
yeux téméraires ; & la nature, pressée, commença
par s’expliquer par des soupirs. Je l’avois
soupçonné, & je bénis le ciel de m’offrir une
victime en qui je n’avois pas même la dissimulation
à combattre. Je vous avouerai, Monsieur, que je
m’offris à ses coups ; car une attaque trop longue
m’eût avilie ; vous sçavez d’ailleurs qu’il est
difficile de soumettre les armes de la haine à une
méthode bien combinée. Je puis dire cependant, que
je me refusai tout ce qui étoit capable de le
séduire ; c’est-à-dire, que je hâtai la marche de
son cœur, sans la déterminer précisément. Lorsque je
fus sûre de ma victoire, j’affectai de la langueur,
de l’aversion pour ma mere, un amour décidé pour ma
chambre. Il me questionna, & je refusai de
répondre ; il me dit, qu’il viendroit,
dans mon appartement, me forcer à l’instruire de mes
chagrins. C’étoit où je voulois l’amener : il y
vint. J’avois eu avec ma mere des scènes si
violentes de ma part, que j’étois enfin parvenue à
lui rendre la vertu de Damon suspecte, & à
obtenir qu’elle se placeroit dans mon cabinet,
lorsqu’il viendroit me parler. J’étois auprès de mon
feu lorsqu’il entra, tenant un livre à la main, dans
lequel il étoit probable que je ne lisois pas, &
la tête appuyée sur l’autre main. Tout cela avoit
assez l’air d’une personne abandonnée à de tristes
rêveries ; & c’étoit cet air là qu’il falloit
que j’eusse. J’eus
la cruauté de l’interrompre en sonnant de toutes mes
forces. Ma mere entra, ainsi que les domestiques que
j’avois prévenu. Le scélérat fut bien-tôt mis à la
porte.
Diálogo
Eh bien,
me dit-il en m’abordant ; quel sujet vous
chagrine, qu’avez-vous ? ne peut-on le sçavoir, ne
peut-on. . . . Hélas, Monsieur, je ne puis me
confier à personne ; vous avez de l’amitié pour
moi, mais vous m’êtes suspect ; ma mere. . . . .
Votre mere ? Il est tems de vous dire,
qu’elle ne m’arrachera jamais un secret, & que
je n’en aurai jamais aucun à lui apprendre ; cet
aveu, qui est sincère, répond à toute votre pensée
& doit détruire toute votre inquiétude ; je
m’expliquerai mieux, si vous daignez vous
expliquer vous-même. . . . . Je ne le puis pas,
Monsieur, je ne le puis point ; vous êtes sage,
vous êtes vertueux ; vous m’effrayez ; il y a des
sentimens qu’on ne peut pas prévenir, mais il y a
des confidences qu’on ne doit point faire : un
homme tel que vous. . . . . Un homme tel que moi,
est un homme comme les autres lorsqu’il le faut ;
je suis sage, mais je sui sensible ; la vertu ne
détruit pas la nature : ce seroit se rapprocher du
vice que de tomber dans la férocité. . . . Ah !
Monsieur, vous me trahiriez, vous diriez tout à ma
mere. . . . Eh, non, Mademoiselle, prenez des
idées plus dignes de moi. Madame votre
mere est une bonne femme ; elle est faite pour
confier ses rêves, & non pour arracher des
secrets : on l’écoute ; & si l’on est humain
on accepte son amitié ; mais on ne fait pas des
crimes pour se l’assurer. Parlez-moi sans
inquiétude & sans mystere ; croyez que je suis
digne. . . . Eh bien, Monsieur, je vous aime ;
votre caractère, votre esprit, votre figure. . .
Ah, n’achevez pas ; laissez-moi croire mon
bonheur : tout sembloit s’accorder à m’en
instruire, & j’en voulois douter ; je
languissois, je mourois chaque jour, &
l’espérance m’étoit impossible. . . .
Nível 3
Carta/Carta ao editor
Metatextualidade
Lettre du
Spectateur,
A M. De * * *.
