Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours XII.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.7\012 (1759), S. 268-334, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2443 [aufgerufen am: ].
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Discours XII.
Ebene 2► Metatextualität► Les réflexions sur la Province que j'ai insérées dans le quatriéme Cahier de mon sixiéme Volume page 268 me procurent aujourd'hui une Lettre & un présent. Un galant homme se trouvant l'année passée dans une Ville de Province, y devint Spectateur comme moi ; il écrivoit à un ami que je crois honnête homme comme lui : tout ce qui s'offroit à sa vûe étoit d'abord examiné par la Philosophie, & confié ensuite à l'amitié ; les Lettres se multiplierent bien-tôt, & il y auroit de quoi faire un volume de tout ce qui fut écrit à ce sujet. Ce sont ces Lettres que le Philosophe m'adresse ; mais j'ai pris la liberté d'en rejetter un grand nombre ; l'Auteur avoit certainement de l'humeur lorsqu'il écrivoit, & tout ce qui vient de l'humeur n'est propre qu'à [269] desespérer les hommes. J'ai toujours évité de faire leurs vices ou leurs maux plus grands qu'ils n'étoient ; cela m'a quelquefois coûté, mais puisque j'ai eu le bonheur de pouvoir régler mes passions, je dois sçavoir régler celles des autres, & mon Correspondant doit me pardonner de l'avoir jugé avec autant de rigueur que je mériterois d'en éprouver moi-même si je montrois plus d'indulgence pour des satyres. Au reste il est très-possible que son dessein n'ait pas été d'en faire ; le mien du moins n'est pas de l'en accuser. Je l'ai nommé galant homme en commençant à parler de lui ; mais il doit sçavoir que sans mauvaise intention nous pouvons faire beaucoup de mal ; la vertu a des instans de fermentation qui peuvent être très-dangereux, & comme je l'ai dit ailleurs l'homme trop vrai, devient méchant. On ne doit jamais écrire contre les hommes qu’on ne se propose leur bonheur, & leur bonheur devient [270] impossible, même après la réforme la plus sincère, si en les peignant à eux-mêmes, on n'a pas assez ménagé la délicatesse de leur amour propre, & la foiblesse de leur esprit. ◀Metatextualität
Ebene 3► Brief/Leserbrief► Lettres.
à Mausejour, ce 20 Janvier 1758.
O Mon cher Sapireni ! quand recommencerons-nous nos Entretiens philosophiques ! quand renaîtront ces heures de loisir si bien remplies, où nous nous parlions si naturellement ! Il ne tiendra pas à moi que ce ne soit bien-tôt ; en attendant, je vais m'amuser à te décrire la Ville où le sort m'a jetté.
Mausejour se partage en deux Villes : l'une située sur une éminence, rassemble dans ses murs l'élite des Citoyens ; c'est le séjour du Clergé, de la Noblesse, & de la Robe ; l'autre bâtie sur le [271] panchant d'une Coline qui descend jusqu'à la mer, est remplie de Commerçans & de Marins.
Tu serois étonné, mon cher Sapireni, de la différence de mœurs de l'un & l'autre Mausejour. La politesse, l'esprit, le goût & le sçavoir résident sur la Montagne ; heureux si la liberté les y accompagnoit, & pouvoit en bannir une circonspection & une simétrie extrêmes, & tout-à-fait gênantes ; cet excès est sans doute moins blâmable que la basse familiarité, l'indécence des manieres, & la grossiereté du langage, qui caractérisent les habitans de la Coline.
Quel est le principe de cette différence de goût & de génie, qui fait, de deux Villes qui se touchent, comme deux Nations. L'air est-il plus pur, plus subtil sur la hauteur, que sur le rivage ! ou, comme je le crois, la différence des professions entraîne-t-elle celle des mœurs ? Je ne vois qu'un rap-[272]port entre ces deux Peuples ; c’est un panchant commun à la méchanceté. Je sçais que la médisance est de tout pays, mais à Mausejour on possede ce talent au suprême dégré, et je n'ai point vû d'endroit où l'on se déchire avec autant de dextérité. Viens, mon cher Sapireni, écouter les conversations Mausejournoises ; tu verras avec quel art on perd une fille de réputation, avec quelle inhumanité on insulte aux malheureux, avec quelle audace & en même tems avec quelle lâcheté on se moque d'un homme dont on vient de faire le panégyrique. Mais plutôt n'approche jamais d'un séjour si dangereux.
Heureux l'homme qui, doué d'un bon esprit & d'un bon cœur, trouve un ami qui lui ressemble. Tu m'as fait connoître l'amitié & tu éprouves pour moi ce sentiment délicieux ! puissent nos cœurs s'en remplir toujours, & ne se corrompre jamais. Adieu.◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 [273]
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, le 2 Février 1758.
Les préjugés sont terribles dans ce Pays. On y trouve une espece d'hommes bien singuliers ; je doute qu'il y en ait ailleurs d'aussi vains. J'ai vû bien des étrangers à qui ils étoient insupportables. Pour moi, ils me font pitié.
J'étois l'autre jour en assez bonne compagnie. Je vis entrer un petit homme mince, pâle & décharné. Son habit de l'autre siécle, quoique rapetassé en plus d'un endroit, exigeoit encore quelques petites réparations : sa perruque, presque entierement dépouillée de cheveux, étoit d'une antiquité aussi respectable ; tout son habillement enfin, ainsi que sa figure, n'offroit rien que de très-misérable. Je remarquai qu'il ne saluoit que ceux qui, comme lui, portoient une épée, & j'avois bien de la peine à concilier tant d'orgueil avec tant de misere. Je ne fus pas long-tems dans cet embarras ; je vis bien que cet [274] homme étoit noble. Monsieur, lui dis-je tout bas, choqué de sa hauteur, il me semble que votre qualité vous occupe bien fort, & que vous ne la troqueriez pas contre toute la sagesse d'un habile Magistrat ! Il me lança un regard foudroyant, auquel je répondis par un éclat de rire, en lui tournant le dos.
Ces gens là, mon cher Sapireni, placent la vertu après l'honneur ; il faut bien qu'ils soient impertinens. Oh ! s'ils avoient quelqu'idée des mœurs républicaines ! . . . . Mais je crois que le mal est dans le cœur ; si cela est, regardons-les comme incurables. Adieu, aime-moi toujours, & ne songe jamais à devenir noble ; tes enfans seroient peut-être bien insolens & bien vicieux : je regarde la noblesse acquise, comme une maladie que l'on fait passer dans son sang. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 [275]
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, le 10 Février 1758.
Je ne t’ai montré qu'un de ces Campagnards dont on soupçonne à peine l’existence ! Je veux aujourd’hui t’offrir un tableau plus intéressant, quoique rétreci. Il faut que tu voyes les Nobles de la Ville. Exceptez-en deux ou trois qui font chérir & respecter leur naissance ; ils sont tous plus fiers que le Despote le plus absolu. Tu croirois qu'ils ne s'observent, ou plutôt qu'ils ne le gênent que vis-à-vis des roturiers ! Sçaches qu'ils sont de même entr'eux : esclaves d'une contrainte ridicule, qu'ils prennent pour de la décence, ils comptent les visites qu'ils se rendent ; ils font, des devoirs & des égards de l'amitié, une affaire de calcul. Aussi leurs conversations sont-elles bien séches, leur cœur bien vuide, & leur esprit bien roide. O Messieurs les Nobles Mauséjournois ; ennuyez-vous décemment, baillez avec dignité, [276] je n'irai point troubler l'ordre éternel de vos conventions. Mais je prendrai la liberté de me moquer de chacun de vous en particulier, après que vous vous serez bien ennuyez ensemble.
Pour toi, mon cher Sapireni, tu sçais que je te verrai toujours avec plaisir ; tu n'as rien à réformer dans tes goûts ni dans tes habitudes ; & tu pourrois être l'exemple de ceux qui sentiroient qu'ils se sont écartés de la nature. Adieu, jusqu'à ce que je te parle des femmes Mauséjournoises. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, le 28 Février 1758.
