Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "Discours III.", in: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.7\003 (1759), S. 73-127, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2434 [aufgerufen am: ].
Ebene 1►
Discours III.
Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Mon cher Spectateur,
Je lis vos Feuilles & je les trouve trop sérieuses ; il faut que je vous fasse ce petit reproche ; après quoi nous serons les meilleurs amis du monde ; car je n’ai plus de rancune quand j’ai grondé. En vérité vous avez d’excellentes parties ; je ne me lasse point de vous admirer, & si j’étois Journaliste, je ferois sentir au public que l’ouvrage le plus estimable, le plus utile, le plus rempli, c’est le vôtre ; sa réputation est déja très-bien établie, & je vois que mille gens qui ne lisent rien & blâment tout, le connoissent & l’estiment. Mais j’y voudrois un peu plus de gayeté. Croiez-moi, je connois le public ; je connois les femmes, qui n’ont pas le sens commun. Vous vous [74] êtes proposé de les intéresser par la morale & le sentiment ! C’est vouloir guérir un estomach froid par de la ciguë. Il leur faut de la folie, des contes plaisans, des aventures qui leur ressemblent ; elles triomphent quand on les peint au naturel ; ne voyez-vous pas qu’elles éclatent de rire quand on leur dit des injures poliment ! Rappellez-vous deux ou trois Livres dont elles ont fait la fortune ; assurément elles y étoient bien maltraitées, mais c’est leur fureur de l’être. En tout elles agissent comme elles sentent, sans réfléchir, & il est décidé que la nature leur donna une ame extraordinaire, avec peu d’esprit. Elles ne raisonnent pas, conséquemment la morale leur est antipatique. Vous obtiendrez d’elles quelques louanges, de l’estime, si vous voulez, mais leur estime ne mene à rien. Vous avez vû que votre Lettre à Rousseau, d’ailleurs très-piquante & très-bien écrite, n’a fait qu’un certain bruit par-[75]mi elles ; c’est que vous les louiez de qualités sérieuses, qu’elles n’ont point, & dont elles ne voudroient pas même être soupçonnées. Eh! voyez je vous prie à quoi ce beau sérieux les meneroit, (car il ne faut pas que je fasse leur cause plus mauvaise qu’elle n’est). Elles seroient obligées de se renfermer dans leur devoir & presque dans leur maison ; peut-on exiger qu’elles se fassent cette violence, quand on pense comment elles sont élevées ! Mais je pousserois trop loin ce raisonnement, & je prendrois insensiblement le défaut que je vous reproche : je reviens à mon objet, & je vous dis du fond de mon cœur & par un vif intérêt que je prens à vous, qu’il faut plus de gayeté dans vos Feuilles. Y êtes-vous embarrassé ! le caractère, & la maladie vous empêchent-ils d’imaginer des plaisanteries ! jettez les yeux sur le monde ; chaque jour il s’y fait des sotises sans nombre : des intrigues détestables, des [76] mariages biscornus, des divorces scandaleux, des éclats indécens, des conversions fausses & téméraires, des sermons éloquents & froids : ce sont-là des fonds inépuisables ; pénétrez dans l’intérieur des maisons, & des Etats ; maltraitez les hypocrites, démasquez les charlants, désolez les jaloux, gens affreux, gens odieux, qu’il faudroit pendre à la porte de leur maison ; mais ne leur faites pa <sic> l’honneur de vous mesurer avec eux dans un combat en forme, ce seroit vous compromettre ; les coquins & les fous nous dispensent de suivre la régle des égards ; il suffit de faire rire d’eux pour remplir la charge de Spectateur, & des croquignoles leur sont mieux dûes que des maximes. Faites votre profit de mille ridicules, de mille impertinences ; des langueurs des amans, des rêves des nouvellistes, des consultations des Médecins, des plaidoyés des Avocats, des conversations des Beaux-Esprits, [77] des disputes des Sçavans ; quel or ne tirerez vous pas de ces mines ? Je vous vois riche pour dix ans si vous voulez me suivre dans le monde pendant six mois ; il ne vous en coutera que d’ouvrir les yeux, de prêter l’oreille, & de faire des notes. Mais surtout attachez-vous à vous informer des aventures plaisantes, & prenez bien garde de ne les pas denaturer par une legereté batarde. Rien ne repare moins un sérieux outré, qu’une gayeté fausse. [Les Mémoires du Comte de Grammond::Les Mémoires du Comte de Grammond] n’ont tant réussi que parce que l’Auteur qui les a écrit étoit aussi gai que son Héros, ou eut du moins le grand art de le paroître. S’il avoit écrit froidement ou gravement des choses folles, il n’eut jamais été connu.
