Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours VI.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.7\006 (1759), S. 145-168, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2437 [aufgerufen am: ].
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Discours VI.
Zitat/Motto► . . . . . . . Dicenda, tacendaque calles.
Sçavez-vous ce qu’il faut dire, & ce qu’il faut taire ◀Zitat/Motto
Ebene 2► Metatextualität► Je m’étois proposé de mettre au rebut toute Lettre que je pourrois recevoir à l’avenir, dont le but se borneroit à la critique de mon Ouvrage. Mais mes Amis ne pensent pas comme moi à cet égard, & veulent que j’excepte du moins, cette critique ingenue & honnête qui ne part que de bonne intention. Je l’ai lûe avec attention, & relûe avec reconnoissance. C’est le sentiment qu’on doit au zèle ; & l’amour propre, heureusement, me laisse plus qu’à personne la liberté de payer ces sortes de dettes. Je réponds à cette Lettre avec les mêmes égard dont elle est le modèle ; & à l’exemple de celui qui l’a écrite, je proteste contre l’opi-[146]nion que pourra donner de moi le ton de vivacité & la sorte d’énergie qui regnent dans ma réponse. Je n’ai ambitionné la victoire que parce que je me la dois à moi-même, dans un combat où il est question de faire juger mes intentions & mon zèle pour le public. ◀Metatextualität
Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,
Le titre sous lequel vous vous annoncez au public, autorise toute personne amie de la vérité, à vous faire ressouvenir des engagemens que vous avez pris, pour peu qu’elle s’apperçoive que vous vous en écartez. C’est-là en raccourci l’objet de ma Lettre.
Les Papiers Publics avoient annoncé votre nouvel Ouvrage, & vos premieres Feuilles étoient déja répandues en Province, sans que ma curiosité en fut excitée ; je me persuadois faussement que ce Recueil n’auroit d’autre destinée que [147] de grossir la masse énorme des Ouvrages d’Agrémens & de Frivolité, qui accablent notre siécle, & dont tout le mérite ne tient qu’à un fil de fantaisie. Cette erreur fut bientôt dissipée par la lecture fortuite que je fis de la premiere Partie de votre Nouveau Spectateur. Le début m’affecta ; & le plan qu’il annonce a réellement droit d’intéresser. On y trouve ce fonds de bonne intention, ce ton de probité qui persuade : on y découvre un homme qui forme le généraux projet de faire servir l’heureux génie dont le Ciel le doua, au bonheur, & l’avantage de la Société, & qui s’empresse de devenir efficacement l’ami, le guide, & le tendre consolateur des hommes. Je ne puis exprimer, Monsieur, la douce émotion que j’éprouvai en lisant les premieres pages, & le mouvement tendre & simpatique dont mon cœur honora l’Auteur d’un si noble dessein. Dans ces tems déplorables, m’écrirai-je, saisis [148] d’admiration, où le génie se prostitue à des objets pernicieux, ou tout au moins futiles ; le vice a donc un ennemi hautement déclaré ! la vertu, la vérité, vont rentrer dans les droits que l’orgueil, les opinions erronnées, & l’absurde philosophie du jour, avoient insolemment usurpés sur elles ; oui sans doute : le libertinage, le déréglement des mœurs, auront tout à redouter du Censeur infatigable qui les épie, & les poursuit ; son pinçeau sublime & redoutable sçaura les terrasser, & anéantir jusqu’aux moindres ressources que pourront leur suggérer l’adresse & la mauvaise foi . . . . .
Tels furent bien sincérement, Monsieur, les sentimens & les pensées qu’excita en moi ce commencement de lecture. Admirateur presqu’enthousiaste de ce que je venois de vois, je cherche dans la suite de l’Ouvrage cette morale structueuse, ces leçons de sagesse que vous promettez, & que j’étois en [149] droit d’attende. Mais, soins inutiles ! Affligeante surprise ! Le petit bout d’oreille perce ; la vocation de l’Auteur devient suspecte ; on s’apperçois qu’il n’affectionne pas tellement le solide, qui sembloit devoir être son objet, qu’il ne se livre assez volontiers au brillant du jargon, à ce coloris artificieux, devenu si à la mode. Ce génie mâle s’éfféminant par dégrés, abandonne la carriere laborieuse & honorable où il étoit d’abord entré, & tombe par une propension qu’on ne peut s’empêcher de croire naturelle, dans le pays perdu de l’agrément, & dans les riantes campagnes d’Idalie <sic> ; il rappelle autour de lui l’élégant badinage, la légere frivolité, que son grave maintien avoient d’abord éloignés ; ils s’emparent de sa plume nerveuse, & l’arrachent à sa premiere destination.
