Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours VII.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.7\007 (1759), S. 169-193, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2438 [aufgerufen am: ].
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Discours VII.
Ebene 2► Metatextualität► Voici un morceau très touchant, & que je crois précieux : il renferme surtout une excellente leçon pour ceux qui, sortis, à peine, d’un état obscur, deviennent insolens & ingrats envers ceux qui eurent la générosité de les en tirer. ◀Metatextualität
Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,
Metatextualität► Je prends la liberté de vous communiquer mes sentimens sur quelques vices que j’ai remarqués dans les hommes. Mon état de domestique ne m’interdit point l’honneur de m’entretenir avec vous : en lisant vos Feuilles j’ai senti que vous êtiez honnête homme, & comme l’honnête homme ne veut humilier personne, vous m’accorderez certainement votre attention.
Ne soyez point surpris, Monsieur, [170] de trouver quelque style dans cette Lettre, & quelques pensées peut-être ingénieuses ; toutes les conditions ont des hommes faits pour les honorer. ◀Metatextualität Fremdportrait► J’étois né pour avoir moi-même des domestiques, si la probité & les autres vertus de l’ame étoient des titres que la fortune voulut reconnoître ; elle m’a traité avec toute la cruauté qu’elle exerce ordinairement contre ceux qui méritent ses faveurs, & j’ai été réduit à servir ; mais ma bassesse ne fut jamais qu’extérieure, les sentimens de ma condition n’ont point passé dans mon cœur, & il n’y eut jamais d’être plus libre que moi, au milieu de l’esclavage.
Cette dégradation apparente sous laquelle je suis obligé de paroître, a été causée par les cruels traitemens que je reçus dans la maison paternelle jusqu’à l’âge de quinze ans. Mon pere étoit né avec quelque bien & se fatiguoit beaucoup à en amasser : l’ambi-[171]tion le rendit cruel parce qu’il étoit ignorant : je n’aimois que les livres, il avoit de la haine pour eux, & ne pût me pardonner de vivre en si bonne intelligence avec ses ennemis. L’aversion se forma, & je ne fus pas le maître de sacrifier le bonheur de sentir & de m’instruire, à des biens périssables qu’on me faisoit haïr, à force de vouloir me les faire respecter. Mon jeune esprit ne jugeant que par sentiment ne soupçonnoit point encore d’avenir. Je fus maltraité, humilié, battu cent fois, & tout cela ne servit qu’à faire tourner en opiniâtreté ce qui n’eût été que goût, si l’on ne m’avoit pas montré des chaînes pour me lier à l’objet vers lequel on vouloit m’attirer. Vous sçavez, Monsieur, que l’on nous fait des passions par la tyrannie ? J’éprouvai alors que rien n’est plus vrai, & j’ai vû depuis, dans le monde, que rien n’étoit plus commun. Mon frere profita du malheur de mon obstination : il s’atta-[172]cha lâchement à me rendre odieux à un pere qui ne pouvoit jamais bien voir, puisqu’il étoit né sans esprit & sans modération ; & il devint l’unique objet d’une fortune que la haine pour moi devoit contribuer à rendre considérable. Elle l’est devenue. Mon frere jouit aujourd’hui de quinze mille livres de rente ; mais il m’a fait du mal, & il a enterré son père avec plaisir ; je suis persuadé que Dieu lui réserve des remords qui le rendront un jour plus malheureux que moi. Ainsi je le plains loin de lui porter envie ; & en supposant qu’il ne puisse pas sentir les remords bien vivement, il les sentira du moins assez pour n’être plus heureux, & je ne vous entre nous que la différence du moment. Pour moi, je fus convaincu que j’étois abhorré, & je pris patience aussi long-tems qu’il dépendit de moi ; mais la patience est un effort affreux contre le sentiment, quand elle est sans espoir. J’étois con-[173]vaincu que mon pere ne changeroit pas ; & ne voyant enfin chaque jour qu’une nouvelle ardeur à me tourmenter ; je pris le parti de m’échapper de la maison paternelle. Vous devinez, Monsieur, ce que je devins ? Manquant bien-tôt de pain ; n’ayant pas le tems de choisir le moyen de m’en procurer. Je me jettai dans le service, pour y apprendre hélas ! à connoître les hommes. ◀Fremdportrait