Je puis, si vous voulez, vous rendre service de plus d’une façon. Je suis beaucoup répandu ; j’ai dix maisons d’habitude dans le Marais, autant dans le Fauxbourg saint Germain, & autant [78] encore dans l’autre quartier de Paris. Je soupe tous les jours de ma vie dans l’une de ces maisons, & j’y vois, ou j’y entens constamment des choses très-plattes, ou très-singulieres. Je vous offre d’écrire tout ce qui me frappera, & de vous l’adresser. Je suis persuadé qu’une Gazette de cette nature ne pourra qu’avancer le succès de votre Livre. Je posséde tout ce qu’il faut pour la rendre piquante. J’ai de bons yeux, je suis mordant, & mon expérience ne le céde à celle de personne. Je me flatte de connoître l’esprit humain mieux que le meilleur Métaphisicien, & je me servirai d’autant plus efficacement de ma profonde connoissance, que mon amusement sera mon premier objet. Il faut vous avouer que je ne suis plus jeune, il faut vous avouer encore que je suis fâché de ne l’être plus, & que cela me donne un petit grain de mauvaise humeur, qui ne demande pas mieux que de germer & d’éclore. Les femmes, [79] qui m’ont été toujours très-favorables, commencent à me laisser moisir dans un coin : je les en punirai ; je sçais leur secret ; elles ne menagent pas assez, & je ne les menagerai point du tout. Quand la Bruyere dit qu’elles oublient jusqu’aux faveurs qu’elles ont accordées, il a bien raison ; mais nous aurions tort de le souffrir ; nous sommes toujours leurs maîtres, à tout âge, parce qu’il dépend toujours de nous de les faire rougir quand nous voulons nous porter à des extrémités. Nous y sommes souvent forcés, & nous ne devons jamais attendre de l’être, car nous risquerions alors de ne les humilier qu’à demi ; & c’est ce qu’il ne faut pas pour notre honneur & pour notre bonheur. Comprenez, je vous prie, tout l’avantage qu’elles ont sur nous dans toutes les occasions ; ajoutez leur panchant naturel à en abuser ; & croyez que nous ne serions plus que des vrais esclaves, de pauvres victimes, devouées [80] aux tourmens, si nous laissions à leur génie le droit absolu de commander au nôtre. J’allai voir hier représenter Andromaque. Je frémis vingt fois de la conduite de cette cruelle Hermione avec Oreste. J’étois avec un de mes amis, & je lui faisois remarquer de tems en tems la destinée de ce malheureux frere d’Electre. Mais ce qui me frappa sur-tout, ce qui m’indigna, quoique j’aye vû cette piéce cent fois, ce fut les injures qu’elle lui dit pour l’animer au crime qu’il doit commettre, & les reproches qu’elle lui fait après qu’il l’a commis. Il en devient presque fou, & c’est beaucoup qu’il ne le devienne pas tout-à-fait. Dans tout cette situation je vis l’ascendant des femmes ; combien de choses ne me rappellai-je pas qui le peignent encore mieux ! Eh, ne croyez pas qu’elles ne soient si despotiques & si cruelles, que dans l’amour ? Elles le sont également dans l’amitié ; elles ont des prétentions ; [81] un artifice, une opiniâtreté, que l’ami éprouve comme l’amant ; & l’un n’est pas plus dispensé que l’autre d’éprouver leur inconstance, leur dégoût, & leur ingratitude. Avec le dernier elles oublient les faveurs qu’elles ont accordées, avec l’autre elles oublient les confidences qu’elles ont faites. J’éprouvai, il y a quelques années, ce que je vous dis là, mais je ne fus pas assez sot pour en être la duppe. Je vais vous faire part de mon aventure, elle vous amusera, & vous connoîtrez mon caractère. Je vous demande grace pour le style ; je ne me pique point d’écrire ; je dis ce que je pense, tout comme il se présente à ma plume ; persuadé que l’on dit toujours mal ce que l’on tourne quand le talent n’y est pas.
J’étois lié de société intime avec une femme. J’avois surmonté pour elle la répugnance que j’eus toujours à prendre part à des intérêts d’amour ; & sans compter mille choses que j’avois faites [82] pour l’amener au point de me confier les siens sans inquiétude, je puis dire que j’avois mérité par les plus grand services, que ses sentimens, & encore plus ses procédés ne changeassent jamais ; je ne détaillerai point ; mais pour vous donner une petite idée des obligations qu’elle m’avoit, je vous dirai que son amant étoit tout à la fois léger, impérieux & violent ; ajourez, un coquin de mari, qui ne vouloit pas qu’on lui parlât, & qui étoit brutal, bête, jaloux & insolent. Vous jugez des grandes occupations que j’eus, & des soins extraordinaires qu’il fallut que je me donnasse pour pouvoir mettre ses affaires en bon train. Je puis dire que je m’y sacrifiai tout entier ; & si j’avois été assez désintéressé pour ne pas sentir qu’elle me devoit tout, elle m’auroit forcé elle-même, par les transports de sa reconnoissance, à me rendre plus de justice. J’aimois son amant malgré ses défauts ; c’est même le seul homme [83] que j’aye jamais aimé tendrement ; d’un autre côté, elle m’intéressoit par des qualités que j’ai toujours adorées, telles que la bonne foi, l’égalité, la générosité, & je disois, en les voyant, comme Plutarque, ces amans dont les personnes sont sacrées. . . . . Tous les jours brouillés, malgré leur amour, ils étoient toujours réunis par mon zèle. La jalousie du mari étoit redoutable, & ils en étoient épouvantés. Je les rassurois & leur fournissois mille moyens de se voir ; je prévénois leurs désirs en tout, ils ne s’aimoient, pour ainsi dire, que par moi.
Cette femme ingrate oublia en un moment mes services, & jusqu’à ses devoirs. Elle changea du soir au matin à mon égard, & elle eut l’audace de me faire sentir ce changement. Sa femme de chambre étoit dans mes intérêts, je l’interrogeai ; elle confirma mes soupçons & en attribua la cause évidente à un caprice. Je ne cessai point [84] de la voir, & elle continua de me maltraiter. La société s’en apperçut, & quelques amis que j’y avois s’en indignerent & m’en parlerent ouvertement. Je fus piqué ; je ne me reprochois rien, j’étois en droit de la punir, & je m’y sentois disposé singulierement ; c’est l’occasion de ma vie où j’aye été le moins maître de mes sentimens.
