Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours VII.
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Discours VII.
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Metatextualität
Voici un morceau très touchant,
& que je crois précieux : il renferme surtout une
excellente leçon pour ceux qui, sortis, à peine, d’un état
obscur, deviennent insolens & ingrats envers ceux qui
eurent la générosité de les en tirer.
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Brief/Leserbrief
Monsieur,
Qu’ai-je vû dans cet état ! des horreurs, des infâmies,
des crimes affreux. Mais avant que d’entrer dans ce
détail, je dois commencer par prévenir une question que
vous ue <sic> manqueriez pas de me faire. Comment
avez-vous eu la constance de rester dans une condition
où vous avez dû trouver tant à souffrir, si vous êtes
aussi honnête homme que je le suppose ? Parce que j’ai
senti que j’en devoir rougir quand j’ai eu l’âge de
raison ; & qu’alors je n’ai plus eu le courage de me
transplanter dans un autre état dont
je n’étois plus digne. Je me suis jugé avec une extrême
rigueur, & j’ai peut-être fait trop d’honneur aux
hommes : mais ce n’est pas eux que j’ai consulté ; c’est
moi, mon intérêt, mon repos, & cela me sauve du
reproche d’inexpérience. Je suis né timide &
sensible ; j’ai senti que l’honneur me condamnoit à
l’obscurité ; j’ai prévu que je ne serois pas capable de
soutenir le mepris de gens qui ayant deshonoré leur nom
beaucoup plus que je n’ai fait le mien, mais par des
fautes plus heureuses, cherchent chaque jour à se venger
de leurs regrets sur ceux qui sçavent rougir ; & je
n’ai songé qu’à mener une vie tranquille, préférant le
repos à des biens qui demandent, pour se les procurer,
un front que je n’ai point, & jouissant tous les
jours du plaisir de les mériter, en me conduisant, par
honneur, comme si je m’en croyois tout-à-fait indigne.
Vous concevez d’après cet aveu que je n’ai
jamais eu l’audace ni la foiblesse de me nommer à
personne. Mon frere m’ayant trouvé dans une maison il y
a quelques années, crut que tout étoit perdu pour lui,
& m’écrivit ce billet avant de se coucher.
Je lui répondis aussi laconiquement.
Pour déterminer la bonne opinion que je souhaite
que vous preniez de moi, Monsieur, je vous dirai
ingénuement que ce billet de mon frere, tout impertinent
qu’il étoit, me pénétra jusqu’au fond du cœur. S’il
avoit fait la moindre démarche pour me
ramener ; me croyant égaré, ou pour me rapprocher de
lui, sçachant que sa cruauté m’en avoit éloigné, je m’y
serois rendu, & j’aurois volé dans ses bras ; mais
quand on a trahi la nature, on finit par ne la plus
connoître, ou par la trouver importune : ce fut l’un ou
l’autre avec mon frere : il ne me fit rien dire, &
je dédaignai de lui rien demander. Je me hâte de revenir
à mon sujet, pour écarter de souvenir horrible. Il est
question, Monsieur, de vous apprendre, ce que j’ai vu
depuis dix ans, dans les maîtres que j’ai servis, &
dans ceux qui se trouvoient en société avec eux. Mon
tems fut toujours partagé entre le service & la
lecture ; l’une me faisoit supporter l’autre ; je
l’adorois plus que jamais : il semble que la Providence
bienfaisante ait voulu prouver par mon exemple, qu’une
passion qui a causé notre malheur, peut nous en consoler
un jour, quand elle n’a pas été
criminelle ; & qu’il n’y a que le crime qui soit
sans espoir. La lecture n’alloit point sans la
réfléxion ; je faisois quelquefois des notes sur les
sotises, où les horreurs dont j’étois témoin ; &
cette occupation me fortifioit en m’amusant. Je voyois
des hommes plus heureux que moi, mais moins tranquilles,
plus menacés ; & tous les jours je me consolois par
