Discours XVIII. Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Lilith Burger Editor Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Mario Müller Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 21.01.2016 o:mws.4128 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome Septième. Amsterdam und Paris: Bordelet und Bauche und Lambert 1759, 418-430, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 7 018 1759 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Mode Moda Fashion Moda Mode Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Liebe Amore Love Amor Amour Gesellschaftsstruktur Struttura della Società Structure of Society Estructura de la Sociedad Structure de la société Natur Natura Nature Naturaleza Nature France 2.0,46.0 Germany 10.5,51.5

Discours XVIII.

Il y a bien des personnes à qui je déplairai en parlant de la parure fastueuse des femmes. Je sens pourtant que c’est une matiere que je ne dois pas mépriser. Je demande si la simplicité des plaisirs n’en fait pas le premier agrément ? Le Sibarite le plus voluptueux, en répondant non, sentiroit qu’il ment à son cœur. Cette simplicité charmante doit être la régle de tout esprit qui cherche à plaire. On plait par les riens ; parce que les riens sont simples, le vrai sublime exprime ce caractère de simplicité. L’Architecture, autrefois, emprunta de la chevelure des femmes, un ornement sensible pour l’un de ses ordres. Cette chevelure flottante, qui marquoit si bien la finesse de la taille, a été bannie ; & à sa place, on a vû les plus beaux cheveux du monde gémir sous la peigne cruel, & lui obéir sous des formes innombrables, qui toutes marquoient une captivité particuliere. Je dirai ce que j’ai oui dire, & si mes mémoires ne sont pas infidéles, ils renferment une autorité convaincante contre l’abondance du rouge, les panniers, l’amas des ponpons, &c. On prétend qu’une femme, attendant son amant pour la premiere fois, après avoir bien rêvé à la parure qu’elle empruntera pour lui plaire, finit toujours par la simplifier, par imiter la nature, qui, dans ce moment, s’empare de son imagination, & lui imprime ses idées. Si cela est, si les Chroniqueurs ont dit la vérité ; les femmes, en se parant avec trop d’affectation, décélent leur répugnance à se régler sur des modéles ; car on peut donner le nom de modéle à l’ajustement d’une femme qui, en le composant, en l’adoptant, étoit inspirée par la nature même.

Ici les prudes se sâcheront ; mon raisonnement leur paroîtra digne du plus grand mépris, & ce sera une impertinence à leurs yeux, que de vouloir les assujettir aux idées d’une femme qu’en tout on doit mépriser. Je leur dirai, ce n’est point à vous que je parle ; je ne m’abaisserai jamais à vous donner des conseils. Je ne m’adresse qu’aux femmes pour qui il peut y avoir des avis utiles, parce qu’elles n’ont point les vices qui font qu’on s’en dissimule le besoin. Je dis à celles-ci, n’est-il pas vrai, qu’une idée distincte & constante vous conduit à votre toilette, chez les Marchands, chez les Inventeurs de modes ? Elle <sic.> me répondent, oui, le desir de plaire nous anime toujours. S’il est ainsi reprens-je, réglez-vous sur les femmes à qui la nature, sincerement consultée, donne en un moment plus de science, qu’on n’en peut acquerir en dix ans devant un miroir ; elles sont vos maîtres nécessairement, parce qu’elles ont elles-mê-mes pour maître la nature, en qui réside la perfection de tous les talens. Elles m’écoutent, me croyent, & me remercient ; je vois leur dispostion à réformer un abus choquant ; mais une certaine timidité les retient : elles desireroient qu’une femme courageuse osat commencer : ce souhait est naturel ; la nouveauté est frondée quoiqu’adorée, &, dans certains cas, il n’appartient qu’à l’éclat du rang de la justifier. Puisse donc, dans ce rang élevé, un esprit philosophe, vouloir donner le ton, & communiquer la lumiere à des esprits qui l’attendent.