J’allai trouver son amant, & je ne cherchai à couvrir d’aucun voile mon ressentiment & mes projets ; il n’y fit pas assez d’attention ; il ne fut pas assez délicat, & je fus obligé de le fâcher. Il me dit enfin avec humeur, que je pensois trop bien pour me permettre des violences. Au contraire, lui répondis-je, je pense trop bien pour souffrir des outrages, & je vous prie de me peindre à ses yeux avec tout mon courroux. Songez, reprit-il, que c’est une femme que j’adore : je songe qu’elle me doit le bonheur d’être aimée de [85] vous, & qu’elle n’en est pas digne ; car je prévois qu’elle vous manquera comme elle m’a manqué ; je vois tout son caractère dans son procédé, & je ne m’abuse point ; on n’est capable que des plus lâches trahisons, quand on a pû trahir l’ami le plus tendre & le plus généreux. Vous l’offensez, me dit-il, & mon amitié en souffre. . . La mienne pour vous peut en souffrir encore plus, répondis-je ; car je ne vous dissimule pas que je suis capable de tout, si vous ne la forcez à réparer ce qu’elle a fait. Eh bien, reprit-il, je l’y forcerai ; vous serez content de moi ; je sens que vous êtes fondé à vous plaindre ; Mais qu’exigez-vous ? Dites ce que vous voulez qu’elle fasse. . . Ce ne seroit pas à moi à le lui prescrire, répondis-je ; mais je vois bien que vous n’êtes déja plus mon ami. J’exige donc que pendant mon éloignement, (car je vous déclare que je suis résolu à ne la pas voir de long-tems) elle m’envoye [86] chaque jour un nouvel Ambassadeur pour me reprocher mon absence ; & qu’elle me fasse prier dans les termes les plus clairs & les plus pressans de revenir auprès d’elle ; je veux que ces Ambassadeurs, pris dans la société, & qu’elle a rendu témoins de son caprice, soient convaincus de sa sincérité en me parlant, & la croyent bien honteuse de m’avoir manqué. Il y a parmi ce monde là des droles & des faquins qui ont déja ri à mes dépens ; je veux qu’ils rient aux siens, & qu’il sçachent que je sçais me faire rendre justice sans avoir la peine de la demander. . . . . Tout cela est raisonnable, répondit-il, & vous aurez satisfaction. Je vous quitte pour hâter le moment qui doit nous réunir.
Il ne manqua pas de me tenir parole. Je reçus dix ambassades & jusqu’à des billets. Je répondis aux unes avec toute la morgue que mon amour propre pouvoit me conseiller ; & je dédaignai de [87] répondre aux autres. Je la réduisis à ne conserver aucune espérance de me ramener ; je fis plus, je la forçai de s’humilier devant moi & de s’expliquer clairement dans un dernier billet sur la honte qu’elle ne pouvoit s’empêcher de ressentir de sa conduite & de son ingratitude. Je répondis à cette derniere Epître, & voici ma réponse, qui vous paroîtra un peu malhonnête ; mais vous devez vous rappeller combien j’avois eu d’amitié pour cette folle, & je croyois alors qu’il y avoit quelques femmes à qui l’on pouvoit faire l’honneur de se fâcher sérieusement de leurs méchans procédés.
« Je ne vous verrai plus, Madame, & il est plus inutile que vous vous donniez plus long-tems la peine de m’écrire pour cela. Je suis trop sensible pour oublier jamais une offense, & trop vrai pour pouvoir dissimuler un juste ressentiment. Je vous ferois sentir trop souvent la légiti-[88]mité du mien, & c’est pour vous épargner des regrets, que je traite si sérieusement avec vous une affaire dans laquelle il ne dépend pas de moi de mettre moins d’importance. Je vous avois distinguée, Madame ; cette prévention subsiste malgré moi, & je ne puis encore m’accoutumer à plaisanter sur vos injustices. Le mépris est l’unique ressentiment que méritent les caprices des autres femmes ; mais comme je viens de vous dire, je ne vous avois point regardé comme telle ; je n’ai eu pour vous un si tendre attachement, des procédés si généreux, des égards si infinis, que parce que je vous regardois comme une femme sensible, comme un être sensé ; & quoique j’aye éprouvé si positivement que ma raison s’étoit trompée, le dépit ne fait pas que je me rende à mon expérience. Tachez donc, Madame, de m’oublier : j’ose vous en prier [89] pour moi ; je ne voudrois pas vous rendre injure, & c’est ce que je ne pourrois m’empêcher de faire par mes explications naïves, si vous persistiez à m’écrire. »
Elle me prit au mot ; je n’entendis plus parler d’elle, & vous jugez que cette docilité fait encore connoître son caractère. Quoique j’eusse écrit un peu durement, elle devoit insister : le crime qu’elle avoit commis l’obligeoit à s’humilier ; mais voilà les femmes ; elles font les plus grandes sotises, & croyent avoir tout réparé par les plus petites démarches. C’est l’orgueil du sexe qui fait cela, mais cet orgueil est l’ouvrage de notre ineptie, & nous devons nous accuser nous-mêmes de leurs hautes prétentions & du misérable despotisme qui régne dans leur conduite. Il leur est aisé d’ailleurs d’y en mettre autant qu’elles veulent ; elles naissent fausses & froides ; elles ont à peine en toute leur vie une passion qui les subjugue, & [90] toutes les autres doivent être marquées par la tyrannie. Ces deux qualités mettent leur amour propre dans un plein pouvoir d’agir. Il est constant qu’elles les ont, & je n’écouterai jamais sur cela les discours de leurs complaisans, ni les vôtres, Monsieur ; car soit dit sans reproche, vous les avez cent fois trop louées.
Pour la froideur, je m’en rapporte aux Anatomistes & aux hommes à bonnes fortunes, à ceux du moins qui ont de l’esprit. Il n’y en a pas un qui n’ait vu ou éprouvé, qu’en général, il n’y a pas un petit grain de nitre dans ce sang qui paroît si chaud ; & je pourrois à ce sujet vous conter mille Histoires plaisantes ; mais je ne me suis pas proposé de faire un volume.