les fautes des autres. Ces traits que j’écrivois étoient
quelquefois si affreux, que j’avois de la peine à les
croire, lorsque je venois à les relire ; il n’y a eu que
le tems qui m’ait appris que les hommes sont capables de
tout ; mes yeux n’y auroient pas suffi, & j’aurois
toujours douté de mon témoignage. Je n’éprouvois pas les
mêmes doutes, lorsque c’étoient de simples ridicules que
je me rappellois sur mon papier : Oh ! pour cela je
croyois toujours au contraire n’avoir pas tout écrit, ou
avoir écrit foiblement ; la raison en est que les
hommes sont encore plus ridicules, que
leurs actions que le sont le plus, & que les voyant
tous les jours au naturel, à cet égard, je devois être
plus frappé du tout, que de la partie : au lieu qu’ils
se masquent pour faire un crime, qu’ils se composent un
extérieur tout contraire à la méchanceté ; & avec
cet air là, qu’ils conservent, même en s’applaudissant
de ce qu’ils ont fait, il est naturel qu’ils nous
inspirent une certaine prévention, qui fait ensuite le
doute de la vérité de nos découvertes, & de la
justice de nos jugemens. Vous exigez que je vous dise
plus particulierement ce que j’ai vû ! je m’y sens porté
pour l’instruction des maîtres qui viendront un jour ;
si toutefois ceux qui sont faits pour avoir des valets,
sont capables d’avoir des vertus. J’ai vû des hommes qui
ne croyoient guere en Dieu, passer plus de la moitié du
jour à l’Eglise pour pouvoir abuser de la confiance,
& ajouter, le soir, un écu à leurs
trésors usurpés. J’ai vû des hommes plus criminels,
peut-être, mépriser le cri de leur conscience
naturellement timorée, & dire toute sorte de
blasphêmes, pour éblouir des sots, ou des gens dont le
suffrage devroit toujours être abhorré, puisqu’ils ne
l’accordent jamais qu’à ce qui est digne de haine ou de
mépris. J’ai vû des femmes qui ruinoient leur mari, pour
empêcher qu’on ne crut qu’elles pouvoient être
maîtrisées. J’en ai vû d’autres qui n’auroient eu que
des vertus, si dans le monde ou elles vivoient, on en
avoit voulu souffrir l’apparence ; & qui dans la
crainte du ridicule dont on les menaçoit, trahissoient
chaque jour leur caractère, & faisoient des
horreurs. J’ai vû le sentiment immolé à la coquetterie,
parce qu’il n’étoit pas du bon ton d’aimer. J’ai vû les
amans abonder, dans une semaine, auprès d’une femme qui
n’avoit jamais pû s’attirer leurs
regards. Une sotise avoit fait ce miracle. J’ai vû de
grands hommes très-petits : Ils étoient jaloux de tous
les mérites. Ils n’étoient peut-être devenus grands que
par une suite de cette jalousie. J’ai vû des hommes
faire payer à tout ce qui les entouroit, la peine qu’ils
se donnoient pour usurper l’estime de tout ce qui étoit
placé plus loin d’eux. J’ai vû des sociétés renvoyer à
table les domestiques, pour n’être pas intimidées dans
leurs orgies, par l’apparence d’un honnête homme. J’ai
vû des femmes devenir hommes, par aversion pour les
devoirs de leur sexe, qu’elles n’étoient pas capables de
remplir. J’ai vû de petits hommes très-orgueilleux,
saluer attentivement les valets, afin qu’on put les
remarquer par quelque chose. J’ai vû des dévots
dogmatiser le crime ; & j’ai vû des gens d’honneur
applaudir à ces maximes, dans l’espoir
d’obtenir un regard d’un faquin. J’ai vû des femmes
tromper régulierement deux honnêtes gens par jour, &
se coucher tous les soirs sans remords. J’ai vû
l’hypocrisie sans esprit, rendre à une femme en un jour,
tout ce que dix ans de galanterie lui avoient fait
perdre. J’ai vû des hommes très-méchans, s’étonner de
bonne foi qu’on ne pendit pas les calomniateurs. J’ai vû
des hommes vendre leur honneur, & acheter celui des
autres. J’ai vû un Marchand voler dix sols à un honnête