Qu’ai-je vû dans cet état ! des horreurs, des infâmies, des crimes affreux. Mais avant que d’entrer dans ce détail, je dois commencer par prévenir une question que vous ue <sic> manqueriez pas de me faire. Comment avez-vous eu la constance de rester dans une condition où vous avez dû trouver tant à souffrir, si vous êtes aussi honnête homme que je le suppose ? Parce que j’ai senti que j’en devoir rougir quand j’ai eu l’âge de raison ; & qu’alors je n’ai plus eu le courage de me transplan-[174]ter dans un autre état dont je n’étois plus digne. Je me suis jugé avec une extrême rigueur, & j’ai peut-être fait trop d’honneur aux hommes : mais ce n’est pas eux que j’ai consulté ; c’est moi, mon intérêt, mon repos, & cela me sauve du reproche d’inexpérience. Je suis né timide & sensible ; j’ai senti que l’honneur me condamnoit à l’obscurité ; j’ai prévu que je ne serois pas capable de soutenir le mepris de gens qui ayant deshonoré leur nom beaucoup plus que je n’ai fait le mien, mais par des fautes plus heureuses, cherchent chaque jour à se venger de leurs regrets sur ceux qui sçavent rougir ; & je n’ai songé qu’à mener une vie tranquille, préférant le repos à des biens qui demandent, pour se les procurer, un front que je n’ai point, & jouissant tous les jours du plaisir de les mériter, en me conduisant, par honneur, comme si je m’en croyois tout-à-fait indigne. Vous concevez d’après cet aveu [175] que je n’ai jamais eu l’audace ni la foiblesse de me nommer à personne. Mon frere m’ayant trouvé dans une maison il y a quelques années, crut que tout étoit perdu pour lui, & m’écrivit ce billet avant de se coucher. Ebene 4► Brief/Leserbrief► Mes yeux ne m’ont point abusé : je vous ai trop reconnu. Si vous sçavez vous taire, j’aurai soin de votre entretien, & vous ne manquerez jamais d’argent. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4 Je lui répondis aussi laconiquement. Ebene 4► Brief/Leserbrief► Je ne me souviens point que vous ayez été mon frere, & je suis fâché, pour vous, que vous m’ayez reconnu. Je méprise l’argent ; mais il est d’autres motifs qui vous répondroient mieux de mon silence, si vous me connoissiez. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4
Pour déterminer la bonne opinion que je souhaite que vous preniez de moi, Monsieur, je vous dirai ingénuement que ce billet de mon frere, tout impertinent qu’il étoit, me pénétra jusqu’au fond du cœur. S’il avoit fait la [176] moindre démarche pour me ramener ; me croyant égaré, ou pour me rapprocher de lui, sçachant que sa cruauté m’en avoit éloigné, je m’y serois rendu, & j’aurois volé dans ses bras ; mais quand on a trahi la nature, on finit par ne la plus connoître, ou par la trouver importune : ce fut l’un ou l’autre avec mon frere : il ne me fit rien dire, & je dédaignai de lui rien demander.
Je me hâte de revenir à mon sujet, pour écarter de souvenir horrible. Il est question, Monsieur, de vous apprendre, ce que j’ai vu depuis dix ans, dans les maîtres que j’ai servis, & dans ceux qui se trouvoient en société avec eux. Mon tems fut toujours partagé entre le service & la lecture ; l’une me faisoit supporter l’autre ; je l’adorois plus que jamais : il semble que la Providence bienfaisante ait voulu prouver par mon exemple, qu’une passion qui a causé notre malheur, peut nous en consoler un jour, quand elle n’a pas [177] été criminelle ; & qu’il n’y a que le crime qui soit sans espoir.