A l’égard de la fausseté, elle est prouvée par toutes leurs actions ; nous n’avons pas besoin de recourir aux Anatomistes ; saisissons un seul trait de leur vie, & nous verrons qu’elles [91] sont nécessairement fausses. Si vous en doutez, je vous ferai remarquer dix mille trahisons imprimées ou racontées dans le monde, & vous y verrez l’imposture conduite par la réflexion, masquée par l’impudence, invisible avant la réussite, affichée après le succès : vous ne nierez point que celle-là ne parte du caractère ; il ne s’agira plus que de vous prouver qu’elle est universelle. Pour vous en convaincre, j’emploirai une preuve à laquelle vous ne pourrez vous refuser. Je vous ferai observer toutes les jeunes filles depuis l’âge de huit ans jusqu’à douze. Je les vois avec leurs jeunes freres, elles font des sotises, des étourderies, du train, de petits vols ; on les interroge ! C’est toujours leur frere qui a tout fait ; on les confronte avec lui ; leur front d’airain ne peut rougir ; il est puni, foüeté ; elles voyent son supplice avec des yeux indifférens, qui sont encore une preuve de leur noire fausseté. La fille d’un [92] de mes amis m’apprit bien l’autre jour à ne juger jamais autrement de ce sexe trompeur. Elle a neuf ans & tromperoit les plus rusés sexagénaires. Son pere lui annonça qu’il alloit la mener dîner chez une Dame de ses amies, & voici la conversation qu’elle eut avec lui à ce sujet.
Mademoiselle, je vais vous mener dîner chez Madame * *. Je vous avertis qu’elle sçait que vous m’avez dit qu’elle étoit la plus fausse personne du monde. (Propos bien singulier à neuf ans.) Je ne vous ai point justifiée ; elle vous interrogera sur les raisons que vous avez eues de parler d’elle en ces termes ; que lui répondrez-vous ? Oh ! je n’y suis pas embarrassée. Vous ne l’êtes pas ! Mademoiselle ; je le serois à votre place, & je crois cependant avoir plus d’esprit que vous. A votre âge on ne sent point la conséquence de ce qu’on dit, & l’on a de l’audace ; mais enfin, que lui répondrez-vous ? [93] (La petite n’aime point cette Dame & écoutoit impatiemment.) Cela est tout simple ; répondit-elle, je lui dirai, Madame, j’entens dire tous les jours à mon papa que les hommes son faux, à proportion qu’ils sont honnêtes ; comme vous êtes très-polie, j’ai crue que vous étiez très-fausse. C’est fort bien, Mademoiselle, vous réparerez du moins par-là votre mauvais discours ; mais vous sentez qu’après cela vous serez obligée d’être très-polie vous-même avec elle, autrement elle verra que votre compliment n’est pas sincère, & vous lui déplairez beaucoup. Oh ! je déteste la politesse, c’est une cruelle gêne quand on n’aime pas les gens ; j’aime mieux déplaire.
Ce n’est pas dans ce dernier trait qu’on voit sa fausseté, mais il sert du moins à faire voir combien il y en a dans le premier ; car le compliment qu’elle dit qu’elle lui feroit, & qu’elle lui fit en effet, est certainement très-[94]ingénieux & très-flateur, & il faut être assurément très-faux pour pouvoir être honnête avec autant d’esprit envers quelqu’un qu’on n’aime pas, quand d’ailleurs on a un panchant décidé à s’expliquer & à agir librement comme elle fait.
Vous ferez sur cela, Monsieur, telles réflexions qu’il vous plaira ; je vous en laisse le plaisir & le soin ; & je reviens à ma Gazette dont le projet me rit beaucoup & ne doit pas vous être indifférent. Je vous déclare que je serai toujours vrai. La vérité est nécessaire aux hommes. Par elle mille choses ont droit d’enrichir l’Histoire. Elle est aussi autorisée à raconter un souper plaisant, ou une conversation ridicule, qu’à écrire une guerre civile. Ainsi je serai toujours vrai pour être utile, & quelquefois méchant pour prouver que je suis vrai. Vous l’avez été vous-même souvent dans votre Spectateur, & cela vous a réussi. Je vous ai lu avec beau-[95]coup d’attention, & comme je connois fort bien le monde, j’ai très-bien reconnu des personnes dont vous avez parlé, & que vous n’avez pas trop ménagées pour la plupart. Je sçais de plus, qu’elles se sont reconnues elles-mêmes, & cette petite correction ne sera vraisemblablement inutile qu’aux plus dépravées. Votre Madame de Terminville, par exemple, je vous proteste qu’elle n’a pas recouru à la vaine imposture de l’éventail quand elle a vu ses traits ; elle s’est mise devant ce miroir, & elle a dit, c’est moi. Je sçais même qu’elle n’a pas méprisé la petite leçon que vous lui faites par-là. Vous la connoissez ! vous voyez des gens qui la voyent ! informez-vous de la vérité de mon rapport ; on vous assurera qu’elle est changée, qu’elle ne fait plus d’étourderies, qu’elle se garde bien de se confier aux femmes de ses amans, & qu’elle ne tracasse plus les derniers. Il y a sur-tout [96] deux choses dans son histoire qui la frapperent sensiblement lorsqu’elle la lut, & qui ont fait sa conversion. C’est l’endroit où il est dit, page 191, Ebene 4► « Madame de Terminville le voyoit, n’en pouvoit pas douter, & dès-lors auroit dû s’imposer la plus grand circonspection, lui en eût-il coûté la plus grande violence ; mais une tête étourdie oublie jusqu’aux égards, & ne connoît que le moment. » ◀Ebene 4 Et cet autre endroit où il est dit, page 192, Ebene 4► « Elle est devenue jalouse, elle m’a fait vingt tracasseries ; elle m’a perdu, sur-tout à la Cour, auprès d’une personne que je respecte souverainement, & de qui toutes mes espérances dépendent. Je ne vous dirai pas tout ; car rien n’est croyable, & vous penseriez que je vous fais un Roman. » ◀Ebene 4 Elle sçait bien que je vous dis la vérité, & sans doute, quand elle lira ce beau monument de mon malheur & de son [97] extravagance, elle viendra, &c.
Croyez ce que je vous dis là, Monsieur, je ne vous en impose point, & pour vous prouver que je suis bien instruit, je vais vous dire quel est l’état de Madame de Terminville, quel âge elle a, & dans quel quartier de Paris sa maison est située. Elle est femme de condition, elle a trente-trois ans, & elle loge près du Luxembourg.