homme malheureux, & prêter la moitié de son bien à
un fripon. J’ai vû des gens condamner impitoyablement
des fautes, & se permettre indiscretement des
crimes. J’ai vû des hommes refuser les plus petits
secours à un ami infortuné, & déployer la
prodigalité la plus folle devant un ennemi. J’en ai vû d’autres emporter tous les meubles d’une
maison, & y revenir sans honte. J’ai vû des coquins
fréquenter par estime, des gens très-vertueux, & ne
pas rougir à cette école. J’ai vû les contraires,
recevoir des applaudissemens très-sinceres de la même
personne. J’ai vû des Juges ne pouvoir pas entendre sans
horreur les cris d’un malheureux, & s’exposer tous
les jours à faire des misérables par leur négligence à
s’instruire. J’ai vû, enfin, mille choses que je ne
sçaurois croire, si on me les disoit, & que je ne
sçaurois bien dire après les avoir vûës. Mais, Monsieur,
je vous ai entretenu d’objets bien horribles ! La scène
va changer, & vous allez reconnoître une Providence
attentive à dédommager chaque honnête homme en
particulier, de la peine qu’il a à supporter la vie, tant qu’il ne voit que des crimes & des
malheurs. J’avois servi successivement dans plusieurs
maisons, & je me sentois non pas au bout de mes
épreuves, mais au bout, pour ainsi dire, de ma
curiosité. Je supposois des choses encore plus affreuses
que je n’en avois vû, & je n’étois pas tenté d’y
porter mes regards : il est un point d’expérience où les
vices ne peuvent plus nous inspirer que de
l’indifférence ou de l’horreur. C’étoit ce dernier
sentiment que j’éprouvois : mon ame avoit besoin de
rencontrer un honnête homme. Je le trouvai : le Ciel
l’avoit fait naître pour moi : quel maître, quel homme !
Hélas, il n’existe plus que dans mon cœur ; mais il
m’est toujours présent ; toujours je le vois, toujours
je l’entends, toujours j’embrasse ses genoux sacrés
. . . . . . . Des hommes criminels trompent le tems qui
les poursuit, & vivent un siécle, un Sage, un Héros
est mort à cinquante ans ; faut-il que mes
yeux ayent été témoins de cette affreuse disposition du
sort. Ce fut à la campagne que je le vis pour la
premiere fois : l’amour de ses domestiques m’avoit
annoncé ses vertus ; & quand je le vis de plus près,
il me sembla que depuis longtems je les avois éprouvées
moi-même : il étoit dans cette maison pour y faire
quelque séjour ; son valet-de-chambre tomba malade,
& il se vit privé des secours nécessaires pour la
toilette. Je lui offris les miens, & il les accepta.
Je m’étois toujours attaché à bien apprendre le service,
& je puis dire qu’aucun domestique ne m’égaloit à
cet égard. Il daigna remarquer mon adresse, & m’en
fit des complimens. Ce n’est pas qu’il fut sensible au
frivole avantage d’une boucle bien arrondie ; je crois
qu’il n’avoit jamais estimé dans les choses que leur
utilité réelle ; mais il sçavoit que tous les états ont
leurs talens, & tous les talens leur
perfection ; & il applaudissoit à la peine que je
m’étois donnée pour acquérir cette perfection. La
maladie du valet-de-chambre fut plus sérieuse qu’on
n’avoit cru ; il resta au lit pendant quinze jours,
& pendant tout ce tems je tins sa place auprès du
plus aimable des maîtres. Le Ciel qui préparoit mon
bonheur, permit qu’en deux ou trois occasions il put
connoître que j’avois des sentimens : j’ai bien éprouvé
qu’il les adoroit. Il me parla plusieurs fois avec une
bonté singuliere ; mais cette bonté néanmoins n’étoit
qu’estime. Je n’y voyois nulle foiblesse ; il ne me
faisoit nulle confidence, nul discours qui pût me faire
penser que l’amour de la nouveauté, (ce qu’on appelle
l’engouement) l’attrait de l’indiscrétion, ou le
bavardage avoient quelque empire sur son esprit.