Permettez-moi, Monsieur, de vous demander grace pour
vous-même, dans une occasion où il est aisé de voir que
vous bravez trop le danger. Je sçais, Monsieur, que vous
ne craignez point la mort, & que c’est vous faire
mal sa cour que d’entreprendre de vous donner cette
crainte, méprisable à vos yeux : mais vous aurez
peut-être assez d’équité pour convenir, en vous-même,
qu’un Spectateur, ami des hommes, ne doit point
applaudir aux accès de l’imagination ; &
certainement une bravoure téméraire ne mérite que ce
nom, quand aucune circonstance n’oblige nécessairement à
mépriser les suites qu’elle peut avoir. Si vous doutiez
de ce danger qui m’effraye pour vous, il
seroit aisé de vous faire concevoir, qu’il est aussi
grand que votre erreur. Vous sçavez, Monsieur, qu’Ovide,
après avoir fait les délices de Rome par ses Vers, fut
relégué dans le fond de la Sibérie, sans reconnoissance
pour ses talens enchanteurs, ni sans égard pour sa
naissance illustre ! Quel crime avoit commis Ovide ?
L’Etat étoit-il menacé d’une horrible révolution par ses
intrigues ? Avoit-il conspiré contre les jours
d’Auguste ? Non, Monsieur ; l’amant des Muses n’étoit
point ambitieux ; il connoissoit un bonheur plus doux
que celui de régner ; & il se contentoit de soupirer
auprès du trône, des Vers digne de charmer l’ennui des
Rois ! Avoit-il offensé le Tiran de Rome, comme on l’a
cru, en se faisant aimer de sa fille ? S’étoit-il rendu
criminel par son art d’aimer, comme on l’a dit ? Non,
Monsieur, rien de tout cela ne fut, ni ne lui fut
reproché. Des Sçavans ont écrit des volumes
sur la cause de sa disgrâce, & ne l’ont point
connue ; des Poëtes de ce tems-là, n’ont laissé que
quelques vers sur cette cause, & nous ont mieux
instruit. Ovide ne fut jamais criminel ; mais il avoit
vû des crimes dans la maison d’Auguste ; & un
regard, qui peut-être n’étoit pas volontaire, le perdit
sans retour. Son exil affreux fut motivé, &
l’univers fut abusé par des conjectures ; on le voyoit
trop puni, pour le croire innocent ; la prévention
s’appuyoit de l’excès de son malheur, plus encore que de
l’applaudissement que les lâches Courtisans donnoient à
sa sentence, pour le condamner avec le Tiran ; mais
certainement il n’étoit point coupable, & tout son
crime étoit de sçavoir un secret dont un homme sans
mœurs étoit obligé de rougir. Le secret que vous avez
surpris malgré vous, Monsieur, n’est point de cette
nature, & vous n’avez point affaire à un Roi ; mais
si vous connoissiez bien l’espéce d’homme
que votre pénétration vient d’armer contre vous, vous
verriez que vous êtes plus en danger qu’Ovide. Cet homme
est un hypocrite, & vous l’avez surpris dans les
égaremens de l’amour : il est puissant, intriguant,
vindicatif : pour conserver sa gloire, & se consoler
de n’être plus qu’un fourbe à vox yeux ; vos jours,
votre gloire du moins lui coûteront peu à sacrifier ; il
vous prêtera des crimes auprès de vos supérieurs ; il
seroit capable d’en faire lui-même pour pouvoir vous en
accuser. L’hypocrisie démasquée ne respire plus que
vengeance & que trahison. Vingt bouches infidéles
vous accuseront, & vingt mille vous condamneront,
sur la premiere accusation : le Royaume retentira d’un
crime que vous n’aurez pas commis ; vous serez regardé,
& peut-être traité, comme un homme infâme ; &
vous connoîtrez alors, que votre courage ne fut que de
l’imprudence. Ne comptez point sur votre
innocence ; cette ressource trompeuse a perdu plus de
malheureux qu’elle n’en a sauvé : l’innocence peut bien
servir dans la suit à rétablir une mémoire deshonnorée,
mais elle ne suffit pas pour confondre une ligue formée
par la calomnie : elle donne une confiance, une fierté
funestes ; l’inaction, la létargie ; plus funestes
encore, les suivent toujours ; & pendant que
l’innocence s’endort dans la sécurité, la méchanceté
conspire & lui prépare un réveil affreux. Je
pourrois vous citer mille preuves de cette vérité
fatale. Vous sçavez par cœur la réponse de Philoctéte à
Œdipe : Ce n’est point moi, ce mot doit vous suffire.