La lecture n’alloit point sans la réfléxion ; je faisois quelquefois des notes sur les sotises, où les horreurs dont j’étois témoin ; & cette occupation me fortifioit en m’amusant. Je voyois des hommes plus heureux que moi, mais moins tranquilles, plus menacés ; & tous les jours je me consolois par les fautes des autres. Ces traits que j’écrivois étoient quelquefois si affreux, que j’avois de la peine à les croire, lorsque je venois à les relire ; il n’y a eu que le tems qui m’ait appris que les hommes sont capables de tout ; mes yeux n’y auroient pas suffi, & j’aurois toujours douté de mon témoignage. Je n’éprouvois pas les mêmes doutes, lorsque c’étoient de simples ridicules que je me rappellois sur mon papier : Oh ! pour cela je croyois toujours au contraire n’avoir pas tout écrit, ou avoir écrit foiblement ; la raison en est que les hom-[178]mes sont encore plus ridicules, que leurs actions que le sont le plus, & que les voyant tous les jours au naturel, à cet égard, je devois être plus frappé du tout, que de la partie : au lieu qu’ils se masquent pour faire un crime, qu’ils se composent un extérieur tout contraire à la méchanceté ; & avec cet air là, qu’ils conservent, même en s’applaudissant de ce qu’ils ont fait, il est naturel qu’ils nous inspirent une certaine prévention, qui fait ensuite le doute de la vérité de nos découvertes, & de la justice de nos jugemens.
Vous exigez que je vous dise plus particulierement ce que j’ai vû ! je m’y sens porté pour l’instruction des maîtres qui viendront un jour ; si toutefois ceux qui sont faits pour avoir des valets, sont capables d’avoir des vertus.
J’ai vû des hommes qui ne croyoient guere en Dieu, passer plus de la moitié du jour à l’Eglise pour pouvoir abuser de la confiance, & ajouter, le [179] soir, un écu à leurs trésors usurpés.
J’ai vû des hommes plus criminels, peut-être, mépriser le cri de leur conscience naturellement timorée, & dire toute sorte de blasphêmes, pour éblouir des sots, ou des gens dont le suffrage devroit toujours être abhorré, puisqu’ils ne l’accordent jamais qu’à ce qui est digne de haine ou de mépris.
J’ai vû des femmes qui ruinoient leur mari, pour empêcher qu’on ne crut qu’elles pouvoient être maîtrisées.
J’en ai vû d’autres qui n’auroient eu que des vertus, si dans le monde ou elles vivoient, on en avoit voulu souffrir l’apparence ; & qui dans la crainte du ridicule dont on les menaçoit, trahissoient chaque jour leur caractère, & faisoient des horreurs.
J’ai vû le sentiment immolé à la coquetterie, parce qu’il n’étoit pas du bon ton d’aimer.
J’ai vû les amans abonder, dans une semaine, auprès d’une femme qui n’a-[180]voit jamais pû s’attirer leurs regards. Une sotise avoit fait ce miracle.
J’ai vû de grands hommes très-petits : Ils étoient jaloux de tous les mérites. Ils n’étoient peut-être devenus grands que par une suite de cette jalousie.
J’ai vû des hommes faire payer à tout ce qui les entouroit, la peine qu’ils se donnoient pour usurper l’estime de tout ce qui étoit placé plus loin d’eux.
J’ai vû des sociétés renvoyer à table les domestiques, pour n’être pas intimidées dans leurs orgies, par l’apparence d’un honnête homme.
J’ai vû des femmes devenir hommes, par aversion pour les devoirs de leur sexe, qu’elles n’étoient pas capables de remplir.
J’ai vû de petits hommes très-orgueilleux, saluer attentivement les valets, afin qu’on put les remarquer par quelque chose.