Lorsqu’il partit il me récompensa très-généreusement ; & moi j’aurois voulu lui
rendre de Louis qu’il me donnoit. Mon attachement pour
lui étoit déja tout plein de délicatesse, & il me
sembloit qu’en recevant un salaire, je n’avois plus rien
fait qui dut flatter mon cœur. J’acceptai pourtant, mais
il vit bien que c’étoit avec repugnance : ce qu’il me
dit à ce sujet, me rendit ce que mon obéissance me
faisoit perdre. Huit jours après il me fit dire qu’il
avoit à me parler ; je me rendis à ses ordres. Je le
trouvai triste, abbattu. Peut-être que je ne dissimulai
point assez mon étonnement & ma douleur, en le
voyant dans cet état. Vous me trouvez changé, me
dit-il ; un moment peut faire éclore en nous les
sémences de la mort : vous sçaurez un jour ce qui m’est
arrivé, & vous ne trouverez point étrange que la
douleur m’ait abbattu. Au reste, poursuivit-il, je vous
parle ainsi parce que je vous connois des
sentimens & de l’esprit ; d’exactes informations
m’ont appris que vous méritiez toute la confiance d’un
honnête homme. Je ne répondis que peu de mots ; mais la
douleur, qui se tait, exprime bien des choses. Allez
quitter votre habit, me dit-il, & dans l’instant
tâchez de vous en procurer un autre. Voilà le moyen de
pouvoir hater ce changement sans qu’il vous en coûte. Il
me présentoit une bourse : je la pris en tombant à ses
genoux. Vos sentimens sont des ordres pour moi, lui
dis-je ; j’accepte, Monsieur, & je vole à ces
ordres, qui m’honnorent trop. Allez, reprit-il ; vous
servez dans une maison où vous ne devez pas avoir pris
des racines bien fortes ! Annoncez que vous vous
retirez, & venez me rejoindre ici. Je pars ce soir
pour la campagne, vous viendrez avec moi. Je ne perdis
pas un moment, je voyois trop qu’il avoit besoin de mon
zèle ; j’avois eu soin que l’habit que
je faisois succéder au mien sur honnête, me doutant bien
qu’il ne vouloit pas que je servisse d’avantage. Il me
prouva que j’avois bien pensé. Vous n’aurez aucune
qualité chez moi, me dit-il, en me revoyant ; je vous ai
distingué & je suis en état de vous faire du bien.
Mon cœur m’y a porté dès que je vous ai connu ; vous
vous appercevrez que mes sentimens sont encore plus
tendres, que vous ne pouvez même le supposer . . . . .