L’Histoire de la Prude, l’Avanture de Gauchefort, l’Aventure plus plaisante du Fat qui a eu quatre femmes à la fois, & qui les a perdues toutes quatre en une nuit ; l’Histoire de cet homme qui disoit toujours, c’est de l’argent qu’on me demande, votre homme blasé, les Lettres que contient le quatriéme Cahier du cinquiéme Volume, tout cela est vrai, vrai à la lettre ; il n’y a pas dans tous ces morceaux douze lignes & quatre circonstances qui soient l’ouvrage de votre imagination. Continuez sur ce ton & [98] vous réussirez, vous réussirez beaucoup. Un jour il sera du bon air de vous écrire & de vous raconter jusqu’à ses sotises : vous vous ferez par-ci par-là quelques ennemis ; mais on sçait que vous ne les craignez point ; vous pourrez répondre d’ailleurs ce que vous avez déja dit une fois, qu’il n’est pas plus malhonnête de peindre les défauts, que d’en avoir. Je vous réitere la promesse de vous aider dans votre entreprise autant qu’il me sera possible, & certainement je puis beaucoup, car j’ai de bons yeux & beaucoup d’humeur. 1 Sur-tout ne méprisez pas ma Gazette quand je vous l’envoyerai.
Voilá une Lettre bien longue, Monsieur, & d’autant plus longue que mon unique dessein étoit de vous faire part [99] d’un petit trait de ma vie. Je me suis laissé aller au courant de ma plume sans y penser ; mais à présent que j’y pense, je m’applaudis de mon bavardage ; je suis sûr qu’il m’est échapé des choses utiles & plaisantes. Eh ! quel est l’Ecrivain qui eût pu mieux faire en sçachant bien ce qu’il faisoit ? Il faut couronner l’œuvre & finir par l’histoire que je viens de vous annoncer ; vous y trouverez une singularité qui fera honneur à mon esprit ; car je puis assurément la donner pour un chef-d’œuvre d’invention.
J’avois trente-huit ans lorsque cette aventure m’est arrivée, & vous sçaurez, Monsieur, que déja j’étois convaincu qu’auprès des femmes on ne jouit un peu constamment que des plaisirs qu’on a imaginé soi-même. Malgré tant d’expérience qui entraîne jusqu’au défaut d’égards, je conservois une certaine probité ; j’écoutois les maximes de mon cœur, je n’aurois [100] pas voulu, par exemple, m’étudier ; séduire une jeune personne à qui mon amour & mon triomphe auroient fait du tort ; cependant une jeune personne innocente & presque vraie, étoit le seul objet qui me convint après avoir éprouvé autant l’ennui auprès des femmes expérimentées.
J’étois sans occupation lorsqu’un jour m’étant trouvé sur le théâtre de l’Opera, je fus frappé de la figure de Camille, qui venoit d’y débuter. Camille étoit jolie & effrontée, & n’avoit d’autre talent pour le Théâtre que ses charmes & son air effronté. Un homme de qualité l’avoit placée là, parce qu’il l’aimoit & qu’il étoit vain. Alors les Théâtres étoient les magasins des amours publics, & pour y être reçûe, il suffisoit d’avoir une taille & un Amant.
Camille en étoit encore, de toutes façons, à son début : elle n’avoit donc pas encore une fortune. Ne voulant ni [101] ne pouvant lui en faire une, j’eus de la répugnance à m’attacher à elle. Le Public avoit les yeux sur moi ; mon intrigue seroit bien-tôt divulguée, son Amant en seroit instruit, & j’aurois à me reprocher d’avoir fait son malheur pour le mince plaisir d’une fantaisie. Cependant comme j’en étois tenté, & qu’avec ces femmes là il n’est pas nécessaire de passer les bornes de la probité ; j’imaginai un moyen d’accorder mes desirs & mes scrupules. Avant de m’expliquer sur ce moyen, il faut vous dire que je voyois clairement un certain panchant pour moi dans cet objet aimable. Mille petites façons qui font toujours preuve dans une fille qui n’a pas le loisir d’être coquette, m’avoient suffisamment instruit. Je formai le projet de la faire expliquer la premiere, & de la réduire à m’attaquer en forme. Si ce projet réussissoit, je n’avois plus rien à me reprocher, & je devenois le maître de céder. L’occasion [102] de l’exécuter s’offrit bien-tôt. Camille voulut me donner à souper, je résistai à la tentation, & mon excuse fut que je pensois trop délicatement pour vouloir m’exposer à nuire à sa fortune.
Dans mes scrupules, toujours réservé, toujours sérieux, je m’étois fait un devoir de lui dissimuler le goût que j’avois pour elle, sur-tout depuis que je m’étois apperçu qu’elle en avoit pour moi. Cette précaution ne devoit pas peu contribuer au plaisir que je me proposois ; je voulois qu’elle en vint à m’attaquer, comme on attaque la femme la plus vertueuse, & vous jugez que cela promettoit beaucoup de singularité. Ce Siége unique commença dès le lendemain. Elle m’écrivit la Lettre qui suit.
Ebene 4► Brief/Leserbrief► « Ce n’est qu’en tremblant, Monsieur, qu’une fille d’Opera doit prononcer le mot d’amour. En le hazardant elle peut devenir suspecte & elle doit paroître ridicule. Cependant [103] comment prouver que l’on aime, si l’on ne le dit pas ? Les ames vives n’attendent pas de s’expliquer par les soins ; ce seroit un supplice pour elles. Connoissez toute la mienne, Monsieur, ses sentimens peuvent vous flater ; elle n’est occupée que de vous, elle sent qu’en se déclarant elle s’expose à tout, & elle en est flatée ; toute sa crainte est de ne vous pas persuader. Il ne peut plus y avoir d’autre malheur pour elle. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4
Je lui fis cette réponse qui me coûta de la contrainte ; car au lieu d’écrire, j’aurois voulu m’aller jetter dans ses bras.