J’ai vû des dévots dogmatiser le crime ; & j’ai vû des gens d’honneur ap-[181]plaudir à ces maximes, dans l’espoir d’obtenir un regard d’un faquin.
J’ai vû des femmes tromper régulierement deux honnêtes gens par jour, & se coucher tous les soirs sans remords.
J’ai vû l’hypocrisie sans esprit, rendre à une femme en un jour, tout ce que dix ans de galanterie lui avoient fait perdre.
J’ai vû des hommes très-méchans, s’étonner de bonne foi qu’on ne pendit pas les calomniateurs.
J’ai vû des hommes vendre leur honneur, & acheter celui des autres.
J’ai vû un Marchand voler dix sols à un honnête homme malheureux, & prêter la moitié de son bien à un fripon.
J’ai vû des gens condamner impitoyablement des fautes, & se permettre indiscretement des crimes.
J’ai vû des hommes refuser les plus petits secours à un ami infortuné, & déployer la prodigalité la plus folle devant un ennemi. [182]
J’en ai vû d’autres emporter tous les meubles d’une maison, & y revenir sans honte.
J’ai vû des coquins fréquenter par estime, des gens très-vertueux, & ne pas rougir à cette école.
J’ai vû les contraires, recevoir des applaudissemens très-sinceres de la même personne.
J’ai vû des Juges ne pouvoir pas entendre sans horreur les cris d’un malheureux, & s’exposer tous les jours à faire des misérables par leur négligence à s’instruire.
J’ai vû, enfin, mille choses que je ne sçaurois croire, si on me les disoit, & que je ne sçaurois bien dire après les avoir vûës.
Mais, Monsieur, je vous ai entretenu d’objets bien horribles ! La scène va changer, & vous allez reconnoître une Providence attentive à dédommager chaque honnête homme en particulier, de la peine qu’il a à supporter [183] la vie, tant qu’il ne voit que des crimes & des malheurs.
J’avois servi successivement dans plusieurs maisons, & je me sentois non pas au bout de mes épreuves, mais au bout, pour ainsi dire, de ma curiosité. Je supposois des choses encore plus affreuses que je n’en avois vû, & je n’étois pas tenté d’y porter mes regards : il est un point d’expérience où les vices ne peuvent plus nous inspirer que de l’indifférence ou de l’horreur. C’étoit ce dernier sentiment que j’éprouvois : mon ame avoit besoin de rencontrer un honnête homme. Je le trouvai : le Ciel l’avoit fait naître pour moi : quel maître, quel homme ! Hélas, il n’existe plus que dans mon cœur ; mais il m’est toujours présent ; toujours je le vois, toujours je l’entends, toujours j’embrasse ses genoux sacrés . . . . . . . Des hommes criminels trompent le tems qui les poursuit, & vivent un siécle, un Sage, un Héros est mort à [184] cinquante ans ; faut-il que mes yeux ayent été témoins de cette affreuse disposition du sort.
Ce fut à la campagne que je le vis pour la premiere fois : l’amour de ses domestiques m’avoit annoncé ses vertus ; & quand je le vis de plus près, il me sembla que depuis longtems je les avois éprouvées moi-même : il étoit dans cette maison pour y faire quelque séjour ; son valet-de-chambre tomba malade, & il se vit privé des secours nécessaires pour la toilette. Je lui offris les miens, & il les accepta. Je m’étois toujours attaché à bien apprendre le service, & je puis dire qu’aucun domestique ne m’égaloit à cet égard. Il daigna remarquer mon adresse, & m’en fit des complimens. Ce n’est pas qu’il fut sensible au frivole avantage d’une boucle bien arrondie ; je crois qu’il n’avoit jamais estimé dans les choses que leur utilité réelle ; mais il sçavoit que tous les états ont leurs [185] talens, & tous les talens leur perfection ; & il applaudissoit à la peine que je m’étois donnée pour acquérir cette perfection.