J’aurois d’autres réflexions à faire, sur mille choses qu’on trouve à reprendre dans le monde, pour peu que l’ame & l’esprit puissent percer un certain vernis de raison qui paroît les justifier. . . . O nature, nature. . . . Je considere le mépris qu’on paroît avoir voulu faire d’elle dans la création de certains usages, & je me dis que l’ou-trage est complet. On peint, à dix personnes assemblées, l’état & les plaisirs des premiers Bergers, & cette peinture les attendrit : elles gémissent sur la forme que le monde a prise ; c’est un globe nouveau, disent-elles, & tout y est frondé par des cœurs à qui la nature vient de parler. L’instant qui suit, leur fait d’autres sentimens ; on parle de Madame de * * *, & de Monsieur de * * *, qui étoit hier magnifiquement vêtus, qui avoient les plus beaux diamans, les plus belles dentelles du monde ; & dans l’instant l’envie murmure, on voudroit avoir ces étoffes, ces diamans, ces dentelles admirables ; on méprise les ajustemens & les bijoux qu’on posséde, quoiqu’on les ait vantés cent fois : c’est l’amour propre qui les évalue alors, & il s’exagere toujours ce qui est refusé à son avide jalousie. . . .  Pour les rangs, pour les richesses, pour les emplois, c’est la même chose. Quand on vient de lire  une églogue, on les trouve importuns, fatiguans, funestes à l’honneur ; mais, dans ce même instant, voit-on entre un homme décoré, un financier bien nourri, un commis un peu doré, adieu Cloris, adieu Sylvandre, il n’y a plus de bonheur que dans le faste ; & la nature est une sotte. . . . . Je reviens à mon objet qui est de médire des usages.

Je conviens qu’il ne faut point être romanesque, & moi-même j’accuserois de l’être quiconque abjureroit avec trop de mépris les choses établies ; mais je dis que ces choses, quoiqu’établies, doivent être examinées par l’homme qui pense ; & qu’il est fou de leur sacrifier le sentiment & la liberté, comme l’on fait sans cesse dans le monde. On les condame <sic> & on les respecte ; on n’est jamais soi ; on n’ose point attenter à un abus gênant que souvent on abhorre. Je dis que cela est ridicule, & digne du plus petit esprit. Toutes mes réflexions sur ce sujet moins futile qu’il ne paroît l’être ; sont renfermées dans les Vers qui suivent.

Pourquoi tant de parure ?

Iris, on plaît tout naturellement ;

L’art devient imposture S’il cache l’agrément. Souvenez-vous qu’une Bergere N’a point d’autre art que l’art de plaire, D’autres rubans qu’une chaîne de fleurs, D’autre miroir qu’une onde claire, Et d’autre tein que ses propres couleurs. Voulez-vous renoncer à notre bergerie ? Vous faites mal plus que vous ne pensez ; Iris, le bonheur de la vie Dépend de cet état auquel vous reconcez. Quel est le ton du monde où l’on vous associe ? Rien n’est si sot dans l’univers. Pour juger de votre folie, De ce monde, entre nous, connoissez les travers. Se lever dans la certitude D’avoir beaucoup de gêne & beaucoup plus d’ennui, Vieillir à sa toilette, & se faire une étude D’un art simple autrefois, fatiguant aujourd’hui. Faire un dîner où l’on s’ennuie, Manger beaucoup, sans appétit, Se servir avec simétrie, Se complimenter sans esprit ; Entendre des propos inspirés par l’envie, Ausquels tout le monde applaudit Par contenance ou bien par jalousie ; Médire, enfin, parce que l’on médit. Après un long repas, une longue partie, Et jouer comme on a díné, Se voir placer par fantaisie, Ou par un motif raisonné ; A la table de ceux dont le triste génie Vous a le plus assassiné ; Etre maudit par compagnie, Si, par malheur, on n’est ruiné. Raisonner pesamment sur une bagatelle, Raisonner sans être d’acord ; Déchirer d’une dent cruelle Une connoissance nouvelle, Quoiqu’on la voye avec transport Avec l’amitié la plus vive ; La caresser dès qu’elle arrive, Et la noircir dès qu’elle sort. Après un long martyre Se retirer chez soi, triste, avec de l’humeur, En détestant au fond du cœur Les dîners où l’on ne peut rire ;