Ebene 4► Brief/Leserbrief► « Je vois avec douleur vos sentimens pour moi, Mademoiselle, vous ne consultez pas assez ce qui les contrarie. Vous avez des engagemens ; les croyez-vous moins respectables qu’une passion aveugle ! Vous êtes capable de remord puisque vous êtes capable d’amour ; c’est vous en épar-[104]gner que de vous résister. Votre intérêt me touche plus que votre passion ; mais observez qu’il ne me touche tant que parce que vous ne m’êtes nullement indifférente. C’est une façon de vous être utile, qui ne doit pas vous plaire aujourd’hui ; mais qui aura sa récompense, lorsque moins agitée, moins aveuglée, vous pourrez raisonner sur ce que vous vouliez faire, & sur ce que j’ai fait. Ma résistance n’a rien d’offensant pour vous ; vous devez être sûre du pouvoir de vos charmes : s’il n’y avoit eu que la difficulté de leur rendre justice pour vous satisfaire ; ma réponse eût été plus courte & plus agréable. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4
Il étoit plaisant de voir une fille d’Opera & un homme à bonnes fortunes avoir ensemble un commerce aussi pur, & s’écrire des Lettres aussi tendres ; il étoit encore plus plaisant de pouvoir s’amuser de tout cela comme [105] d’une Comédie, & de faire un sacrifice aussi gayement, J’en riois quelquefois intérieurement, mais Camille n’en rioit pas. Elle ne connoissoit pas le fond de mon ame ; elle me supposoit une résistance sincère, & dans cette prévention, elle m’écrivit cette seconde Lettre.
Ebene 4► Brief/Leserbrief► « Vous ne connoissez pas le cœur d’une femme, Monsieur ; il faut que vous le connoissiez. La raison le tyrannise lorsqu’il est rempli ; il céde moins à la passion qu’à la résistance ; il ne connoît qu’un devoir, qu’un besoin, qu’un lien, c’est l’amour. Le désespoir est son conseil, & s’il en écoutoit d’autres un moment, ce seroit pour les regarder bien-tôt comme des outrages. Voilà ma réponse à tout ce que vous m’avez écrit & à tout ce que vous pourrez m’écrire encore. Je vous aime, Monsieur ; si vous ne voulez me payer d’aucun retour, je sçaurai vous for-[106]cer du moins à me plaindre ; j’y mettrai de la vengeance, de la cruauté ; cette probité à laquelle vous dites que vous me sacrifiez ne vous paroîtra plus si respectable, & vous serez forcé de reonnoître d’autres principes que ceux de la prudence. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4
Je compris qu’une Lettre ne suffiroit pas pour calmer ses sens agités, j’allai la voir, & je lui parlai raisonnablement ; mais je trouvai une tête absolument tournée ; le serment de quitter son amant dès le jour même fut la moindre menace qu’elle me fit. Je n’avois ni assez de vertu, ni assez de goût pour la plaisanterie pour résister à un torrent flateur, & ce moment eût mis fin à mes fausses rigueurs, s’il ne m’avoit fallu, comme à tant d’autres, qu’un plaisir ordinaire ; mais l’intérêt même de mon amour demandoit que mon imagination fut consultée, & elle me suggéroit mille choses que je sentois que je ne devois pas mépriser, [107] pour la sûreté de mon bonheur & de ma constance. Camille devoit y trouver des tourmens ; mais le plus grand pour elle eût été de me perdre par mon dégoût lorsqu’une fois je me serois livré à sa tendresse ; & cette réflexion fut encore un des motifs par lesquels je me crus autorisé à suivre mes idées.
Je feignis de lui parler sans détour, & voici ma conversation, qui vous paroîtra aussi singuliere que tout ce que vous venez de lire. Chere Camille, lui dis-je, je ne suis point aussi indifférent que vous vous l’êtes imaginé ; aurois-je pû l’être quand même je l’aurois souhaité ! Il n’y a point de cœur que vous ne deviez enflamer ; mais je vous ai parlé sincerement, & je suis obligé de vous faire entendre encore des choses sensées, que vous allez trouver desagréables. Vous n’êtes point riche & je ne le suis plus ; il vous faut une fortune, & je ne puis vous offrir que des sentimens. Vous avez débuté [108] sur le Théâtre le plus brillant ; l’opulence est nécessaire pour y paroître avec succès, & sans des diamans & la plus riche parure, la beauté y est méconnue & avilie ; le Marquis vous a mise à l’abri de ce malheur ; voudriez-vous que je vous y plongeasse ; il est né jaloux, il devineroit notre intelligence. . . . . . Elle m’arrêta, & me dit tout ce que la passion peut inspirer à quelqu’un qui n’a pas naturellement l’ame intéressée. Eh bien, repris-je, je consens à vous aimer, mais je ne puis consentir à vous nuire ; & comme sur cela mes maximes seront toujours plus puissantes que mes panchans les plus tendres, je veux rester maître de moi, maître de mes actions ; & il n’y aura par conséquent nul commerce entre nous : je me connois ; mon plaisir vous perdroit ; je ferois des étourderies, vous en feriez aussi, le Marquis nous soupçonneroit & vous le verriez disparoître avec tous ses dons. Voyez si [109] vous voulez consentir à cet arrangement ; il est raisonnable, il n’outrage point vos charmes, & me tranquilliseroit beaucoup. . . . Elle y consentit, & je lui fis promettre la fidélité la plus exacte à ses engagemens.
Il faudroit à présent une plume bien ingénieuse pour vous rendre toutes les situations où je me trouvai avec elle pendant deux ou trois mois. Il n’y eut jamais de spectacle plus intéressant & peut-être plus voluptueux : elle souffroit, elle ne croioit point être aimée, & je souffrois plus qu’elle, moi qui sentoit combien je l’aimois ; mais je voulois triompher de mes tentations, pour me faire un bonheur qui fut durable. Ce manege dura pendant plusieurs semaines, & Camille reduite à n’oser presque pas soupirer devant moi, dut être mille fois tentée de me détester ; mais il vint enfin un moment qui la paya de toutes ses souffrances. Ce qu’il y a de singulier c’est qu’elle [110] fut constante après la possession d’un bien, qui devoit perdre tous les jours de son prix, par le souvenir des contraintes qu’il lui avoit coutées ; & ce qu’il y a de plus singulier encore c’est qu’elle n’a jamais été constante que pour moi.