Si le Sexe n'est pas beau à Mauséjour, on y rencontre du moins de jolies figures : je te peindrai quelques femmes, & je t'en dirai un peu plus de mal que de bien ; mais ce n'est pas ma faute. Au reste, tu n'exigeras point des portraits exactement ressemblans.
Madame Volmin est peut-être la femme la plus spirituelle de Mauséjour : [277] elle parle peu, mais avec une justesse & une précision admirables : elle écrit encore mieux : un esprit philosophique, un caractère sensible, & un air fin, la dispensent d'être belle. Ses coquetteries (d'autres disent ses galanteries) lui ont attiré des reproches sensés. Elle n'a peut-être été que coquette ; mais on pourroit lui dire en ce cas, comme cet étranger, si c'est pour rire, vous en faites trop ; tout est réparé aujourd'hui par l'amour qu'elle a pour son mari ; elle lui est fidéle, & tu sçais qu'une véritable passion est le meilleur repentir par où une femme puisse racheter ses premieres erreurs. Pénitence bien douce, mais très-rare cependant, & presque impossible : quand on a livré son imagination à la vanité de plaire, & au plaisir de changer, il est bien difficile qu'on finisse par le sentiment & par la constance . . . . .
Mademoiselle de Fierville agace d'abord un homme ; elle joue la douceur [278] & l'égalité, & se contrefait pendant quelque tems pour grossir sa cour. Avez-vous bien voulu lui rendre quelques soins publics ! Elle veut vous accabler de rigueurs, & elle le contraint, se modere jusqu'à ce que les mêmes personnes qui furent témoins de vos hommages, le soient de ses rigueurs ; caractère monstrueux, mais qui le perpétuera, parce que les femmes sçavent très-bien que la foiblesse & la sotise des hommes leur laissent tous les caractères à leur choix, pourvû qu'elles ayent de l'adresse ou de l'audace. . . .
Rozine paroît pénétrée de ses charmes, & cela la prive de l'honneur de soumettre tout à ses loix. Peut-on être aimable quand on s'aime si tendrement ! On néglige toujours de plaire, ou on y réussit toujours mal : il y a bien peu d’hommes à qui il ne faille pas du moins une certaine illusion pour s'engager dans l'esclavage ; & s’il en existoit beaucoup, leur hommage n'en [279] seroit pas plus flateur, parce qu'il décéleroit toujours trop de sotise. Jeune Rozine, lui dirois-je volontiers, employez votre amour propre à vous faire des plaisirs plus dignes de vous ; dûssiez-vous ambitionner de tout embraser, en sortant de cette indifférence pour nos hommages, vous seriez encore plus digne de notre estime que vous ne l'êtes, en dédaignant de nous plaire . . . . Sans la Comtesse de Beauval, j'allois, mon cher, abandonner les séduisans crayons, mais cette Comtesse est si ridicule, qu'elle m'arracheroit au sommeil, pour lui rendre la justice que je lui dois. Figure-toi une grosse Bourgeoise, qui a épousé un petit Gentilhomme très-ignoré ; quoiqu'elle soit de la belle taille, quoiqu'elle ait un embonpoint énorme, elle ne se croit jamais assez remarquée ; elle se hausse pour attraper un air de grandeur ; elle s'agite, elle se bouffit, elle se tue ; il ne lui vient pas dans l'esprit [280] qu'elle remplit un espace immense.
Mon cher Sapireni, les honneurs sont bien courus ! Pour moi j'ai ton estime & ton amitié, un peu de philosophie avec cela! je suis content, & me moque de cette immense légion d'animaux aveugles, qui courent au-devant du mépris que leur orgueil mérite. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, le 14 Avril 1758.
D'où vient, mon cher Sapireni, que l'humanité, cette vertu qui semble inséparable de notre être, qui paroît constituer l'homme ; d'où vient que cette vertu est si rare ! Cela me fait soupçonner que tout n'est pas bien. Je l'ai pensé de tout tems ; j'imputai autrefois cette prévention à la misantropie ; mais je vois bien qu'il faut que je l'attribue à l'expérience. Je ne rencontre que des gens durs, inhumains, qui rapportent tout à eux-mêmes, & ne songent pas qu'ils tiennent à un [281] tout. On devroit les banir de la société ; mais, hélas, ils sont eux-mêmes la société ; cette proscription la réduiroit à rien. Te le dirai-je ! ce vice est si ordinaire, que je crains d'avoir un jour prononcé contre moi-même en le condamnant. Nous devons toujours croire que les défauts qui sont si communs, n'abondent si singulierement que parce qu'ils sont naturels.
J'entendis hier un discours capable de révolter un Hotentot. On parloit d'un homme intégre & populaire, & l'on se moquoit de lui avec une abondance de sincérité tout-à-fait scandaleuse. Je ne conçois pas, disoit-on, cet excès de complaisance pour le peuple ; ce Magistrat est accessible au petit comme au grand : il se livre trop ; je vais chez lui ; je me flatte en vain de l'interrompre ; il donne audiance à un vil artisan.
Si ceux qui tenoient ce propos atroce parloient de l'abondance du cœur, [282] ils doivent être placés immédiatement au-dessous des tigres, & il est trop vraisemblable qu'ils ne mourront pas sans avoir fait beaucoup de mal. Adieu. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, le 23 Avril 1758.
Les richesses & la charité sont deux choses que l'amour de soi-même rend bien incompatibles. . . . Il y a ici une femme qui jouit d'un revenu considérable, qu'elle n'employe qu'à satisfaire cet amour méprisable. Une personne de ce caractère n'imagine point qu'on puisse faire rien de mieux que de penser à soi. Rien ne la touche ni ne l'intéresse. Le bel ordre de ses affaires entretient dans son cœur une paix inaltérable : du haut de sa prospérité, elle contemple la misere humaine ; elle jette en même-tems sur sa propre personne un regard de complaisance, & son bonheur la transporte ; elle est étonnée de sa rare prudence, & elle se dit, il faut que j'aye bien de l’esprit pour être heu-[283]reuse comme je suis. L'avenir ne sçauroit lui causer la moindre inquiétude ; elle a prévu & prévenu tous ses besoins : elle a même quelquefois une façon de penser hardie, une conscience intrépide, dont, sans doute, elle est encore redevable à l'abondance où elle se trouve : alors les paradoxes sur les mœurs & sur la religion ne lui coutent pas plus que certains emportemens de gayeté d'où naissent d'excellens contes qui ne peuvent faire rire que des gens aussi heureux & aussi durs qu'elle.
Je ne souhaite point une pareille félicité, mon cher Sapireni ; la médiocrité me paroît l'état naturel de l'homme : elle nous met à l'abri de l'importunité des besoins communs, sans nous enorgueillir, ni nous accoutumer à l'insensibilité. Heureux celui qui sçait borner ses desirs ; qui content d'une fortune modeste, sçait voir & sentir l'embarras des autres : la phi-[284]losophie préfére cette situation à toute autre. Elle est heureuse entre la pauvreté & l'opulence ; elle y trouve de la douceur ; & elle reconnoît que la nature a quelquefois songé à nous, en nous éloignant de ce point d'élévation d'où l'on jette un éclat dont on est souvent offusqué le premier. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 30 Avril 1758.
Je voudrois fixer l'idée de la vraye Philosophie. Tout le monde aujourd'hui se pare du nom de Philosophe, & je crois de bonne foi, qu'il n'y a que les plus honnêtes gens qui puissent l'être : en ce cas, nous avons droit tous deux à ce titre, & nous pouvons regarder avec arrogance tant de talens dangereux, tant de richesses criminelles qui surchargent & corrompent la terre : car le Philosophe a droit de juger tout, & de ne respecter que la vertu.