C’est-là, si je ne me trompe, votre position ; vous-même jugerez dans le froid de la réflexion si je l’ai exagéré. [150] Eloigné par goût, & par tempéramment de l’esprit caustique & jaloux, qui désole le Monde Littéraire, je ne demande compte qu’à mon cœur, du beau ou du défectueux d’un Ouvrage ; & ce n’est que mon cœur qui vous juge ici. Que sont en effet les Piéces Romanesques du véritable amour, l’Histoire de Madame de Bironnet, celle de Julie, celle de Madame de Terminville, la petite Maison du Marquis de Trémicour, & tels autres morceaux semblables ? De quelle utilité peuvent-ils être aux mœurs & à la morale ? Puissent-elles n’en point gémir au contraire. Mais glissant là-dessus, je coirs qu’on ne remarque autre chose dans ces morceaux qu’un stile aisé, une touche fine & délicate, une facilité, une noblesse d’expression, qui vont jusqu’à surprendre, mais enfin ce n’est que cela ; &toutes ces choses prouvent contre vus, & doublent votre tort. L’art de persuader, que vous possédez [151] si supérieurement, ne devoit-il donc aboutir qu’à nous rendre compte des diverses intrigues des coquettes ; de la fausseté de quelques prudes : de l’élégance d’une petite Maison, & des propos oiseux qui s’y tiennent ? Le loisir précieux que vous sacrifiez à ces minuties, n’est-il pas un larcin manifeste que vous faites à la Société ? Tout partisan de la vertu & de la raison n’est il pas en droit de le revendiquer, de vous rappeller à vous-même, à vos engagemens ? vous les avez toujours sur votre table lorsque vous écrivez, (dites-vous dans cette Lettre admirable, où j’aime à vous retrouver) comment avez-vous donc pu les enfreindre aussi singulierement ? Je vous rends assurement la justice qu’on ne peut vous refuser : on ne voit point dans votre Livre le vice triomphant, ni le libertinage applaudi ; ils n’y sont pas même tolierés, mais c’est de l’inaction où vous restez quelquefois à leur égard que [152] j’entends me plaindre, & de la préférence que vous semblez accorder à l’agréable sur l’utile. Ecrivons pour les hommes, avez-vous dit en débutant ; c’est aussi là ce qu’il falloit faire, & ce que vous n’avez pas toujours fait. Vous êtes lié d’obligation étroite envers le public de corriger & d’instruire. La dette, je l’avoue, est immense à acquitter. Mais ce public n’est pas un créancier impitoyable, on l’appaise facilement en lui donnant des signes de bonne volonté : il vous connoît un fonds suffisant de facultés capables de le rassurer contre ces circonstances critiques qui semblent ménacer d’une insolvabilité absolue ; il n’a pas oublié vos beaux endroits : il a lû avec transport, avec délices, divers morceaux, les uns touchans, les autres sublimes, mais tous se rapportant à un même principe d’humanité & de philosophie. Il a vû votre zèle s’occuper dignement à consoler un jeune objet livré aux [153] remords de sa crédulité & de son imprudence ; votre empressement & cette louable adresse à inviter le coupable à céder aux mouvements de la probité & du devoir : cette réticence énergique, qui livrant la perfidie à l’horreur & à l’indignation des honnêtes gens, prouve cette retenue admirable, cette noblesse d’ame, qui craint de se ravaler par les injures, même lorsqu’elles sont justement méritées ; il se souvient de ces endroits où vous faites parler le tendre ami sous le nom de père ; de ceux où vous élevant contre quelques personnes indignes de ce dernier titre, par leur inflexible dureté envers leurs enfans, vous établissez avec autant de force que d’évidence les devoirs respectifs des uns & des autres : de cette scène ingénieuse qui tend à établir que nos passions, même l’amour, la plus impérieuse de toutes, ne doivent jamais étouffer les sentimens de l’honneur & la voix intérieure de la conscience. De [154] ce tableau admirable & si bien nuancé, qui représente l’adversité comme un bien effectif, par les merveilleux effets qu’elle est en droit d’opérer sur nos cœurs, sur nos affections, sur notre conduite ; qui nous arme elle-même contre elle-même, & nous prémunit puissamment contre les maux à venir : enfin de plusieurs beautés, de détail & de situation, qui frappent en divers endroits de votre Livre, lorsque pour être homme, vous cessez d’être bel-esprit.