La maladie du valet-de-chambre fut plus sérieuse qu’on n’avoit cru ; il resta au lit pendant quinze jours, & pendant tout ce tems je tins sa place auprès du plus aimable des maîtres. Le Ciel qui préparoit mon bonheur, permit qu’en deux ou trois occasions il put connoître que j’avois des sentimens : j’ai bien éprouvé qu’il les adoroit. Il me parla plusieurs fois avec une bonté singuliere ; mais cette bonté néanmoins n’étoit qu’estime. Je n’y voyois nulle foiblesse ; il ne me faisoit nulle confidence, nul discours qui pût me faire penser que l’amour de la nouveauté, (ce qu’on appelle l’engouement) l’attrait de l’indiscrétion, ou le bavardage avoient quelque empire sur son esprit.
Lorsqu’il partit il me récompensa [186] très-généreusement ; & moi j’aurois voulu lui rendre de Louis qu’il me donnoit. Mon attachement pour lui étoit déja tout plein de délicatesse, & il me sembloit qu’en recevant un salaire, je n’avois plus rien fait qui dut flatter mon cœur. J’acceptai pourtant, mais il vit bien que c’étoit avec repugnance : ce qu’il me dit à ce sujet, me rendit ce que mon obéissance me faisoit perdre.
Huit jours après il me fit dire qu’il avoit à me parler ; je me rendis à ses ordres. Je le trouvai triste, abbattu. Peut-être que je ne dissimulai point assez mon étonnement & ma douleur, en le voyant dans cet état. Vous me trouvez changé, me dit-il ; un moment peut faire éclore en nous les sémences de la mort : vous sçaurez un jour ce qui m’est arrivé, & vous ne trouverez point étrange que la douleur m’ait abbattu. Au reste, poursuivit-il, je vous parle ainsi parce que je vous [187] connois des sentimens & de l’esprit ; d’exactes informations m’ont appris que vous méritiez toute la confiance d’un honnête homme.
Je ne répondis que peu de mots ; mais la douleur, qui se tait, exprime bien des choses. Allez quitter votre habit, me dit-il, & dans l’instant tâchez de vous en procurer un autre. Voilà le moyen de pouvoir hater ce changement sans qu’il vous en coûte.
Il me présentoit une bourse : je la pris en tombant à ses genoux. Vos sentimens sont des ordres pour moi, lui dis-je ; j’accepte, Monsieur, & je vole à ces ordres, qui m’honnorent trop. Allez, reprit-il ; vous servez dans une maison où vous ne devez pas avoir pris des racines bien fortes ! Annoncez que vous vous retirez, & venez me rejoindre ici. Je pars ce soir pour la campagne, vous viendrez avec moi.
Je ne perdis pas un moment, je voyois trop qu’il avoit besoin de mon [188] zèle ; j’avois eu soin que l’habit que je faisois succéder au mien sur honnête, me doutant bien qu’il ne vouloit pas que je servisse d’avantage. Il me prouva que j’avois bien pensé. Vous n’aurez aucune qualité chez moi, me dit-il, en me revoyant ; je vous ai distingué & je suis en état de vous faire du bien. Mon cœur m’y a porté dès que je vous ai connu ; vous vous appercevrez que mes sentimens sont encore plus tendres, que vous ne pouvez même le supposer . . . . . Je ne consulte que les miens en m’attachant à vous, répondis-je ; je n’ai jamais connu l’intérêt, & il ne peut faire ni mon attachement, ni mon bonheur, auprès de vous.
Chaque parole qu’il prononçoit étoit accompagnée d’un soupir. Je jugeois qu’il étoit accablé d’un violent chagrin ; j’aurois pu en connoître la cause, si j’avois voulu interroger les domestiques ; mais je me faisois un devoir [189] de respecter son secret, pour ne l’apprendre que de lui-même.