Ne trouves tu pas bien plaisant d’en-[285]tendre un Petit-Maître à sa toilette, disserter avec confiance sur le bien & le mal ! Ce qui me choque, ce qui me passe dans ce ridicule spectacle, ce n’est pas l’air, la fatuité ; c’est la confiance. Ce fat est de bonne foi ; il croit sçavoir quelque chose, il croit bien dire ; il ne sçait pas, il ne se doute point qu’un bœuf & un fat sont également inhabiles à raisonner sur le principe des choses, & sur la profondeur des vûes du Créateur.
Tous les hommes veulent philosopher, & Dieu sera bien-tôt jugé par les enfans. L'un, né d’un tempéramment flegmatique, refuse absolument la qualité d'homme raisonnable à celui qui est enjoué & badin ; & celui-ci traite l'autre de Misantrope, parce qu'il s'est persuadé en riant toujours, que l’on doit regarder toutes les choses avec une méprisante indifférence.
Le sçavant & l'homme de lettres se regardent la plupart comme les seuls [286] sages ; & s’ils sont libres, sans engagement, sans état ; ils confondent avec le peuple, c'est-à-dire, selon eux, avec les sots, un pere de famille sagement appliqué à ses affaires domestiques. Ils disent orgueilleusement avec le méchant, ce n’est que pour les sots que sont faits les parens ; parce qu'ils pensent, que des idées & des spéculations sont préférables aux sentimens & à l'œconomie pour le bonheur du monde.
Tous ces jugemens sont bien vains & bien dignes de mépris. Faut-il donc faire tant d'effort pour atteindre à la Philsophie ! Les subtilités & les sophismes de l’école y ménent-ils ? Avec du bon sens & un cœur, nous la trouverons surement. Quel orgueil de prétendre qu'elle est inaccessible aux hommes simples ! Dieu auroit donc placé les sources du bonheur & de la sagesse, parmi les sentiers escarpés de la science ; & tout homme qui ne se seroit pas consumé sur les livres des Grecs, des [287] Latins, & de nos Modernes, quelquefois si abstraits, ne pourroit être, ni sage, ni heureux ! Non, Dieu à <sic> fait la Philosophie pour tout le monde, puisqu'il exigeoit de tout le monde un exemple & des hommages ; son dessein ne peut être suspect à personne, puisque nous avons tous une ame qui nous dit vingt fois par jour : vous avez bien fait, ou vous avez mal fait.
Adieu ; ces réflexions me rendent triste, & je ne veux pas faire ce tort à la morale que je chéris tant, d'altérer, pour moi, le charme de ses maximes, en pensant qu'en même tems qu'elle nous apprend être vertueux, elle nous éclaire sur le nombre infini d'hommes presqu'incapables de l'être.
Je m'apperçois tous les jours que la faculté de bien faire n'a pas été proportionnée en nous à la faculté de réfléchir, & c'est un très-grand malheur pour nous & pour les autres. Il faut que l'homme sensé qui veut s’épargner [288] des peines, œconomise ce fond de réflexions toujours prêt à se répandre ; il prouvera que notre bonheur dépend un peu de nous ; & son exemple pourra corriger les gens sévéres qui croyent toujours que tout est perdu, & ne songent pas que leur terreur desespérante est plus capable de nuire à la Société, que le mal même qu'ils déplorent pour elle, parce qu'elle étouffe l'amour pour les hommes, qui peut produire de si bonnes choses. Adieu. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 10 Mai 1758.
Vivrai-je en hermite a Mauséjour ! serai-je vœu de m'enfermer comme un Chartreux ! Je ne m'y sens point disposé ; j'aime le monde, & il faut du moins sçavoir s'y souffrir. La calomnie entoure la cellule des sages, pour publier au loin le mal qui ne s'y fait pas. Le génie des Mauséjournois m'y viendroit bien-tôt attaquer, & je ne pourrois jamais enterrer mes défauts avec ma personne.
Une circonstance d'ailleurs me condamneroit : Dimanche passé une fille suspecte marchoit à côté de moi ; je tournai la tête, elle me parla. Il seroit tout simple de croire que je m'enferme pour elle, & qu'elle passe les jours avec moi. J'ai éprouvé ce que je te dis là ; Lundi je fus malade & ne sortis point ; le soir j'étois jugé, & toute la Ville étoit d'accord de m’accabler d’Epigrammes & de mépris. [290]
Cette fille pourtant si suspecte & si funeste à ma gloire, n'est qu'un être malheureux qu'un Officier trompa il y a six mois, qui est accablée sous le poids de la honte, qui mourroit si elle n'espéroit de retrouver l'estime par la vertu ; & je ne lui ai parlé que pour la plaindre & la mettre en état de recourir à cette même vertu dont les malheureux ont tant de besoin pour pouvoir supporter l’attrocité des hommes.
Montrons-nous, méprisons les méchans. Leur voix est reconnoissable, & ne peut retentir que dans des lieux obscurs ; les honnêtes gens la connoissent, l'entendent de loin, & lui ferment les oreilles. Ces Mauséjournois cruels sont bien au-dessous de l'honneur que je leur ferois en me dérobant à leurs traits. Il n'y a que la vérité qui mérite qu'on redoute ses jugemens, si on n'aime mieux rougir & se corriger. Mais que penses-tu de cette fureur de calomnie, dans des êtres vicieux & [291] si peu cachés ! Je te peindrois tous ceux qui attaquent les réputations, si je voulois avoir quelque ressemblance avec eux ; & tu verrois l’effronterie poussée aussi loin que la méchanceté. Imagine-toi qu’il n’y en a pas un qui ne fut en bute aux arrêts de la Justice ; si la Justice avoit des Tribunaux dans le monde, & s’il étoit d’usage qu’elle prononçât contre les vices. Ils sont tous connus ; ils le sçavent & n’en sont pas moins hardis. Ils dédaignent de prendre la moindre précaution pour voiler leur cœur. On diroit que la haine les flate ; car ils sont sûrs de la mériter. Auroient-ils quelque rage inconnue aux Médecins & aux Physiciens. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 15 Mai 1758.
Il n'y a pas long-tems qu'un homme me disoit ; les gens sensés sont bien rares, & il s’en faut que la Philosophie ait fait dans ce siécle autant de [292] progrès qu'on se l'imagine ; vous-même qui réfléchissez quelquefois, avez-vous jamais pensé sérieusement à secouer le joug des préjugés & à étudier pour cela la Physique ! Monsieur, lui dis-je, est-ce que l'étude de cette science est indispensable quand on veut régler son cœur ! j'ai toujours pensé que les préjugés étoient nécessaires, qu'ils faisoient notre sureté dans le monde, & qu'ils étoient le frein de ceux à qui la nature a refusé les sentimens. Je me doutois bien, répondit-il, que vous ignoriez les conséquences commodes qui découlent des découvertes que j'ai faites dans la nature. Oh ! elle n'a plus de secrets pour moi. Sçavez-vous bien que je suis parvenu à me tranquiliser tout-à-fait sur l'avenir ! Je suis devenu en assez peu de tems un matérialiste très-profond. Vous me paroissez raisonnable ! je veux vous instruire & vous associer à mon bonheur. . . . Ne prenez point tant de peine, lui dis-je avec [293] précipitation ; je suis sûr qu'il n'y a rien dans la nature qui doive nous conduire à l'extravagance & à l'impiété.
Cet homme sera un jour un grand monstre, s'il est sincere dans ce qu'il m'a dit ; mais je ne pense pas qu'il le soit ; je ne sçaurois croire qu'il y ait des athées & des scelerats de bonne foi : la sécurité ne peut accompagner que la nature & la vertu. Ils cherchent à se corrompre, ils veulent s’aveugler, ils croyent quelquefois y être parvenu ; mais Dieu a soin de confondre leur orgueil par des remords. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 20 Mai 1758.