Cette aventure pourra vous aider à connoître les femmes ; car Camille en ce point ressemble à mille autres ; & si vous voulez permettre qu’on attente à cette prodigieuse estime que vous avez pour elles, on peut vous inciter à faire quelques réflexions sur un caractère aussi étonnant, ou si vous l’aimez mieux, sur une opiniâtreté aussi extraordinaire.
Voulez-vous encore un bon caractère de femme ? C’est une autre aventure qui m’est arrivée, & qui ne s’éloigne pas plus que la premiere de l’objet philosophique de votre Ouvrage. Madame du Gange, dont je vais par-[111]ler, étoit très-jolie ; mais elle n’étoit pas si yvre de sa beauté, qu’elle ne pensat très-bien que pour subjuguer tous les hommes, il faut plus que des charmes. Elle s’étoit donc composé un art de plaire, formé de toute sorte de mérites, preuve certaine qu’elle avoit beaucoup d’esprit. Ses amans trouvoient en elle tout ce qui pouvoit les toucher ; & d’ailleurs elle prenoit toujours leur caractère. L’esprit couvroit absolument le masque ; jamais femme n’a mieux fait des duppes. Elle n’accordoit, ni ne refusoit jamais ses faveurs que pas situation ; je veux dire, que la repuguance, ni le goût ne prononçoient jamais : souvent celui qui obtenoit le plus aisement, étoit celui qu’elle en jugeoit le moins digne : elle accordoit, lorsqu’elle prévoyoit que trop de résistance eut fait un déserteur ; elle refusoit lorsqu’elle pressentoit que que <sic> trop de complaisance eut fait un inconstant. Madame du Gange joignoit [112] à la plus vaste ambition, la plus profonde Philosophie. Un grand courage, & une grande souplesse ; une pénétration admirable ; une fermeté inébranable ; un artifice unique ; une façon de dire les choses, de les demander, de les accorder, que je n’ai jamais vû que dans des portraits de Roman ; elle avoit tout, elle eut pu être un grand Ministre, un grand Général, une grande Reine ; la nature avoit agi contre ses propres intérêts, en n’en faisant qu’une femme d’un état ordinaire. Née avec le plus grand génie, fâchée d’être femme, & se sentant trop resserrée par l’état & par le sexe, pour pouvoir s’élever jusqu’à un certain degré ; elle voulut du moins se faire une élévation particuliere, & jouir de la plus éclatante célébrité, dans le genre qu’elle choisissoit. L’honneur de subjuguer tous les hommes, la décida donc à la coquetterie : Vous allez voir comment elle sçut remplir un rôle, qui a été [113] l’écueil de tant de femmes, d’ailleurs très-aimables & très-spirituelles.
Je réussis auprès de Madame du Gange, parce que je cherchai à lui plaire, & que je me présentai à son debut. Il ne falloit guere alors que ce mérite-là auprès d’elle. J’eus beaucoup plus de peine à m’y soutenir. Dans le commencement, elle ne fut pas trop difficile sur la qualité de ses amans ; elle fit comme les fondateurs d’Empire qui adoptent tout ce qui se présente avec la récommandation du zèle. Ses charmes firent du bruit, & alors elle devint plus délicate sur ses moyens. Tout ce qui n’avoit pas un grand nom, une grande fortune, ou une grande réputation, fut renvoyé ou rejetté. Je voyois ma condamnation prononcée & je songeai à me faire un titre permanent. Je vois votre dessein & mon malheur, lui dis-je ; vous voulez une gloire éclatante ! Des amans fidéles ne vous suffiroient pas ; il vous faut des [114] sujets glorieux : je figurerois mal dans une Cour si brillante, & mon arrêt est déjà prononcé dans votre cœur ; mais ne pourrois-je pas y conserver une place ? J’en vois une que vous pourriez d’autant plus aisément m’accorder, que personne ne songera à vous la demander ; c’est celle qu’on doit toujours reserver pour l’amitié, dans quelque situation que l’on se trouve ; je suis digne de l’occuper ; vous aurez fait un heureux, & vous jouirez du moins d’un sentiment ; car on n’aime pas les gens à qui on cherche tant à plaire ; & comme votre dessein est de plaire à tout le monde, je prévois que vous êtes condamnée à n’aimer personne : je pourrai d’ailleurs vous être utile ; vous aurez en moi un confident discret : il manqueroit à votre gloire le plaisir de la confier, de vous en entretenir ; elle sera parfaite lorsqu’elle aura un témoin sensible. Il pourra quelquefois vous arriver des choses qui de-[115]manderont que vous consultiez ; vous pourrez même avoir des chagrins ; vous trouverez en moi de l’expérience, de la sensibilité, de la complaisance, tout ce que les différentes circonstances vous rendront ou propre, ou nécessaire ; & tout cela ne vous coutera, comme je vous l’ai dit, que de me laisser remplir, dans votre cœur, un vuide que la foule des vains plaisirs y laisseroit éternellement.
Madame du Gange se rendit à mes insinuations, mais elle voulut borner les priviléges de mon état. Ce n’étoit pas le moment de disputer avec elle ; elle n’avoit pas encore assez besoin de moi, pour lui imposer des loix ; je devois tout à sa séduction ; il eut été dangereux de vouloir la constituer en frais, d’autant mieux que de la façon dont elle se trouvoit, pour lors, engagée, elle n’en avoit point à perdre.
Deux ou trois circonstance importantes, & que j’avois pour ainsi dire, [116] fait naître, m’ayant rendu extrêmement agréable, je crus que le moment étoit venu, & qu’il m’étoit permis d’exiger ; mais je me trompois ; je songeai donc à me faire des titres plus réels. Une aventure fâcheuse m’ayant rendu suspect, j’en obtins tout ce que je souhaitois.