Un moment avent de partir, il ouvrit une cassette ; j’étois avec lui, il rassembla plusieurs lettres, & je vis qu’il pleuroit en faisant cette recherche. Je crus devoir m’éloigner par respect ; il me rappella : Ne me quittez point, me dit-il, je sens que je puis me trouver mal, & j’ai besoin de quelqu’un. Je n’osai lui faire des questions, mais je vis bien que l’amour entroit pour beaucoup dans cette triste scène.
Lorsque nous fûmes arrivés, il me fit appeller. C’est ici où l’amour me condamne à finir mes tristes jours, me dit-il ; vous serez le compagnon d’un homme malheureux, & vous essuyerez ses larmes. Ce seroit une occupation bien triste, si vous n’étiez pas né sensible ; mais je sçais que vous l’êtes, & vous ne m’abandonnerez pas ; il me faut un honnête homme ; un [190] vrai ami ; je crois l’avoir trouvé en vous ; je m’imagine d’ailleurs que je ne vous importunerai pas long-tems.
Je me jettai encore à ses genoux ; je ne pouvois rien dire ; il étoit dans un état à me consterner, quand même je ne l’aurois pas aimé ; l’excessive douleur dans un honnête homme est faite pour attendrir tous les cœurs. J’osai pourtant le conjurer de m’instruire du sujet de sa peine : il me montra un portrait en miniature : regardez cette femme, me dit-il ; elle m’aimoit, & elle est morte.
Je fondis en larmes par un sentiment plus prompt que la réflexion ; je ne pensai pas que j’allois rendre les siennes plus abondantes, & peut-être l’aurois-je pensé en vain . . . . . Voilà la cause de l’état où vous me voyez, reprit-il ; j’ai tout perdu en perdant cette femme. Elle étoit l’image des graces, & le modele des vertus : si je vaux quelque chose, c’est à elle que je le [191] dois : elle m’apprit à penser, & ce bienfait renferme tout. Hélas, je l’ai perdue, je ne la verrai plus, jugez si je dois souhaiter de vivre !
Je n’employai point les lieux communs de la raison & de la morale pour lui faire prendre d’autre sentimens. Comme il m’a toujours paru que c’étoit mal consoler un malade que de l’entretenir da la nécessité de son mal ; j’épargnai à mon maître tout ce qui pouvoit contrarier le desir le plus naturel que je connoisse, qui est celui de mourir quand on est malheureux. Mais je me fis une ressource plus sûre que les maximes : je lui parlai de la grandeur de sa perte, du bonheur dont il avoit joui, de tout ce qui avoit rapport à sa passion, & j’esperois qu’un entretien continuel sur cet objet chéri pourroit lui faire du moins une sorte de consolation. Mais je me trompois ; le desespoir étoit formé, & il n’y avoit plus de remede. Je le voyois dépérir chaque jour, & ce qui [192] me rendoit encore plus sensible à la fin prochaine, c’étoit que chaque jour il me combloit de biens, quand je ne songeois pas même à former des vœux. Il vêcut encore six mois, pendant lesquels je puis dire qu’il souffrit tout ce qu’on peut imaginer. Dans les derniers tems il ne voulut voir que moi, & n’eut jamais que le nom d’Adelaïde à la bouche. Il mourut dans des convulsions horribles, & je jugeai que son ame avoit été cruellement tourmentée : mais sans ces signes trop certains, tout eut suffi d’ailleurs pour me l’apprendre. En mourant il me fit un nouveau don, plus considérable que les autres, & ce bienfait m’eut rendu heureux, si je pouvois l’être après avoir perdu un maître aussi cher. Il m’avoit défendu de lui donner ce nom, mais moi je ne me regarderai jamais que comme son domestique, & c’est en cette qualité, Monsieur, que j’ai l’honneur de vous ecrire & que je vous parle de lui. Hélas ! je voudrois qu’il m’en coutât [193] d’autres sacrifices que ceux de l’amour propre, pour pouvoir reconnoître ses bienfaits.
J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1