Il y a ici une créature rétive & farouche ; elle se tient sur ses pieds comme un homme ; son allure est fiere & superbe, elle porte la tête haut, son œil est menaçant ; elle parle, elle marche, elle respire ; je me croirois de même nature qu’elle, si je pouvois en approcher sans horreur ; mais je n’ai [294] pas plutôt fait un pas vers elle que je me sens arrêté tout à coup ; je ne puis soutenir la hardiesse ni la dureté de ses regards, & tout son air m’épouvante.
Je m’en vais pourtant te rassurer un peu : cet être formidable est un homme, quoiqu’il n’ait point d’humanité : il est aujourd’hui un peu malade & je compte que nous en serons bien-tôt délivrés par son Médecin.
Hier un Mauséjournois me disoit, Monsieur, réjouissons-nous ; ce coquin ne vivra plus dans trois jours, le Docteur me l’a promis. . . . Le Docteur est bien capable de vous tenir parole, répondis-je ; mais, Monsieur, croirez-vous ce que je vais vous dire ! Je serai fâché que cet homme meure si-tôt. Pourquoi cela ? reprit-il ; est-ce que vous êtes capable de regretter un monstre ? Non, répondis-je, un monstre doit mourir ; mais sa vie étoit nécessaire aux Mauséjournois ; ils pou-[295]voient apprendre, en le voyant, que rien n’est plus horrible que la cruauté & l'insolence ; & sa mort va les priver d'une utile leçon.
Mon homme fut fort sot & ne songea pas à me répondre, pas même par des invectives. II est vrai qu'en lui parlant ainsi, j'avois l'air très-determiné. Cet air ne m'est pas naturel, car tu sçais que je suis né doux ; mais les méchans nous le donnent quand nous avons de l’honneur. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 30 Mai 1758.
Je reviens aux femmes, mon cher Sapireni ; je n'ai fait qu'effleurer un sujet inépuisable.
Je me promenois il y a quelques jours au Boulevard avec un de mes amis qui n'est ni bon ni bête. Il y avoit beaucoup de monde ; le génie, ou le démon observateur s'empara de nous, & nous convinmes de nous communiquer nos remarques. [296]
Nous nous assimes, & ce fut lui qui commença le premier. J'apperçois déja une figure que je reconnois à sa démarche lente & mesurée, & à sa coëssure plate, me dit-il ; comme vous avez la vûe basse, vous ne la verrez pas aussi bien que moi, mais vous allez la reconnoître à son portrait : c'est une de ces femmes qui ne veulent pas se bien porter, qui ont toujours quelqu'incommodité, & qui s'imaginent qu'il ne convient qu'à une Bourgeoise d'être sans vapeurs & sans migraine. Elle sçait si bien adoucir le son de sa voix, elle la traîne avec tant de langueur, qu'on a de la peine a ne se pas prêter à l’illusion : elle prodigue aux gens des épithétes si tendres & des noms si doux, que peu s'en faut qu'elle ne les interesse & ne les touche. . . . Ah ! c'est Madame Daucourt, lui dis-je ; il ne se pouvoit pas que je ne la reconnusse ; j'ai manqué d'y être pris il y a deux mois. C'est une sote, sans doute ; [297] mais il y a des sots ; elle ne sera pas toujours aussi malheureuse qu'elle l'a été avec moi. Mais quelle est cette femme, vis-à-vis de nous, qui s'arrête pour vous regarder ? demandai-je à mon ami. C'est une femme qui me haït, répondit-il ; qui vous haït ? repris-je, pourquoi cela ? Parce qu'elle m'a aimé. . . . Je suis obligé de vous faire expliquer, poursuivis-je, car cela n'est pas clair ; est-ce que vous lui avez fait quelqu'horreur ? je ne vous en crois pas capable. Non, répondit-il, je n'ai mis que de la vivacité dans ma liaison avec elle ; & c'est cette fatale ardeur qui m'a perdu : elle a un malheureux orgueil qui ne lui permet pas de paroître telle qu'elle est : avec un cœur tout plein de flàme, & beaucoup d'emportement dans la passion, elle veut que le Public soit persuadé qu'elle est sans foiblesse ; & que son amant croye qu'elle n'est jamais animée que par le sentiment le plus pur & le plus desintéressé. Malheureusement elle m'ai-[298]moit trop pour se contraindre toujours ; elle se laissa un jour deviner ; mes transports lui apprirent ma pénétration ; & c'est de-là qu'elle me haït : elle est desespérée d'être connue, & qu'il y ait un être dans le monde, devant qui elle ne puisse plus jouir des charmes de l'hipocrisie.
Je trouverois cette aventure bien singuliere, lui dis-je, si je n'avois pas éprouvé moi-même des choses qui le sont beaucoup davantage. Vous voyez là-bas, sous cet arbre, la petite Florincour ! Eh bien, vous voyez la femme que je connois le mieux, & que j'aimai le plus tendrement. C'est une aventure assez peu croyable, que celle que j'ai eue avec elle, mais vous pouvez y ajouter la foi la plus aveugle ; je ne cherche point à vous abuser. Je la distinguai en arrivant dans ce païs, parce qu’elle m'y força par les avances les plus particulieres : je ne voulois point aimer, & vous sçavez même [299] qu'il ne fut jamais trop dans mon caractere de s'extasier devant de beaux yeux qui ressemblent à d'autres, & de se consumer pour des plaisirs qui ne sont pas même long-tems des illusions ; mais on ne refuse point une femme qui est jolie ; je croyois qu'il n'y avoit qu'à accepter, & je ne voyois pas un grand risque à cela pour ma tranquillité. Je me trompois cependant, & cela prouve qu'avec les femmes il faut toujours bien s'assurer, avant que de croire. La Florincour est bien une étourdie, comme je me l'imaginois, mais son étourderie est romanesque. Elle est convaincue qu'hors l'amour il n'y a point de salut, & dans cette idée, elle commence par se permettre tout ce qui est capable de l'inspirer : prise sur le pied de folle & d'étourdie, on ne fait point de réflexion, on ne fait point de marché ; on s'abandonne à un penchant toujours assez doux pour mériter de s'en promettre un avenir agréable. Mais [300] la sécurité ne dure pas long-tems, & l’on se sent piquer par l'épine, avant que d'avoir pû soupçonner qu'elle étoit cachée sous la rose. Cela ne signifieroit rien, si je ne vous expliquois ce qui m'arriva avec elle.
Elle a une tante que le ciel n'a certainement faite que pour rendre la constance impossible auprès de sa niéce : vous la connoissez ! mais seulement par les dehors, qui lui font encore trop d'honneur, tant son ame est affreuse ; il faut entrer dans l'intérieur avec moi. Cette tante aime l'argent avec fureur, & elle croit qu'une femme ne doit jamais se donner pour rien. Quand l'argent n’y est pas, c'est une furie acharnée à vous persécuter ; & à peine, avec tout l'esprit imaginable, trouvez-vous moyen de dire un mot à la petite sote qui s'est laissé enchaîner par ce monstre. D'un autre côté, la niéce déteste l'argent, & aime excessivement à donner ; on l'outrage quand on ne reçoit [301] pas, & elle offre toujours. Cette importune générosité n'a pas précisément sa source dans le cœur ; car peut-être laisseroit-elle languir un malheureux, pour un louis. Elle est une suite des idées qu'elle s'est faite en lisant des Romans ; elle s'imagine qu'il faut toujours donner ; parce que, selon elle, les dons ne sont que des soins, & que les soins ne doivent jamais tarir. Vous jugez maintenant de ma situation, pendant que je l'ai aimée ! Je touchois toujours à quelque extrémité ; entre la tante qui me tourmentoit, parce que je ne donnois pas, & la niéce qui me desespéroit parce que je ne voulois pas recevoir. Ma délicatesse se plia cependant d'abord, à mon malheur ; je fis de petits présens, & je reçus des bagatelles. Mais le monstre vouloit dévorer : elle s'en expliqua avec sa niéce, & la niéce, aisée à intimider, ou saisissant peut-être avec transport l'occasion d'étaler la chimérique géné-[302]rosité, vendit, à mon insçu, tous ses diamans, & ne me revit que pour m'offrir une bourse de cinq cens louis. Je reculai d'horreur en voyant cet amas d'or. Qu'avez-vous fait, Madame, lui dis-je en frémissant ! Tout ce qu'il falloit pour vous conserver, répondit-elle. Ah ! repris-je, on ne me conserve point quand on ne sçait pas se respecter. Est-ce à vous à acheter la fidélité d'un amant ! Mais, oui, c'est à moi, puisque j'y suis condamnée ; ce n'est pas votre fidélité que j'achete, c'est ma tranquillité. Je sçais ce que je fais ; la cruelle vous chasseroit si je ne prenois ce parti.