Iris, voilà le monde, & voilà le malheur,

Où, malgré moi, j’ai peur Que la foule ne vous attire. Que le sort des Bergers est un sort différent. Ils n’ont point de toilette à faire ; La nature est leur art, ils plaisent en aimant ; Leurs repas n’ont rien d’éclatant, Aussi chaque Berger digere Le dîner qu’il fait sagement. Ils ne sont point jaloux, ils ne sçavent point feindre ; Se déguiser, c’est se contraindre, Et la contrainte est un tourment. Ils ne font point d’histoire, & n’en ont point à craindre, Cet art toujours honteux, & toujours fatiguant, Est étranger, lorsque l’on vit content. Sur un gazon naissant, Leurs jeux sont des chansons & des danses légeres ; Ils n’y perdent point leur argent. Ils y gâgent souvent le cœur de leurs Bergeres. De ces états si différens entr’eux, Comparez les plaisirs, les motifs & l’usage ; l’ourrez-vous balancer à saisir l’avantage De préférer celui qui vaut le mieux. Choisissez pour jouir ; c’est le droit de votre âge. Sçavoir choisir, c’est être sage, Sçavoir jouir, c’est être heureux.

Je fis ces Vers il y a six ans ; je m’en applaudis aujourd’hui ; je les crois placés ici ; je crois qu’ils prouvent que le monde est une grande prison, où l’on a toujours les fers aux pieds, tant que l’on n’a pas un peu de philosophie dans la tête : car bergerie ici, c’est philosophie : il ne faut pas qu’on s’y trompe ; je n’ai voulu peindre qu’un état possible. Les bons esprits n’examineront pas si, pour me faire croire, il falloit que je répandisse plus d’ordre dans ce Discours.

Je me suis livré à mes idées, sans pouvoir m’arrêter, ni me soumettre à une certaine méthode. Il y a des matieres qui nous subjuguent ; ce sont celles dont les objets se présentent plus ordinairement à notre esprit, & offrent toujours quelque chose de nouveau à condamner. On peut bien ranger dans cette classe, les ridicules & fatiguantes conventions du monde, grand & petit : mille fois par jour, on est forcé d’en sentir l’importunité.

Le Ministre d’un Souverain d’Allemagne, alla rendre visite il y a quelques jours à Madame F * * * ; il la trouva seule, & lui demanda, si elle n’iroit point au Spectacle : j’avois espéré d’y aller, répondit-elle, mais je prévois que je serai obligée de rester chez moi ; j’ai envoyé chez toutes les femmes de ma connoissance, & toutes étoient engagées. Comment, Madame, reprit-il, vous n’iriez pas bien au Spectacle, avec un homme ! Non, Monsieur, ce n’est point l’usage en France. Mais tant pis, Madame ; je vois bien que votre Nation, hardie à fronder sans cesse les loix, est en-core bien esclave des préjugés. Quoi ! une femme, en France, passera toute la journée avec son amant, elle fera refuser sa porte à tout le monde ; on sçaura qu’elle est chez elle, qu’elle est avec lui ; on sera refusé, on ne dira rien, on trouvera cela tout simple ; & cette même femme, allant à l’Opéra avec un indifférent, avec moi, sera deshonorée ! Cela est ridicule, extravagant, barbare ; & je vois que les femmes, qu’on dit ici si libres, si heureuses, si absolues, sont encore bien sujets à l’opinion des hommes.

J’arrivai un moment après, & ce Ministre, qui raisonnoit très-bien, me pria de traiter ce sujet dans mes premieres Feuilles. Madame F * * *, furieuse d’avoir manqué sa partie, furieuse de ne pouvoir prendre pour des autorités les raisons qu’on lui donnoit se joignit à lui, & m’invita à embrasser en même-tems mille sujets de même nature. Je l’ai fait, & j’ai fait mon devoir. On ne sçauroit trop sévir contre toute convention qui rend les femmes solitaires : l’ennui va les trouver dans la solitude, & leur persuade aisément la nécessité d’aimer. Dans cet état elles aiment souvent le premier venu ; & l’on sçait le grand mal qui en arrive.