Vous avez pu remarquer, Monsieur, par tout ce que je viens de dire, que je ne suis, à certains égards, que l’écho du Curé de campagne, dont la Lettre se trouve insérée dans vos Feuilles, & que je vous fais à peu près les mêmes reproches qu’il vous adresse sous une enveloppe ingénieuse & délicate ; j’ai quelque regret, à vous parler franchement, de la façon cavaliere & détachée, avec laquelle il semble que vous [155] recevez les avis indirects de cet honnête Ecclésiastique. Lorsque l’on peut raisonnablement présumer de la bonne intention dans celui qui critique, il est du devoir de celui que l’on attaque, de discuter les objections que l’on forme contre lui : à la bonne heure, qu’il punisse de son silence, & de tout son mépris, ces critiques aveugles & passionées, dictées par l’ignorance ou par une basse jalousie ; mais, encore une fois, rien ne le dispense de faire quelque cas de celles où il entrevoit des vûes équitables, & qui tiennent un milieu entre le rigorisme & l’adulation.
Votre prudence n’a point été en défaut, vis-à-vis de l’Ecrivain anonime dont la Lettre se trouve vers la fin du douziéme Cahier de votre Ouvrage ; le tacet est là très-à-propos : quel Critique, en effet, que celui qui assure, qu’il n’y a rien de bon dans vos Feuilles ! qui déclare, qu’il n’y a ni agrément, ni utilité ! qui proteste, que vous ne sçau-[156]riez lui plaire ! qui, vous faisant un crime d’avoir rapporté la Lettre du Curé de campagne, a la mauvaise foi de ne voir dans ce procédé, qu’une faillie d’amour propre & d’ostentation ! Ces reproches, dont l’oubli doit être l’unique châtiment, seroient sans doute trop honorés du plus léger mouvement de dépit. Tout Lecteur sensé & impartiel, concourra à vous en venger. En mon particulier, Monsieur, je proteste contre toute expression qui pourroit vous déplaire & blesser les égards que vous méritez ; j’ai écrit ma Lettre dans un esprit qui ne peut vous offenser, & qui vous plairoit peut-être si j’étois connu de vous.
J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Réponse.
lI ne faut pas qu’un Lecteur sérieux & sévere, me fasse un mérite du ton élevé que j’ai pris dans me premiers Cahiers. Les matieres le demandoient, [157] mon goût n’y fit rien. Si mes premieres vûes s’étoient portées sur de simples ridicules, j’aurois été beaucoup moins grave, & n’aurois pas moins mérité les louanges que me donne l’Anonime, puisque j’aurois dit les choses du ton dont elles devoient être dites. Ce sont ces matieres qu’il faut examiner ; c’est sur le choix que j’en ai fait qu’il faut me juger. L’Aristarque qui m’écrit, voudroit que j’eusse constamment préféré celles qui appartiennent précisément à la morale & à la philosophie ? Je réponds premierement, que c’est comme s’il me disoit : Vous deviez faire un Livre dont le sérieux eût rebuté tous les gens du monde. Cependant ce sont ces gens du monde, ces prophanes, que j’ai voulu corriger ; je m’y suis engagé solemnellement ; & de plus, il n’y a qu’eux qu’on puisse corriger ; & je ne conçois pas, comment un homme d’esprit a pu se dissimuler tout à la fois, & la sagesse de mon objet, [158] & la nécessité de mes moyens. Je répete, que c’est pour les gens du monde que j’ai écrit ; j’ajoute, que je n’ai dû écrire que pour eux ; car les philosophes, les sçavans, les zoïles, les solitaires, nous ont convaincu, qu’il n’y auroit que de l’audace à vouloir leur apprendre à se connoître & à réfléchir : ils sçavent tout, & méprisent tout ce que nous sçavons. Dès-lors, voulant instruire, voulant plaire, voulant réussir dans une mission que est folle, si le succès ne la couronne, j’ai été obligé d’écrire pour ces esprits à qui les occupations & les passions n’ont pas laissé le tems de tout apprendre & de tout penser. Je leur ai mis alternativement devant les yeux leurs devoirs, leurs fautes, leurs ridicules, leurs danger. Je me suis attaché sur-tout aux choses que l’esprit humain ignore plus naturellement, & dont il ne pourroit jamais avoir que les premieres idées s’il n’étoit aidé dans ses spéculations, fut-[159]il né d’ailleurs avec la plus prodigieuse faculté de réfléchir, de combiner & de comparer. Quelles sont les connoissances essentielles que doivent avoir les gens du monde ? Celle des hommes, celle du