Je ne pûs jamais lui faire entendre raison ; elle pleura, elle cria, je n'eûs plus que des jours nébuleux, & il fallut les terminer. Ses diamans coururent la ville ; je fus accusé de les avoir vendus moi-même ; je ne pouvois plus aller nulle part sans m'appercevoir que j'etois déshonoré ; & j'allois fuir d'un [303] séjour odieux, si la vérité ne s'étoit heureusement fait jour à travers les sombres vapeurs de la calomnie. . . . . .
Voilà, mon cher Sapireni, nos remarques & nos découvertes de ce jour-là ; nous aurions bien continué nos recherches & nos confidences ; car le jeu commençoit à nous plaire beaucoup ; mais la nuit étoit presque déjà tombée, & nous ne distinguions plus les traits que nous aurions pû dessiner. Nous nous flatons de revenir bien-tôt dans cet atelier agréable, & nous nous ferons toujours un vrai plaisir de t'envoyer des copies, des originaux que nous aurons arrachés au néant. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 10 Juin 1758.
Il y a ici un Président, & ce seroit un homme à cicer pour la morgue, s'il n'y avoit pas cinq ou six Conseillers qui l'égalent. La robe est fiere, & cependant elle n'a pas besoin de cet extérieur imposant pour recevoir le tribut [304] de respect qui lui est dû. La grandeur de ses fonctions lui assure tout ce qui peut flater l'humaine foiblesse. Mais ce reproche qu'on peut légitimement faire à quelques Magistrats, seroit bien injuste s'il étoit général. Je me souviens toujours de ton auguste pere que le malheureux abordoit avec tant de confiance. Il étoit content le jour qu'il avoit fait du bien, & ces jours-là revenoient souvent ; les heureux croient obligés d'admirer les preuves de bonté qu'il donnoit sans cesse aux misérables. Il ne t'a presque laissé que son exemple & l'amour de sa mémoire ; mais tu auras des amis partout où il en a eu, & si tu veux dire la vérité, tu confesseras que jamais tu n'as été tenté de lui reprocher la médiocrité de ta fortune, en voyant la considération que cette même médiocrité t'attiroit de la part des honnêtes gens à qui la cause en étoit connue.
Je me pénétre du bonheur & de [305] l’utilité qui découle sans cesse de la Magistrature. Gémissons si tu veux des abus énormes que d'obscurs supports ont érigés en loix ; je sens qu'il est permis d'abhorer la dévorante avidité des Procureurs & des Huissiers ; mais convenons aussi qu'un Magistrat qui veille nuit & jour à la sûreté de l'innocence, qui protége la veuve, qui défend l'orphelin, qui va chercher la vérité égarée dans un Dédale impénétrable au jour, pour la couronner aux yeux de l'univers, est un être bien sublime & bien digne de notre amour. Voilà ce que j'ai vû dans quelques Magistrats ; leur mémoire ne périra jamais, & leur exemple touchant assure des vangeurs à l'humanité, aussi long-tems que le crime subsistera. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 15 Juin 1758.
Les sages ne sont pas ces êtres malheureux & presque inutiles que des hommes ambitieux, (mauvais citoyens [306] & parens barbares) ont plongé dans les gouffres saints. Sans l'utilité il n'y a point de sagesse, parce que tout homme est nécessairement dévoué à la société en naissant ; elle a des besoins infinis, & chaque homme peut à peine suffire à lui prêter le secours qu'elle est en droit d'exiger de lui. Or tous les Solitaires ensemble ne forment qu'un seul homme, puisqu'ils n'ont tous que les mêmes fonctions & les mêmes vûes ; & un, sur mille, suffiroit certainement pour remplir une charge très-bornée, puisqu'il n'est question que d'édifier car une oisiveté vertueuse. Tandis que vingt mille voix se contentent de demander à Dieu, trois fois par jour, le salut d'un Empire ; vingt mille bras fondent sur ce même Empire & le détruisent à jamais.
Les sages sont, le pere de famille, les princes généreux, les hommes riches dont l'opulence coule par d'infinis canaux dans les veines de la populace [307] indigente. Ces hommes sont des Dieux sur la terre. Plaçons dans ce même rang l'honnête homme doué d’une imagination vive & tendre qui trouve son bonheur à consoler un malheureux, ou un vieillard méprisé, par les charmes d'un entretien touchant. Conçois-tu le sort d'un malheureux que personne ne plaint, ou d'un vieillard que tout le monde outrage ? Dans cette ville, le premier est abhoré & éprouve presque ce sort affreux qui est réservé à l'infamie ; le second y est mis au rang des morts dès qu'il ne peut plu profaner l'herbe fleurie par des danses lourdes & des entretiens grossiers. On a sa façon de se vanter des outrages qu'on leur fait chaque jour ; & la bonne compagnie même, (peuple souvent insolent) décide qu'on ne doit point recevoir des êtres aussi incommodes. A côté de cet essain d'insectes féroces qui les piquent & les déchirent à l’envi l’un de l'autre, vois l'homme pitoya-[308]ble & généreux qui les accueille, les console, les encourage à supporter la vie. Cet homme-là peut se vanter d'avoir des amis, & c'est sa récompense. Accordons-lui le rang qu'il mérite, c'est un sage ; il doit être placé immédiatement au-dessous de celui qui dans un jour de calamité publique sauveroit ses concitoyens. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 20 Juin 1758.