Fin du septiéme Tome.

Discours XVIII. Il y a bien des personnes à qui je déplairai en parlant de la parure fastueuse des femmes. Je sens pourtant que c’est une matiere que je ne dois pas mépriser. Je demande si la simplicité des plaisirs n’en fait pas le premier agrément ? Le Sibarite le plus voluptueux, en répondant non, sentiroit qu’il ment à son cœur. Cette simplicité charmante doit être la régle de tout esprit qui cherche à plaire. On plait par les riens ; parce que les riens sont simples, le vrai sublime exprime ce caractère de simplicité. L’Architecture, autrefois, emprunta de la chevelure des femmes, un ornement sensible pour l’un de ses ordres. Cette chevelure flottante, qui marquoit si bien la finesse de la taille, a été bannie ; & à sa place, on a vû les plus beaux cheveux du monde gémir sous la peigne cruel, & lui obéir sous des formes innombrables, qui toutes marquoient une captivité particuliere. Je dirai ce que j’ai oui dire, & si mes mémoires ne sont pas infidéles, ils renferment une autorité convaincante contre l’abondance du rouge, les panniers, l’amas des ponpons, &c. On prétend qu’une femme, attendant son amant pour la premiere fois, après avoir bien rêvé à la parure qu’elle empruntera pour lui plaire, finit toujours par la simplifier, par imiter la nature, qui, dans ce moment, s’empare de son imagination, & lui imprime ses idées. Si cela est, si les Chroniqueurs ont dit la vérité ; les femmes, en se parant avec trop d’affectation, décélent leur répugnance à se régler sur des modéles ; car on peut donner le nom de modéle à l’ajustement d’une femme qui, en le composant, en l’adoptant, étoit inspirée par la nature même. Ici les prudes se sâcheront ; mon raisonnement leur paroîtra digne du plus grand mépris, & ce sera une impertinence à leurs yeux, que de vouloir les assujettir aux idées d’une femme qu’en tout on doit mépriser. Je leur dirai, ce n’est point à vous que je parle ; je ne m’abaisserai jamais à vous donner des conseils. Je ne m’adresse qu’aux femmes pour qui il peut y avoir des avis utiles, parce qu’elles n’ont point les vices qui font qu’on s’en dissimule le besoin. Je dis à celles-ci, n’est-il pas vrai, qu’une idée distincte & constante vous conduit à votre toilette, chez les Marchands, chez les Inventeurs de modes ? Elle <sic.> me répondent, oui, le desir de plaire nous anime toujours. S’il est ainsi reprens-je, réglez-vous sur les femmes à qui la nature, sincerement consultée, donne en un moment plus de science, qu’on n’en peut acquerir en dix ans devant un miroir ; elles sont vos maîtres nécessairement, parce qu’elles ont elles-mê-mes pour maître la nature, en qui réside la perfection de tous les talens. Elles m’écoutent, me croyent, & me remercient ; je vois leur dispostion à réformer un abus choquant ; mais une certaine timidité les retient : elles desireroient qu’une femme courageuse osat commencer : ce souhait est naturel ; la nouveauté est frondée quoiqu’adorée, &, dans certains cas, il n’appartient qu’à l’éclat du rang de la justifier. Puisse donc, dans ce rang élevé, un esprit philosophe, vouloir donner le ton, & communiquer la lumiere à des esprits qui l’attendent. J’aurois d’autres réflexions à faire, sur mille choses qu’on trouve à reprendre dans le monde, pour peu que l’ame & l’esprit puissent percer un certain vernis de raison qui paroît les justifier. . . . O nature, nature. . . . Je considere le mépris qu’on paroît avoir voulu faire d’elle dans la création de certains usages, & je me dis que l’ou-trage est complet. On peint, à dix personnes assemblées, l’état & les plaisirs des premiers