vrai, celle du beau dans tous les genres. Voilà les objets que je les ai invités à considérer avec moi. Qu’on m’en cite un seul, dans tous mes Cahiers, qui sorte de la régle que je me suis prescrite, & je conviendrai que je mérite les reproches rigoureux que me fait l’Anonyme ; mais ne croyant pas les mériter, étant bien convaincu que je ne les mérite point ; j’ose lui dire à lui-même, qu’avant que de prononcer un arrêt, il faut s’assurer qu’il est juste ; & que le zèle dans tous les cas peut être dangereux & expose aux regrets, plus cruels que les reproches. Je rends justice aux vûes d’un Critique sincère ; mais cette justice ne répare rien ; le mal subsiste malgré mon indulgence : pendant que j’excuse [160] un zèle dangereux, l’ignorant, l’esprit mal intentionné profitent de cette circonstance pour me nuire dans les esprits foibles : ces mêmes choses que l’on écrit, on les a dites à trente personnes avant que de les écrire ; & elles ont produit un mauvais effet, avant que l’accusé ait pû les détruire par de bonnes raisons. Ainsi tout homme qui juge légerement fait mal, & s’expose à faire un grand mal. L’Aristarque qui m’arrache cette réflexion, la prendra peut-être pour une simple récrimination, & ne sera pas persuadé ! Il faut le convaincre, il faut lui rendre un service dont sa droiture le rend digne. Il me fait un crime d’avoir promené mes idées dans le pays perdu de l’agrément & dans les riantes campagnes d’Idalie <sic>! Il y a ici abus de termes, tout au moins : j’ai quelquefois écrit agréablement des choses nécessaires, & qui auroient paru trop sérieuses ou inutiles si ma plume, en les traçant, [161] les avoit écrites telles qu’elles lui étoient originairement transmises par la raison. Je n’ai jamais préféré le ton agréable au ton sérieux quand les matieres me prescrivoient un ton positif. Quand j’ai parlé du devoir des peres envers les enfans, des avantages de l’adversité, des crimes des hommes ; j’ai écrit en homme touché, en homme révolté ; & je n’ai laissé à désirer à personne cette gravité, cette décence que de pareils sujets exigent si naturellement ; mais j’ai pu répandre des teintes plus ou moins agréables dans ces tableaux dont le fond & les couleurs principales étoient arbitraires. Le Public souhaite autant l’amusement que l’instruction ; il veut du brillant & de la faillie ; j’ai dû m’égayer & me parer des charmes d’une diction brillante & artificielle, toutes les fois que l’occasion le requeroit. Le choix des sujets même n’a pas dépendu de moi plus que le choix des couleurs : j’ai toujours [162] évité d’être frivole ; mais je l’aurois été, que je me croiois encore très-irrépréhensible : j’aurois du moins à répondre, vous pensez d’une façon, votre voisin pense d’un autre ; & mon livre est pour votre voisin, comme pour vous. Pendant que vous me critiques, il m’applaudit, & demain je serai obligé de vous condamner tous deux ; vous, pour avoir trop critiqué, lui, pour avoir trop applaudi : mais il n’en sera pas de même des anathêmes que vous lancez contre les Histoires que vous appellez romanesques, & des louanges qu’il leur donne ; je ne condamnerai que vous, parce qu’il aura bien fait de les trouver utiles. Il a deviné mon objet, & il applaudit à un dessein sensé, que le goût & le caractère de l’homme du monde rendoient d’une exécution indispensable dans un livre où je me propose autant d’offrir un flambeau à l’inexpérience, que des leçons aux vices. Il n’y a pas dans tout [163] mon livre trois Histoires précisément romanesques ; les autres sont toutes vrayes. J’ai voulu puiser dans la vérité même, dans les aventures de tous les jours, des leçons qui pussent se graver dans le cœur par le secours de l’exemple & de l’intérêt. Mais vous croyez ces leçons trop répétées & superflues ? Vous avez tort, & je suis tenté de croire que vous ne vivez point dans le monde, Oui, Monsieur, il est vraisemblable que vous n’avez jamais jugé les femmes que de loin ; où l’on ne vous offensera pas du moins à penser que la froideur de votre sang en a fait pour vous des êtres sans danger quand vous les avez vûes de près. Mais croyez que les hommes froids & indifférens sont très-rares : l’art des femmes, leurs attraits touchans n’en laisseroient subsister aucun, s’il étoit