Je m'imagine que le Spectateur doit s'amuser quelquefois en parcourant ces surfaces inégales & presque innombrables que les caractères forment, pour ainsi dire, sur la surface générale de la terre. Il faut pour cela qu'il soit Philosophe, & je crois qu'il l'est. Si je faisois cet ouvrage (je sçais qu'il me manque beaucoup de choses pour cela, aussi est-ce à peine ici une supposition) si je faisois cet ouvrage, je voudrais qu'il eut le mérite d'un très-grand tableau dans lequel un Peintre auroit [309] fait entrer jusqu'aux plus legeres nuances. On a dit rien n’est indifférent, quand on a le cœur tendre. Crois-tu qu'un moraliste sensible, qu'un Philosophe qui auroit formé l'heureux projet de restituer aux hommes tout ce bonheur dont on dit qu'ils jouirent, ne fut pas obligé de dire tout ce qui est, pour faire regretter tout ce qui fût. Je ne négligerois rien pour cela, parce que je suis convaincu que les plus petites choses peuvent fournir beaucoup, quand elles sont dirigées vers un tout auquel le sentiment a commencé à nous intéresser. Tu ne sçaurois croire combien j'ai quelquefois été touché par des récits que d'autres que moi auroient écouté indifféremment ; & dans ces instans j'ai toujours éprouvé qu'on n'est point touché sans être éclairé. Je me souviendrois de cela en faisant le Spectateur, & je me croirois obligé de dire tout ce que je verrois, tout ce qui intéresseroit mon ame, parce que je [310] supposerois que d'autres ames sont faites comme la mienne. L'on peut toujours se régler sur ce que l'on a senti, lorsque l'on se propose de porter le sentiment dans le cœur des hommes : par exemple, je ne laisserois point échapper ce trait qui m'a été rapporté par un homme d'esprit à Paris. Le Marquis du * * se retirant à trois heures du matin apperçut le Poëte Lema, qui se promenoit en long & en large sur le Pont-Neuf, à cet endroit où une pépiniere de petits Marchands venoit autrefois établir leur boutique ambulante. Il fit arrêter son caroisse, & proposa à l'errant Apollon de le conduire chez lui, imaginant que le Dieu étoit yvre. Lema le remercia de son attention & n'en voulut pas profiter. Le Marquis insista avec chaleur, & Lema répondit toujours d'un ton qui laissoit voir de l'embarras. Eh bien, reprit le Marquis, laissez-vous donc tenter, que ferez-vous ici ? A l'heure qu'il est il convient de [311] rentrer chez soi. . . . Monsieur, répondit le Poëte, je n'ai point de chez moi. Comment point de chez vous, mais vous couchez bien quelque part ! Oui, Monsieur, mais je ne suis pas le maître du lit où je couche ; je suis obligé d'attendre qu'il soit libre, & il ne l’est pas encore. Ah ! j'entens, poursuivit le Marquis, Monsieur attend qu'un mari dormeur. . . . Eh, ce n'est pas cela ; je me passe très-bien de coucher avec une femme, c'est bien autre chose vraiment : qu'est-ce donc, je ne vous entens plus : vous me pressez beaucoup, Monsieur ; c'est (puisqu'il faut vous le dire,) c'est que je me suis accommodé du lit d'un des Marchands qui viennent ici étaler le matin, & que j'attens que le drole ait paru pour m'aller mettre à sa place. Eh, mon pauvre Lema, quelle diable de ressource ? Comment n'aimez-vous pas mieux vous adresser à qulque ami. . . . Non, Monsieur, je suis trop malheureux & trop peu célébre pour [312] trouver des amis. Je ne veux pas faire des épreuves ; mes malheurs m'ont rendu fier, & je perdrois toute la consolation qui me reste, si je venois un jour à être humilié. . . . .
Si j'étois Spectateur, mon cher Sapireni, je rapporterois ce fait exactement, & je m'adresserois ensuite aux malheureux ; je leur dirois, ayez de la fierté, mais fuyez l'orgueil ; craignez de priver un cœur tendre du plaisir de placer un bienfait : vous n'avez peut-être des besoins que par l'ordre éternel d'une Providence admirable qui a voulu que des hommes qu'elle a fait naître sensibles & généreux goûtassent le plaisir de faire du bien : la fierté vous fera respecter, & l'on n'osera point vous faire une offense avec cette marque imposante de courage & d'élévation ; mais la hauteur vous feroit haïr & dispenseroit tous les cœurs de vous plaindre & de vous secourir. Je dirois cela aux malheureux, & ils n'écouteroient ; car [313] les malheureux ont communément de la pénétration & de la docilité ; ils voyent aisément que leur bien est dans le conseil qu'on leur donne ; & ils suivent ce conseil, parce que la nature saisit avec ardeur l'occasion de soulager les maux dont elle est accablée. Je dirois aussi aux heureux, à ces hommes qui ne sçavent point lire dans le cœur, & qui sont incapables de discerner & de plaindre le malheur, pour peu qu'il se déguise ; je leur dirois, entrez dans cette ame fiere qui vous dissimule sa douleur ; sçachez deviner qu'elle n'est fiere que parce que trop souvent peut-être elle éprouva que vos pareils étoient impitoyables ; dispensez-là de risquer devant vous la seule consolation que le sort lui ait laissée ; épargnez-lui jusqu'à l'incertitude d'un aveu ; en devinant ses maux, offrez-lui des secours qu'elle soit obligée d'accepter ; & que dans vos yeux elle trouve une estime pour sa fierté qui puisse lui en donner pour [314] vous, & la consoler de vos bienfaits, toutes les fois qu'elle pensera qu'ils vous ont acquis sur elle une supériorité dont elle sera toujours exposée à vous voir abuser. Je leur dirois. . . . . . Mais qu'est-il nécessaire que je continue. Tu sçais bien ce que mon cœur peut me fournir en faveur des malheureux. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 30 Juin 1758.
Je change de ton ; l'Univers vient de changer pour moi ; je n'y vois plus rien qui m'afflige ; non, tout a pris une forme charmante, & mon cœur est enyvré de plaisirs. Puisse ce délire aimable se perpétuer comme la chaîne de mes jours ; puisse ton cœur, puisse l'ami que j'aime, connoître un jour la douce volupté qui coule dans mes veines. Tu ne seras plus tenté de philosopher ; tu ne prendras plus garde aux défauts des hommes ; tu te sentiras élever sur eux par la main des plaisirs, & tu diras, plaignons-les, loin de les [315] haïr ; ils sont privés de l'amour; leur sort est affreux. . . . Je crois, mon cher, qu'il y a une récompense reservée à la vertu ; celui qui fit nos cœurs ne se proposa pas sans doute de voir l'honnête homme confondu avec le méchant dans le néant de l'indifférence. Dieu fit pour nous ce feu secret qui brûle & enchante nos âmes ; il nous destina un objet digne d'allumer ce feu délicieux ; & quand nous commençons à le sentir, nous le regardons comme le bienfait d'un Dieu équitable qui veut nous combler de biens pour nous apprendre à être toujours vertueux. C'est ainsi que j'envisage l'amour ; je sens qu'il me purifie en même tems qu'il me consume ; je m'imagine que je rougirois de mille choses que je croyois innocentes ; je ne pourrois me les permettre ; le desir de mériter une estime qui n'est dûe qu’à la perfection, m’éclaire sur des devoirs que j’ignorois, quoique j’aimasse à faire le bien. . . . . [316] C'est à présent que tu serois content de moi : si quelquefois tu me reprochas des inégalités, des chagrins sans sujet, des desirs sans réflexion ; aujourd'hui tu verrois une paix inaltérable, l'égalité qui en est le fruit, un mépris instructif pour la folle ambition ; & tu dirois, l'amour qui trouble & corrompt les cœurs vicieux, fait du cœur de l'homme sensé une école pour les sages. . . . Mais il est tems de te faire connoître un objet avec lequel l'amitié que tu as pour moi va te donner des rapports. Figure-toi tout ce que la santé peut répondre de fraîcheur sur un teint égal à celui des roses ; tu vois déja la vivacité & l'enjouement : une gayeté spirituelle & naïve, anime ses yeux & se répéte dans ses discours ; elle garantit la sincérité de ses sentimens, & l’homme le plus modeste est convaincu qu'il est aimé, si elle dit qu'elle aime. Mais elle est née pour le dire difficilement ; sa vivacité ne la [317] rend point étourdie ; son ingénuité ne la rend point crédule ; elle connoit les sages raisons de la résistance, sans paroître y réfléchir ; elle sçait qu'il faut craindre d'être malheureuse en aimant, & il semble que la nature ait voulu veiller à la garde de son ouvrage, en lui donnant cette crainte précieuse. Voilà son caractère : le plaisir d'en parler m'a entraîné ; car je voulois d'abord te peindre sa beauté : mais cette beauté que j'adore, échapperoit au pinceau le plus délicat ; je dirai plutôt les choses qui la relévent, que les choses qui la forment. Les premieres sont d'autant plus touchantes, qu'elles n'appartiennent presque qu'aux femmes que la nature a disgraciées ; c'est, par exemple, une négligence, une maladresse à s'ajuster, qui est incroyable. Ne mit-elle qu'un ruban, qu'une simple aigrette, on voit qu'elle n'a pas la premiere notion de cet art qu'on appelle goût ; mais il est certain aussi, que l‘effet de [318] son mauvais goût est de prouver qu'elle est au-dessus de l'art. Sa toilette la plus longue ne dure qu'un quart d'heure ; & tout le soin qu'elle y a employé ne paroît qu'un instant. Un mouvement continuel en fait disparoître jusqu'aux vertiges. Le bonet se dérange, les cheveux tombent, & un air extravagant fait encore mieux appercevoir le desordre : c'est alors qu'elle est ravissante ; il faut la voir dans cet état pour juger de toute sa beauté. L'esprit joue avec les charmes ; c'est un concert délicieux ; elle badine sur son desordre ; & les saillies qui lui échappent, se convertissent en autant d'attraits. . . . . On m'interrompt, & je suis oblige de te quitter ; mais demain je t'écrirai, je reprendrai un sujet si intéressant pour moi ; & tu auras une nouvelle lettre tous les jours. Puis-je trop te parler d'un objet qui m'inspire tant de choses ! Adieu. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 [319]
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 1 Juillet 1758.
