Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours V.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.7\005 (1759), S. 137-144, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2436 [aufgerufen am: ].
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Discours V.
Ebene 2► Ebene 3► Zitat/Motto► « A quoi se réduit cette vie, qu‘à un cercle continuel de petites actions animales ! Nous nous couchons, & nous nous levons ; nous nous habillons, & deshabillons ; nous mangeons, & la faim nous reprend ; nous travaillons, ou nous jouons ; nous [138] nous lassons, & nous nous remettons au lit, & alors le cercle revient tout de nouveau. Nous employons le jour à des bagatelles ; & lorsque la nuit vient, nous nous jettons entre les bras du sommeil, qui est accompagné de rêves, de pensées interompues, & d’imaginations extravagantes : notre raison s’endort avec nous, & durant cet intervalle <sic.>, nous sommes d’aussi franches bêtes brutes, que celles qui couchent dans les étables, ou à la campagne. L’homme n’est-il pas capable de quelque chose de plus relevé ! Son ambition & ses espérances ne devroient-elles pas monter plus haut ! Pensons à un autre monde : c’est du moins une belle & noble aventure, puisqu’il n’y a rien dans celui-ci qui soit digne de nous occuper : si l’événement ne répondit pas à notre attente, nous ne serions pas plus mal que les autres ; mais si nous avons rencontré juste, nous sommes [139] heureux pour toute l’éternité » ◀Zitat/Motto Th. Burnet, dans sa Théorie de la terre. ◀Ebene 3
Ces judicieuses réflexions seroient publiées tous les jours à son de trompe, dans tous les idiômes du monde, qu’on ne pourroit pas dire qu’elles fussent trop répétées. Il est bien certain que nous nous occupons trop de l’instant, trop de nous, trop des plus petites choses, trop de tout. Par cette ambition, que le premier soufle de vie developpa dans le premier homme, les intérêts sont devenus immenses, & les malheurs infinis, ainsi que les vices : l’homme cependant, sujet à toutes les maladies, à tous les revers, devroit regarder avec plus d’indifférence tout ce qui n’est pas précisément le vrai, & le nécessaire : l’utile même, ce qui n’est qu’utile, ne mérite qu’à peine une certaine attention. Je vois des hommes si absolument livrés à cet intérêt dont je parle ; ils sont si peu à eux, pour en être trop occupés, qu’on diroit que les affaires de [140] l’univers sont toutes dans leur tête, & entierement soumises à leur direction, ou dépendantes de leurs idées. Cependant nous sommes dans une loge de boue, où nous n’avons qu’un très-petit séjour à faire. Quel orgueil, si nous nous croyons si nécessaires aux autres ! quelle dureté, si nous ne travaillons que pour nous ! quelle folie enfin, quel aveuglement, quelle turpitude, si nous immolons l’instant d’être, à des intérêts dons les autres, ni nous, ne jouiront peut-être jamais, ou ne jouiront du moins qu’un moment dans la plus longue vie, par l’effet inévitable de la propriété des biens, qui rend leur jouissance insipide, ou de la progression des vûes, qui rend nos désirs éternellement inconstans.
Cette avidité d’objets, dirai-je cette intempérance de cœur, nous plonge, tôt ou tard, dans une indifférence profonde, si nos projets ont eu leur effet ; ou dans une mélancolie affreuse, si la for-[141]tune s’est plu à nous faire éprouver le sort de l’écrevisse1 . Nous finissons par ne plus rien sentir, ou par ne plus rien supporter : nous n’aimons plus rien, nous sommes jaloux de tout ; la fortune des autres nous est odieuse, ou leur ambition nous paroît bien misérable ; nous les rendons inconstans ou paresseux, par nos réflexions trop philophiques <sic.>, par ces regrets que nous arrachent l’insipidité des biens que nous avons acquis avec tant de peine, & le souvenir de tout le tems que nous avons employé à les acquerir. Dans cet état, nous pouvons dire que nous sommes malades, & nous le sommes réellement : nous portons par tout l’ennui ou le chagrin ; nous en sommes dévorés ; les autres s’en apperçoivent & s’en plaignent, au lieu de nous plaindre : nous ne trouvons de la pitié nulle part ; on nous fait sentir que nous incommodons ; & si l’on ne nous chasse pas, c’est qu’il [142] régne dans le monde une fausseté qui ne permet pas de dire tout haut sa pensée. J’ai connu une femme, qui, dès l’instant qu’elle voyoit chez elle un homme triste ou de mauvaise humeur, ordonnoit à un valet de chambre, d’apporter à cet homme un bouillon ou un vomitif. Cet usage ne venoit, je crois, que de plaisanterie ; mais mille gens l’imiteroient avec des motif <sic.> moins innocens, s’ils osoient paroître aussi cruels qu’ils le sont dans le fond du cœur. . . .
Une pareille matiere n’exige pas des réflexions bien longues, mais j’ose dire à tous ceux à qui elle n’est pas étrangere, qu’elle leur en demande de très-sérieuses. Nous vivons dans le Monde ; nous sommes forcés d’y vivre ; car le Monde s’étend dans les solitudes même, si nous n’y sommes pas précisément seuls ; & deux Hermites renfermés dans leur cabane ignorée, peuvent dire à certains égards qu’ils sont dans le Monde. Il faut se rendre les [143] hommes agréables, & puisqu’ils veulent la joye, puisque l’insensibilité les excéde, puisque la tristesse les irrite, il faut leur présenter un visage serein & animé. Mais cet air ne se fait pas, & à peine toute la santé & tout le bonheur possibles, permettroient-ils qu’on l’eut constamment : il faut donc renoncer à tout ce qui doit y opposer un obstacle physique ; il faut se dire que puisque ces hommes sont si impitoyables dans les occasions où leur indulgence du moins devroit se développer, ils ne méritent pas qu’on achete leur admiration, leurs respects, ni leur estime même á un si haut prix : & si c’est sans nul objet d’amour propre & par la simple vivacité des idées, que l’on s’est jetté dans le tourbillon des intérêts ambitieux, il faut se dire encore que l’on aura toujours à souhaiter si l’on se fait une habitude de l’ambition ; & que le dégoût, l’épuisement, l’accablement sont le terme des passions même les plus heureuses. [144]
Je dirai cela à ceux qui courent à la destinée que j’annonce ; mais je dirai à la société, aux hommes, qui sont cause que cette destinée est si cruelle & si inévitable, que toute la folie de ceux qui s’y exposent, n’excusera jamais leur dureté, ni leur impuissance à paroître plus indulgens & plus polis qu’ils ne sont à bien des égards.
Le Spectateur Anglois disoit qu’il vivoit dans le Monde, plutôt comme Spectateur du genre humain, que comme un individu de la même espéce. Pour moi, j’avoue que j’ai des entrailles de Citoyen ; que je porte dans la société un cœur très-sensible ; & que je suis très-touché, très-affligé quand je vois des cercles entiers décocher à la fois les traits de la plus piquante raillerie à des malheureux dont la situation n’est digne que de pitié. C’est comme si l’on m’offensoit moi-même. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1
1Qui marche à reculons.