possible ; & elles joignent la détermination la plus forte, aux moyens les plus sûrs : il faut donc que la passion pour les femmes soit [164] universelle & invincible ! Faites-vous à présent un tableau de la situation des hommes. Sensibles naturellement & subjugués tous les jours ; il faut que si les femmes exigent d’eux des sotises, des excès, des crimes même, ils soient presque incapables de résister à leur volonté impérieuse ! Or écoutez ces souveraines prononcer leurs arrêts terribles sur leur trône éblouissant. Nous avons toutes les passions, & la raison nous paroîtroit Révolte dans nos sujets. Leurs regards, leurs sentimens, leurs moindres faveurs sont accordés à des conditions que ont force de loi. Docilité & ardeur ; voilà la loi qu’elles imposent ; émulation & frénésie ; voilà le mérite qu’elles distinguent. Je vous demande à présent, Monsieur, si les hommes portés par la nature à souhaiter ces faveurs immémorialement adorées, & n’y trouvant pas de plus grand obstacle que leur raison, sont bien capables de respecter les arrêts de [165] cette même raison ! Il faut convenir de ce qui est, & l’on jugera aisément de ce qui doit être. Je vous ai peint les femmes : vous m’objecterez que toutes ne sont pas formées sur le même modele, j’en conviens ; je vous préviens même que j’en suis convaincu, & à Dieu ne plaise que je veuille ici répéter les accens affreux que la calomnie fait rétenir partout aujourd’hui ; mais malheur aux moralistes s’ils se dissimuloient que la faine partie est la plus aisée à compter ; ils se prépareroient des remords, car les remords sont reservés á l’erreur comme à l’imposture, pour ceux qui ont annoncé aux hommes qu’ils alloient les éclairer & les conduire. Je sais donc avec vous une distinction, & je confesse que ma critique & les rayons de lumiere que j’ai répandus sur le caractère des femmes, occuperoient trop de place dans mon Livre, si le nombre de celles dont le nom retenti dans les Tribunaux de la [166] Morale, n’étoit pas infiniment supérieur au nombre de celles dont les vertus doivent être récompensées dans le Temple de la Justice. Mais confessez à votre tour que si ces nombres ne sont pas égaux, il y a un danger éminent, pour les hommes, à ignorer qu’ils ne le font point ; à n’être pas instruits du malheur de leur condition, de la violence de leurs désirs, & de la nécessité de leur résistance. Sans cette instruction, qui est bien plus dans des tableaux que dans des raisonnemens, ils sçauront qu’il faut résister aux femmes dangereuses, & ils ne sçauront pas quelles sont celles qui méritent ce nom ; un aimable artifice les aura trompés cent fois, avant qu’ils ayent pu juger qu’ils ont été duppes de l’imposture. Pourquoi un Sçavant est-il plus aisement le jouer des femmes, que l’Homme du Monde ? C’est que l’un ne les a jamais vûes de loin, & que l’autre les a toujours vûes de [167] près. Lire des Livres où on les a représentées comme on a voulu ; ou examiner leur conduite, qui les représente fidellement, sont deux choses bien différentes ; & forment précisement cette différence de lumieres, qui fait la sûreté de quelques hommes, & le desespoir de tant d’autres. J’ai donc agi sensément & utilement en multipliant dans mon Livre les aventures & les portraits de tous les genres.
Je me flatte, Monsieur, que vous vous rendez à ces raison, qui sont en vérité aussi sincères que bonnes ; si vous ne pouviez pas vous resoudre à leur faire l’honneur qu’elles méritent, je serois obligé de vous renvoyer à dix jeunes gens, qui se vantent de connoître déjà beaucoup mieux les femmes qu’ils ne les connoissoient avant que mon Livre eut paru, & qui le prouvent par une conduite déja beaucoup plus sage, &c. &c. &c.
Au surplus, cette Lettre m’a été [168] écrite il y a six mois ; je voulois y répondre plus particulierement, mais je m’imagine que mon Ouvrage s’est perfectionné depuis ce tems, & qu’en faisant mieux j’y ai assez répondu. L’Auteur, quoique homme d’esprit, est peut-être encore jeune ; il connoîtra un jour l’utilité de ces morceaux qu’il veut regarder comme frivoles : trop de femmes lui apprendront peut-être que toute leçon qui peut aider à faire un bon choix, est un Traité de Morale. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1