Cette réponse est digne d’un Héros, mais malheureux qui
se contenteroit d’en faire de pareilles au Public ou à
son Juge : pendant que le rival d’Hercule faisoit
admirer sa noble fierté au Monarque des Thébains, la
calomnie armoit contre lui une pouplace crédule, &
se servoit même du ton sublime que prenoit
son innocence, pour persuader qu’il n’étoit pas
innocent. Croyez-moi, Monsieur, ne mettez pas le comble
au malheur de vos affaires ; ne vous rendez pas plus
malheureux que vous n’êtes ; personne ne pourroit vous
tirer du gouffre ou vous vous seriez plongé : je connois
l’hypocrisie ; je connois votre ennemi. Vous l’avez
humilié ; ne l’irritez pas : le meilleur conseil qu’on
puisse vous donner, le seul que vous deviez suivre,
c’est de le prevenir en votre faveur ; de vous attacher
à ses pas ; de lui jurer, que jamais aucun motif ne sera
capable de vous faire parler de ce que vous êtes
desespéré de sçavoir. Il ne vous croira pas peut-être ;
ou s’il vous croit, il vous en haïra peut-être
d’avantage ; il ne verra qu’avec fureur un procédé si
généreux ; mais c’est pourtant le parti le plus sage :
tout autre parti que vous voudriez prendre, celui de le
braver sur-tout, vous exposeroit plus
surement, & vous auriez, par-dessus le mal qui vous
en arriveroit, ce mal de la conscience, ce regret
desespérant qui marche toujours à la suite de
l’imprudence. Je sçais qu’il est affeux <sic> ,
pour un homme d’honneur, de s’humilier aux pieds d’un
misérable ; mais en vous plaignant d’y être contraint,
je réponds à toutes vos objections, par un mot. Ne
faisons pas l’honneur plus sévére qu’il n’est : disons
même qu’il y a bien des passions, & bien des
préjugés qui prennent son nom auguste. Cette loi du
monde, par exemple, qui interdit tout ménagement &
toute marque de considération pour l’être vicieux que la
société réprouve ; cette loi, dis-je, n’est qu’un
préjugé ; & la nature ne fut pas assez consultée par
ceux qui l’établirent d’abord. L’estime pour cet être
odieux, seroit vive, & la considération réelle,
seroit bassesse ; mais une simple
démonstration, n’est que prudence, si la circonstance
l’exige. Nous sommes fait pour veiller à nos intérêts, à
notre conservation ; & la raison nous y oblige
autant que la nature ; il ne faut point d’autorité pour
prouver cela, ni d’argument contre ceux qui pensent le
contraire ; or, vous êtes plus que personne dans le cas
d’employer cette ruse de guerre, puisque vous avez
affaire à un ennemi que n’en négligeroit aucune pour
vous perdre. Je vous promets que l’honneur n’en
murmurera point ; & comme nous ne sommes plus dans
ces tems barbares où l’on mettoit l’honneur à faire des
actions extravagantes, ou feroces ; les honnêtes gens
vous applaudiront au contraire, & l’on peut vous
répondre de leur approbation. Vous serez surpris,
Monsieur, que je vous écrive une Lettre si contrariante,
sur un sujet que vous croyez avoir bien examiné ; vous
serez encore plus surpris, que je prenne un si vif
intérêt à ce qui vous regarde, n’ayant pas
l’honneur de vous connoître. Je répondrai à tout cela,
que j’aime les hommes ; que mon attachement pour eux me
donne une sagacité pour ce qui les concerne, que souvent
eux-mêmes n’ont pas ; & qu’il suffit que leur
intérêt me soit connu, pour que j’agisse pour eux comme
si leur personne m’étoit bien chere. On m’a parlé de
votre aventure avec confiance, & de votre résolution
avec douleur ; j’ai vû que vous êtiez aimé ; il ne m’en
a pas fallu d’avantage pour souhaiter vivement de vous
être utile ; je me suis imposé comme devoir, ce qu’on ne
me demandoit que comme grace, étant bien éloigné de
ressembler à ces hommes froids qui mesurent toutes leurs
démarches, & appellent circonspection ce qui est
insensibilité. J’ai l’honneur d’être, &c. Le
Spectateur.
Nível 3
Carta/Carta ao editor
Metatextualidade
Lettre du
Spectateur,