Je ne consulte que les miens en m’attachant à vous,
répondis-je ; je n’ai jamais connu l’intérêt, & il
ne peut faire ni mon attachement, ni mon bonheur, auprès
de vous. Chaque parole qu’il prononçoit étoit
accompagnée d’un soupir. Je jugeois qu’il étoit accablé
d’un violent chagrin ; j’aurois pu en connoître la
cause, si j’avois voulu interroger les domestiques ;
mais je me faisois un devoir de respecter
son secret, pour ne l’apprendre que de lui-même. Un
moment avent de partir, il ouvrit une cassette ; j’étois
avec lui, il rassembla plusieurs lettres, & je vis
qu’il pleuroit en faisant cette recherche. Je crus
devoir m’éloigner par respect ; il me rappella : Ne me
quittez point, me dit-il, je sens que je puis me trouver
mal, & j’ai besoin de quelqu’un. Je n’osai lui faire
des questions, mais je vis bien que l’amour entroit pour
beaucoup dans cette triste scène. Lorsque nous fûmes
arrivés, il me fit appeller. C’est ici où l’amour me
condamne à finir mes tristes jours, me dit-il ; vous
serez le compagnon d’un homme malheureux, & vous
essuyerez ses larmes. Ce seroit une occupation bien
triste, si vous n’étiez pas né sensible ; mais je sçais
que vous l’êtes, & vous ne m’abandonnerez pas ; il
me faut un honnête homme ; un vrai ami ; je
crois l’avoir trouvé en vous ; je m’imagine d’ailleurs
que je ne vous importunerai pas long-tems. Je me jettai
encore à ses genoux ; je ne pouvois rien dire ; il étoit
dans un état à me consterner, quand même je ne l’aurois
pas aimé ; l’excessive douleur dans un honnête homme est
faite pour attendrir tous les cœurs. J’osai pourtant le
conjurer de m’instruire du sujet de sa peine : il me
montra un portrait en miniature : regardez cette femme,
me dit-il ; elle m’aimoit, & elle est morte. Je
fondis en larmes par un sentiment plus prompt que la
réflexion ; je ne pensai pas que j’allois rendre les
siennes plus abondantes, & peut-être l’aurois-je
pensé en vain . . . . . Voilà la cause de l’état où vous
me voyez, reprit-il ; j’ai tout perdu en perdant cette
femme. Elle étoit l’image des graces, & le modele
des vertus : si je vaux quelque chose, c’est à elle que
je le dois : elle m’apprit à penser, &
ce bienfait renferme tout. Hélas, je l’ai perdue, je ne
la verrai plus, jugez si je dois souhaiter de vivre ! Je
n’employai point les lieux communs de la raison & de
la morale pour lui faire prendre d’autre sentimens.
Comme il m’a toujours paru que c’étoit mal consoler un
malade que de l’entretenir da la nécessité de son mal ;
j’épargnai à mon maître tout ce qui pouvoit contrarier
le desir le plus naturel que je connoisse, qui est celui
de mourir quand on est malheureux. Mais je me fis une
ressource plus sûre que les maximes : je lui parlai de
la grandeur de sa perte, du bonheur dont il avoit joui,
de tout ce qui avoit rapport à sa passion, &
j’esperois qu’un entretien continuel sur cet objet chéri
pourroit lui faire du moins une sorte de consolation.
Mais je me trompois ; le desespoir étoit formé, & il
n’y avoit plus de remede. Je le voyois dépérir chaque
jour, & ce qui me rendoit encore plus
sensible à la fin prochaine, c’étoit que chaque jour il
me combloit de biens, quand je ne songeois pas même à
former des vœux. Il vêcut encore six mois, pendant
lesquels je puis dire qu’il souffrit tout ce qu’on peut
imaginer. Dans les derniers tems il ne voulut voir que
moi, & n’eut jamais que le nom d’Adelaïde à la
bouche. Il mourut dans des convulsions horribles, &
je jugeai que son ame avoit été cruellement tourmentée :
mais sans ces signes trop certains, tout eut suffi
d’ailleurs pour me l’apprendre. En mourant il me fit un
nouveau don, plus considérable que les autres, & ce
bienfait m’eut rendu heureux, si je pouvois l’être après
avoir perdu un maître aussi cher. Il m’avoit défendu de
lui donner ce nom, mais moi je ne me regarderai jamais
que comme son domestique, & c’est en cette qualité,
Monsieur, que j’ai l’honneur de vous ecrire & que je
vous parle de lui. Hélas ! je voudrois qu’il m’en coutât
d’autres sacrifices que ceux de l’amour
propre, pour pouvoir reconnoître ses bienfaits. J’ai
l’honneur d’être, &c.
Metatextualität
Je prends la liberté de vous communiquer
mes sentimens sur quelques vices que j’ai remarqués
dans les hommes. Mon état de domestique ne
m’interdit point l’honneur de m’entretenir avec
vous : en lisant vos Feuilles j’ai senti que vous
êtiez honnête homme, & comme l’honnête homme ne
veut humilier personne, vous m’accorderez
certainement votre attention. Ne soyez point
surpris, Monsieur, de trouver quelque
style dans cette Lettre, & quelques pensées
peut-être ingénieuses ; toutes les conditions ont
des hommes faits pour les honorer.