Mimi, ou Mademoiselle de la Ferté étoit absente de cette Ville depuis deux mois, lorsque j'y arrivai. Elle étoit allé recueillir, avec sa mere, un héritage considérable. Elle n'avoit pas besoin de cette fortune ; son bien étoit honnête ; mais le ciel qui trop souvent a lieu de mesurer ses dons, les prodigue quelquefois à la beauté. Un regret ici seroit un attentat ; mais certainement je voudrois pouvoir souhaiter qu'elle ne fût pas si riche. Elle doit dédaigner un mortel ordinaire, qui n'a pas des biens proportionnés aux siens ; & cette pensée accable un cœur qui méprisa toujours la fortune. Mon cher Sapireni, nous ne nous connoissons pas ; nous n'existons point tant que nous n'avons pas aimé. Tu sçais que j'ai pu être très-riche, & que j'ai préféré d'être très tranquille ; je riois avec toi du tourment des avares, & de la folie des [320] ambitieux ; & aujourd'hui je me reproche, je ne me console pas de n'avoir pas été l'un & l'autre : cependant j'ai laissé perdre mes avantages, moins par paresse que par sentiment ; j'ai voulu faire un heureux, & l'amour de mon frere est un témoignage éclatant de ma générosité. Peut-être que Mimi n'en aimera que mieux un amant qu'elle doit estimer. Il me semble qu'elle a une ame ; elle parle souvent des malheureux, & toujours avec esprit ; elle dit, que personne ne connoît les détails de l'infortune, & elle aime à faire ce reproche à des gens qui se vantent de les connoître : elle perd alors son enjouement fou, & elle dit des choses pensées ; c'est-à-dire, elle veut bien qu'on voye qu'elle pense lorsqu'il lui plaît, car elle fait la folle, & elle ne l'est pas. Peut-être que lorsqu'elle apprendra que je l'aime, & que, par la violence de mon amour, & la foiblesse de mon espoir, elle me verra au nombre de ces mal-[321]heureux qu'elle protége, elle croira devoir accorder sa main à celui qui n'employa la sienne qu'à répandre les bienfaits. J'ose quelquefois m'en flater, mon cher Sapireni ; mais il ne faut pas te dire que cette idée s’envole promptement. Je crains de m'expliquer dans cette inquiétude mortelle ; cependant elle me regarde avec complaisance, & me parle avec estime ; & je puis dire, sans illusion, qu'elle n'est comme cela que pour moi. De la part d'une personne aussi vive & aussi ingénue, cette distinction marque peut-être beaucoup ! Enfin, je risquerai de lui donner les sentimens qu'elle n'a pas, en lui jurant que je l'aime sans oser rien attendre des miens. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 2 Juillet 1758.
Je fus hier pendant une heure prêt à me déclarer ; mais, mon cher, on tremble quand on sent l'importance des mots que j'avois à lui dire ; ce n'est [322] pourtant qu'en s'en pénétrant que l'on mérite de plaire. Que la nature a mis bien du caprice dans le jeu des diverses conjonctures où quelquefois nous nous trouvons ! C'est sur-tout <sic> dans l'amour que cette bisarrerie se fait sentir : les deux contraires peuvent nous faire un tort égal auprès de l'objet aimé ; si l'on aime peu, on s'exprime mal ; & si l'on aime beaucoup, on craint toujours de s'expliquer. Image trop fidéle du monde, où nous sommes véritablement placés entre le trop & le trop peu. Conçois-tu le trouble d'un homme amoureux, qu'un regard peut confondre dans le tems qu'il jurera un amour éternel ! Te représente-tu <sic> le combat affreux du desir & du respect ! la violence, alternativement modérée par la crainte, & ranimée par l’espoir ! Les Peintres s'exercent à représenter des tempêtes, & c'est l’effort de leur art ; il faudroit qu'ils pussent peindre un cœur amoureux ; ce seroit le chef-d’œu-[323]vre de leur pinceau. Pour moi, je veux décider mon sort ; je souffre trop à me taire ; je sens qu'aimer n'est point un crime. Je parlerai ; je la regarderai ; je lui dirai, qu'il faut que je meure ou qu'elle m'aime. Elle sçaura que je l'adore ; elle sçaura tout ce que je sens & c’est tout ce qu'on peut sentir & lui dire. Demain, aujourd'hui peut-être, j'aurai appris à mon cœur à se rassurer. Mais quel bonheur c'est m'ôter pour l'avenir, que de me priver de mériter son amour par mes peines ! ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 3 Juillet 1758.
Non, je ne parlerai pas ; je crains tout : cette nuit, des rêves affreux m'ont annoncé le sort que tout amant téméraire doit éprouver. J'étois à ses genoux, j'attendois la mort ou la vie ; mes yeux, éteints par la crainte, ne l'ont pas touchée ; au lieu de me répondre, elle a regardé tendrement un rival moins amoureux que moi. Ce [324] sont-là des avis certains : croyons que ces terreurs soudaines qui nous glacent dans le transport même, sont préparées par une providence attentive à nous sauver des maux. Eh ! pourquoi m'aimeroit-elle ! pourquoi voudrois-je concevoir une espérance téméraire ! Hélas ! j'étois averti par l'excès de mon amour ; cet amour m'apprenoit qu'elle étoit au-dessus de mes vœux ; & la moindre réflexion m'eut délivré de ces illusions importunes, qui causent aujourd'hui mon malheur. Mais nous voulons nous flater ; nous étouffons la voix secrette qui nous parle ; l'orgueil est applaudi du sol espoir qu'il nous inspire ; & la providence même est obligée de nous abandonner à notre extravagance. Elle a fait heureusement un effort pour moi ; je vois la vérité, & je condamne mes désirs. Mimi me haïroit à présent, si j'avois parlé ; je ne serois plus qu’un objet insolent à ses yeux ; j’aurois perdu le plaisir que [325] me font ses regards, car elle en a pour moi qui ne sont pour personne ; elle me fuiroit, ou sa présence me feroit souffrir des tourmens affreux ; je serois obligé de la braver, ou de déplorer loin d'elle un amour méprisé. Ah ! que je m'applaudis de m'être vaincu. Rien ne peut plus me rendre une confiance fatale : je me tairai, & j'aurai son amitié : si elle vient à pénétrer mes sentimens, j'aurai son estime : elle respectera un amour qui sçait se contraindre au silence le plus rigoureux ; & ce respect me vaudra mieux que son cœur, qui pourroit un jour regretter de s'être donné. Vois les consolations qui sont reservées à l'amant qui sçait obéir aux loix de la raison. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 4 Juillet 1758.