Bergers, & cette peinture les attendrit : elles gémissent sur la forme que le monde a prise ; c’est un globe nouveau, disent-elles, & tout y est frondé par des cœurs à qui la nature vient de parler. L’instant qui suit, leur fait d’autres sentimens ; on parle de Madame de * * *, & de Monsieur de * * *, qui étoit hier magnifiquement vêtus, qui avoient les plus beaux diamans, les plus belles dentelles du monde ; & dans l’instant l’envie murmure, on voudroit avoir ces étoffes, ces diamans, ces dentelles admirables ; on méprise les ajustemens & les bijoux qu’on posséde, quoiqu’on les ait vantés cent fois : c’est l’amour propre qui les évalue alors, & il s’exagere toujours ce qui est refusé à son avide jalousie. . . .  Pour les rangs, pour les richesses, pour les emplois, c’est la même chose. Quand on vient de lire une églogue, on les trouve importuns, fatiguans, funestes à l’honneur ; mais, dans ce même instant, voit-on entre un homme décoré, un financier bien nourri, un commis un peu doré, adieu Cloris, adieu Sylvandre, il n’y a plus de bonheur que dans le faste ; & la nature est une sotte. . . . . Je reviens à mon objet qui est de médire des usages. Je conviens qu’il ne faut point être romanesque, & moi-même j’accuserois de l’être quiconque abjureroit avec trop de mépris les choses établies ; mais je dis que ces choses, quoiqu’établies, doivent être examinées par l’homme qui pense ; & qu’il est fou de leur sacrifier le sentiment & la liberté, comme l’on fait sans cesse dans le monde. On les condame <sic> & on les respecte ; on n’est jamais soi ; on n’ose point attenter à un abus gênant que souvent on abhorre. Je dis que cela est ridicule, & digne du plus petit esprit. Toutes mes réflexions sur ce sujet moins futile qu’il ne paroît l’être ; sont renfermées dans les Vers qui suivent. Pourquoi tant de parure ? Iris, on plaît tout naturellement ; L’art devient imposture S’il cache l’agrément. Souvenez-vous qu’une Bergere N’a point d’autre art que l’art de plaire, D’autres rubans qu’une chaîne de fleurs, D’autre miroir qu’une onde claire, Et d’autre tein que ses propres couleurs. Voulez-vous renoncer à notre bergerie ? Vous faites mal plus que vous ne pensez ; Iris, le bonheur de la vie Dépend de cet état auquel vous reconcez. Quel est le ton du monde où l’on vous associe ? Rien n’est si sot dans l’univers. Pour juger de votre folie, De ce monde, entre nous, connoissez les travers. Se lever dans la certitude D’avoir beaucoup de gêne & beaucoup plus d’ennui, Vieillir à sa toilette, & se faire une étude D’un art simple autrefois, fatiguant aujourd’hui. Faire un dîner où l’on s’ennuie, Manger beaucoup, sans appétit, Se servir avec simétrie, Se complimenter sans esprit ; Entendre des propos inspirés par l’envie, Ausquels tout le monde applaudit Par contenance ou bien par jalousie ; Médire, enfin, parce que l’on médit. Après un long repas, une longue partie, Et jouer comme on a díné, Se voir placer par fantaisie, Ou par un motif raisonné ; A la table de ceux dont le triste génie Vous a le plus assassiné ; Etre maudit par compagnie, Si, par malheur, on n’est ruiné. Raisonner pesamment sur une bagatelle, Raisonner sans être d’acord ; Déchirer d’une dent cruelle Une connoissance nouvelle, Quoiqu’on la voye avec transport Avec l’amitié la plus vive ; La caresser dès qu’elle arrive, Et la noircir dès qu’elle sort. Après un long martyre Se retirer chez soi, triste, avec de l’humeur, En détestant au fond du cœur Les dîners où l’on ne peut rire ; Iris, voilà le monde, & voilà le malheur, Où, malgré moi, j’ai peur Que la foule ne vous attire. Que le sort des Bergers