Fremdportrait
J’étois né pour avoir
moi-même des domestiques, si la probité & les
autres vertus de l’ame étoient des titres que la
fortune voulut reconnoître ; elle m’a traité avec
toute la cruauté qu’elle exerce ordinairement contre
ceux qui méritent ses faveurs, & j’ai été réduit
à servir ; mais ma bassesse ne fut jamais
qu’extérieure, les sentimens de ma condition n’ont
point passé dans mon cœur, & il n’y eut jamais
d’être plus libre que moi, au milieu de l’esclavage.
Cette dégradation apparente sous laquelle je suis
obligé de paroître, a été causée par les cruels
traitemens que je reçus dans la maison paternelle
jusqu’à l’âge de quinze ans. Mon pere étoit né avec
quelque bien & se fatiguoit beaucoup à en
amasser : l’ambition le rendit cruel
parce qu’il étoit ignorant : je n’aimois que les
livres, il avoit de la haine pour eux, & ne pût
me pardonner de vivre en si bonne intelligence avec
ses ennemis. L’aversion se forma, & je ne fus
pas le maître de sacrifier le bonheur de sentir
& de m’instruire, à des biens périssables qu’on
me faisoit haïr, à force de vouloir me les faire
respecter. Mon jeune esprit ne jugeant que par
sentiment ne soupçonnoit point encore d’avenir. Je
fus maltraité, humilié, battu cent fois, & tout
cela ne servit qu’à faire tourner en opiniâtreté ce
qui n’eût été que goût, si l’on ne m’avoit pas
montré des chaînes pour me lier à l’objet vers
lequel on vouloit m’attirer. Vous sçavez, Monsieur,
que l’on nous fait des passions par la tyrannie ?
J’éprouvai alors que rien n’est plus vrai, &
j’ai vû depuis, dans le monde, que rien n’étoit plus
commun. Mon frere profita du malheur de mon
obstination : il s’attacha lâchement à
me rendre odieux à un pere qui ne pouvoit jamais
bien voir, puisqu’il étoit né sans esprit & sans
modération ; & il devint l’unique objet d’une
fortune que la haine pour moi devoit contribuer à
rendre considérable. Elle l’est devenue. Mon frere
jouit aujourd’hui de quinze mille livres de rente ;
mais il m’a fait du mal, & il a enterré son père
avec plaisir ; je suis persuadé que Dieu lui réserve
des remords qui le rendront un jour plus malheureux
que moi. Ainsi je le plains loin de lui porter
envie ; & en supposant qu’il ne puisse pas
sentir les remords bien vivement, il les sentira du
moins assez pour n’être plus heureux, & je ne
vous entre nous que la différence du moment. Pour
moi, je fus convaincu que j’étois abhorré, & je
pris patience aussi long-tems qu’il dépendit de
moi ; mais la patience est un effort affreux contre
le sentiment, quand elle est sans espoir. J’étois
convaincu que mon pere ne changeroit
pas ; & ne voyant enfin chaque jour qu’une
nouvelle ardeur à me tourmenter ; je pris le parti
de m’échapper de la maison paternelle. Vous devinez,
Monsieur, ce que je devins ? Manquant bien-tôt de
pain ; n’ayant pas le tems de choisir le moyen de
m’en procurer. Je me jettai dans le service, pour y
apprendre hélas ! à connoître les hommes.
Ebene 4
Brief/Leserbrief
Mes yeux ne m’ont
point abusé : je vous ai trop reconnu. Si vous
sçavez vous taire, j’aurai soin de votre
entretien, & vous ne manquerez jamais
d’argent.
Ebene 4
Brief/Leserbrief
Je ne me souviens
point que vous ayez été mon frere, & je suis
fâché, pour vous, que vous m’ayez reconnu. Je
méprise l’argent ; mais il est d’autres motifs qui
vous répondroient mieux de mon silence, si vous me
connoissiez.