Est-il vrai que je doive me taire ! est-il vrai que je doive réprimer le plus parfait amour qu’on ait jamais senti ! . . . . La contrainte est le premier châtiment [326] des sentimens coupables ; & je trouve un ordre tout admirable dans la nécessité de se taire, qu'un remord secret impose à l'amant vicieux ou trompeur : mais quand on brûle d'un amour innocent ; quand on peut se dire, qu'on mourroit plutôt que de tromper ce qu'on aime ; doit-on être soumis à une loi cruelle ! Le sentiment n'est donc qu'un présent fatal ! il ne nous est donc donné que pour éprouver notre vertu ! Quel est le mortel qui pourroit faire cette réflexion dans l'instant où, séduit par un charme inexprimable, il doit croire au contraire, que ce sentiment est la récompense de la pureté de son ame ! C'est pourtant dans ce même instant, qu'il faut se prédire & s'exagerer tout ce que l'on a à souffrir ; on se perd, si on ne s'épouvante pas soi-même. Un si grand effort est au-dessus du pouvoir humain, & la résignation même est insuffisante à nous en rendre capable. Nous voyons d'ailleurs une [327] raison très-positive d'un côté ; & de l'autre, les effets de cette raison toujours incertains. Comment se dissimuler une certaine tirannie dans notre destinée ! Ne murmurons point cependant ; croyons que tout est bien pour nous ou pour les autres ; mais ne nous faisons point de scrupules vains, & craignons une prudence exagérée. Mimi sçaura que je l'adore ; elle peut m'aimer sans honte, & dès lors il m'est permis de lui déclarer mes sentimens. Ces richesses qui m'épouvantent, ne donnent point le droit de mépriser l'amour ; ces charmes qui m'enchantent ne sont pas toujours appréciés par l'orgueil ; souvent une belle personne, riche & recherchée, se plaît à préférer l'amant que l'opinion commune & l'orgueil des biens excluent le premier ; elle veut être aimée, & elle sçait qu'on doit attendre plus d'amour de celui à qui on peut inspirer plus de reconnoissance. Il est donc possible qu'elle m'ai-[328]me, & il est impossible que je ne meure si je me tais. Une situation aussi indépendante de mes efforts, me détermine à mettre un terme à ceux que j'ai faits jusqu'à présent ; & je ne t'écrirai plus sans être en état de t'apprendre le sort qui m'est reservé. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 5 Juillet 1758.
J’ai parlé, & je suis heureux : un Dieu présidoit à mes actions, depuis la naissance du jour : je m'étois levé dans une agitation terrible ; le trouble de mon cœur sembloit me menacer ; toute la nature me parloit pour me détourner d'un dessein dangereux : j'aurois donné ma vie pour être capable de me taire, & mon amour étoit plus fort que ma terreur. Heureuses allarmes, qui préparoient en secret le charme du bonheur dont j'allois bien-tôt m’enyvrer. J’ai rongi d’être si peu maître de moi ; j'ai appellé le ciel à témoin de la pureté de mes voeux ; &, dans [329] l'instant, un génie nouveau est venu m'animer. Je me suis rendu chez Mademoiselle de la Ferté, & voici l'instant de la protection du ciel ; sa mere étoit absente ; je devois me retirer ! mais le feu dont j'étois embrasé ne souffroit plus aucune violence. Je suis entré dans sa chambre ; elle étoit dans ce négligé, où le jeu séduisant des graces semble autoriser la témérité des regards. Les miens, sans doute, lui peignoient tout mon amour, & je me les permettais ; je ne songeois pas à moderer la flâme qu'ils faisoient briller à ses yeux. Mimi me considéroit, & tout en folâtrant avec son chien & avec ses sereins, faisoit des réflexions sur l'air amoureux & déterminé que j'avois. Je me suis jetté dans un fauteuil, & j'ai soupiré ; elle a approché sa chaise, & s'est mise à rêver : phénomène nouveau, augure de l'amour. Vous rêvez ! Mademoiselle ; quel est le mortel assez heureux pour vous oc-[330]cuper ! Aucun, m'a-t'elle répondu ; mais je rêve à un homme que je crois occuper moi-même. Oui, vous l'occuppez <sic>, ai-je repris ; & il expire à vos genoux, si son aveu vous offense ; il s'est tu, & il va peut-être déplorer à jamais le mouvement irréprimable qui le livre à votre vengeance ; mais il vous aura du moins juré qu'il vous adore, & il mourra content. . . . Tu sens bien qu'elle a été étonnée ; tu sens bien qu'elle n'a rien répondu ; mais tu devines en même tems, qu'elle ne m'a pas regardé d'un air sévére ; elle ne le pouvoit plus après l'aveu qu'elle m'avoit fait d'abord. Quand on a dit à un galant homme, qu'on s'apperçoit de son amour, on est engagée à en souffrir le premier témoignage ; & le courroux en ce moment, seroit perdre le droit d'être respectée. L'estimable Mimi n'en a point couru le risque ; son embarras & son silence m'ont appris qu'elle ne m'avoit pas tendu un piége. J'ai voulu lui [331] paroître facile à satisfaire, quoique prompt à me flater : elle a vû que je lisois dans son ame, & que ma pénétration suffisoit à mon bonheur. Sois persuadé qu'elle me tient compte de l'un & de l'autre, autant que de mes sentimens. Comme elle ne peut rien dissimuler, j'ai vû que cet aveu que j’épargnois à la modestie, alloit ne lui plus rien coûter ; mais sa mere est arrivée, & m'a privé de recevoir le prix de ma délicatesse. A la vérité, je n'ai pas été tout-à-fait malheureux ; si j'ai perdu d'un côté, j'ai gagné de l'autre. Mimi m'a regardé tendrement, & en même tems sa mere m'a traité avec une amitié incroyable. Il faut que je te dise une chose qui te fera connoître combien les amans, que leur innocence rassure, ont de penchant à croire que leurs sentimens les rendent intéressans. Mille idées flateuses, & peut-être romanesques, sont [332] entrées dans mon esprit, en voyant l'accueil de cette adorable mere. J'ai cru qu'elle devinoit l'amour que je venois de jurer à sa fille, & que cette pensée lui imprimoit l'air de bonté qui m'enchantoit en elle. A présent que je suis de sang froid, je n'ai plus la même confiance ; mais alors elle m'animoit au point que j'aurois été capable de lui demander la main de sa fille, sans trembler. Adieu. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Ebene 3► Brief/Leserbrief► A Mauséjour, ce 10 Juillet 1758.
Vole, & viens embrasser ton ami ; il ne veut plus t’écrire ; il veut te voir ; son bonheur le transporte ; il perd la raison, & il a besoin de ta présence. Je ne t'ai point écrit depuis quinze jours ; n'en accuse pas mon cœur : viens en apprendre les raisons ; je n'ai ni le tems ni le pouvoir de te les écrire : viens adorer deux êtres qui me re-[333]tiennent la main : j'ai parlé de toi, & tu es souhaité ; on ne veut pas qu'il manque rien à mon bonheur. Ce mot te fait juger du plaisir qui t'attend. Une mere tendre te recevra, pour te présenter l'objet charmant qu'elle accorda à toi ami : tu verras la générosité, & les graces, au-dessus des bienfaits. La fille ne diminuera rien de l'idée que tu te feras d'abord de ma félicité ; elle te sourira, & tu jugeras, par ce souris, des applaudissemens qu'elle croit mériter par son choix. Prodige de sentiment & de modestie ; elle me rend heureux ; elle comble des vœux que je n'osois former, & elle est persuadée qu'elle n'a fait que son devoir en couronnant ma flâme.
Tu verras toute la Ville fort étonnée qu'on ait préféré l'amour à la fortune ; cet étonnement se fait sentir dans les complimens dont on nous accable. Ma chere Mimi est scandalisée de cette [334] grossiereté, & elle dit, comme dans la Gouvernante :
Quoi, le plus tendre amour, n’est donc rien dans la vie !
Pourvu qu'on soit bien riche, on est donc bien content !
Je ne l'aurois pas cru. . . .
Viens juger des êtres si différens ; viens haïr avec moi une Ville où l'on ne sçait pas qu'un amant estimable est toujours celui que l'on doit préférer ; viens adorer celle qui a assez bien pensé pour couronner la nature, en présence même de ses ennemis. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1