est un sort différent. Ils n’ont point de toilette à faire ; La nature est leur art, ils plaisent en aimant ; Leurs repas n’ont rien d’éclatant, Aussi chaque Berger digere Le dîner qu’il fait sagement. Ils ne sont point jaloux, ils ne sçavent point feindre ; Se déguiser, c’est se contraindre, Et la contrainte est un tourment. Ils ne font point d’histoire, & n’en ont point à craindre, Cet art toujours honteux, & toujours fatiguant, Est étranger, lorsque l’on vit content. Sur un gazon naissant, Leurs jeux sont des chansons & des danses légeres ; Ils n’y perdent point leur argent. Ils y gâgent souvent le cœur de leurs Bergeres. De ces états si différens entr’eux, Comparez les plaisirs, les motifs & l’usage ; l’ourrez-vous balancer à saisir l’avantage De préférer celui qui vaut le mieux. Choisissez pour jouir ; c’est le droit de votre âge. Sçavoir choisir, c’est être sage, Sçavoir jouir, c’est être heureux. Je fis ces Vers il y a six ans ; je m’en applaudis aujourd’hui ; je les crois placés ici ; je crois qu’ils prouvent que le monde est une grande prison, où l’on a toujours les fers aux pieds, tant que l’on n’a pas un peu de philosophie dans la tête : car bergerie ici, c’est philosophie : il ne faut pas qu’on s’y trompe ; je n’ai voulu peindre qu’un état possible. Les bons esprits n’examineront pas si, pour me faire croire, il falloit que je répandisse plus d’ordre dans ce Discours. Je me suis livré à mes idées, sans pouvoir m’arrêter, ni me soumettre à une certaine méthode. Il y a des matieres qui nous subjuguent ; ce sont celles dont les objets se présentent plus ordinairement à notre esprit, & offrent toujours quelque chose de nouveau à condamner. On peut bien ranger dans cette classe, les ridicules & fatiguantes conventions du monde, grand & petit : mille fois par jour, on est forcé d’en sentir l’importunité. Le Ministre d’un Souverain d’Allemagne, alla rendre visite il y a quelques jours à Madame F * * * ; il la trouva seule, & lui demanda, si elle n’iroit point au Spectacle : j’avois espéré d’y aller, répondit-elle, mais je prévois que je serai obligée de rester chez moi ; j’ai envoyé chez toutes les femmes de ma connoissance, & toutes étoient engagées. Comment, Madame, reprit-il, vous n’iriez pas bien au Spectacle, avec un homme ! Non, Monsieur, ce n’est point l’usage en France. Mais tant pis, Madame ; je vois bien que votre Nation, hardie à fronder sans cesse les loix, est en-core bien esclave des préjugés. Quoi ! une femme, en France, passera toute la journée avec son amant, elle fera refuser sa porte à tout le monde ; on sçaura qu’elle est chez elle, qu’elle est avec lui ; on sera refusé, on ne dira rien, on trouvera cela tout simple ; & cette même femme, allant à l’Opéra avec un indifférent, avec moi, sera deshonorée ! Cela est ridicule, extravagant, barbare ; & je vois que les femmes, qu’on dit ici si libres, si heureuses, si absolues, sont encore bien sujets à l’opinion des hommes. J’arrivai un moment après, & ce Ministre, qui raisonnoit très-bien, me pria de traiter ce sujet dans mes premieres Feuilles. Madame F * * *, furieuse d’avoir manqué sa partie, furieuse de ne pouvoir prendre pour des autorités les raisons qu’on lui donnoit se joignit à lui, & m’invita à embrasser en même-tems mille sujets de même nature. Je l’ai fait, & j’ai fait mon devoir. On ne sçauroit trop sévir contre toute convention qui rend les femmes solitaires : l’ennui va les trouver dans la solitude, & leur persuade aisément la nécessité d’aimer. Dans cet état elles aiment souvent le premier venu ; & l’on sçait le grand mal qui en arrive. Fin du septiéme Tome.