De toutes les conquêtes que j’avois jamais faites, aucune ne m’avoit autant flatté. L’amour n’agissoit pourtant ni dans son cœur, ni dans le mien ; mais ne sçait-on pas que la vanité a plus d’illusions que l’amour ! Madame du Gange jettoit tant d’éclat, que le prestige qu’elle faisoit naître, passoit jusqu’à celui qui lui appartenoit. A voir la liberté de lui rendre publiquement des soins, c’étoit prouver un grand mérite : prévention extrêmement heureuse, pour bien des sots que j’ai vûs attachés à son char.
Si l’honneur de plaire à Madame du Gange étoit une preuve du plus grand [117] mérite, l’honneur de la subjuguer, devoit produire le plus grand effet. On l’avoit définie, & comme coquette décidée, on ne s’attendoit pas à lui voir donner son cœur. On fut bien étonné de voir sortir de la foule, un homme qui avoit trouvé le sécret de s’en faire aimer ; car ne la quittant point, agissant pour elle, m’étant mis à la tête de ses affaires, on eut bientôt les yeux sur moi, & vous sçavez que les yeux de la prévention sont des faiseurs de miracles.
Dans cette persuasion, peu s’en fallut qu’on ne me soupçonnat de magie : je recevois tous les jours mille complimens, mille billets doux des femmes qui ne m’auroient peut-être pas regardé quinze jours auparavant. Ma gloire ne m’aveugloit point ; je ne m’imaginois pas, comme tout le monde, que Madame du Gange m’aimat ; je la voyois de trop près pour ignorer à quel prix elle avoit mis son cœur, [118] mais je profitois de mon regne, pour goûter les plaisirs de la bonne fortune, & de la fatuité.
Un état aussi brillant m’enchanta ; je songeai à m’établir si bien auprès de Madame du Gange, qu’il put durer plus d’un jour ; mais les choses alloient changer, pour elle comme pour moi : elle fut attaquée de la petite verole, & elle perdit tous ses charmes, sans être cependant défigurée.
Pendant les premiers jours de sa maladie, je fus fort triste ; je ne l’aimois point, je ne lui étois pas même fort attaché ; mais mon commerce avec elle m’étoit devenu nécessaire ; je connoissois le monde ; & je sçavois qu’en la perdant, je perdrois la grande réputation qu’elle m’avoit faite.
Elle ne vouloit voir personne lorsqu’elle fut rétablie, & il se répandit qu’elle étoit devenue dévote ; cette nouvelle m’effraye, je lui écrivis dix let-[119]tres, ausquelles elle ne daigne pas répondre ; je parvins cependant à me faire ouvrir sa porte, à force d’importunités. Dirai-je e que j’éprouvai en la voyant ! Elle étoit si changée, qu’il me fut difficile de la reconnoître : il est vrai qu’elle y contribuoit par le ton austère de sa toilette. Au premier aspect je fus trop convaincu de la vérité du bruit qui couroit ; mais il me restoit quelque esprérance. Je vis une femme pénétrée de la perte de sa beauté ; elle levoit à peine les yeux sur moi ; l’humiliation s’y peignoit avec la douleur. C’étoit, dans mon malheur, ce qui pouvoit m’arriver de plus heureux, qu’elle en fut accablée comme elle l’étoit : il ne me falloit pas d’autre preuve du motif de sa prétendue dévotion, & tout dépendoit pour moi da la connoissance de ce motif.
Elle ordonna qu’on nous laissat seuls, & lorsqu’on fut sorti, eh bien, me [120] dit-elle, en prenant courage, vous voyez ce que nous sommes, & ce que nous pouvons devenir ! Je vois, répondis-je, avec un sang froid affecté, que vous êtes bien moins reconnoissable par l’altération de votre raison, que pas la diminution de vos charmes. Permettez-moi, Madame, de vous parler à cœur ouvert : vous connoissez mon attachement ? Ayez avec moi la même confiance que vous eutes dans un tems plus heureux ; j’ose vous dire que votre bonheur dépend de la sincérité que je vous demande.
Elle me le promit en rougissant, & je continuai en ces termes : Vous prenez le parti de la dévotion ! Madame ; sçavez-vous à quoi vous vous engagez ? La petite verole vous a ravi cette figure charmante, que vous regardiez avec tant de complaisance ; vous êtes obligée d’en réparer la perte ; l’amour propre vous y excitera sans cesse ; vous ne le pourrez plus, puisque la dévo-[121]tion ne le permet pas ; vous serez obligée de vous voir toujours au naturel, telle que vous êtes devenue. . . Je sçais que je me prépare de tristes regrets & de cruels combats, me dit-elle, mais je les pourrai supporter. . . Vous ne les supporterez pas, repris-je, en lui présentant un miroir ; tenez, Madame, osez-vous regarder attentivement. . . . . . Vous frémissez ! Vous êtes effrayée ! Ce sentiment qui vous saisit est celui qui frappera tous les jours ceux qui vous verront, & qui vous ont vûe : je vous parle dans toute la droiture de mon cœur ; je suis plus de sang froid que vous ; je prévois un avenir épouvantable, & j’ose vous l’annoncer. . . . . Je sçais tout ce que vous pouvez me dire, reprit-elle ; mais vous ne vous mettez point à ma place : je veux bien avouer que j’aurai beaucoup à souffrir ; je ne m’étois pas encore bien regardée, j’avois craint ce moment ; j’ai frémi en me voyant [122] si changée ; mais je m’accoutumerai à la perte de mes charmes, en m’accoutumant à n’en avoir plus besoin. La beauté a, par elle-même, peu de valeur réelle ; c’est la coquetterie qui nous la fait trouver d’un si grand prix. . . . . Eh, c’est justement ce qui me fait trembler pour vous, lui dis-je, en l’interrompant ; vous imaginez-vous que vous ne serez plus coquette, parce que vous vous serez fait dévote ? Détrompez-vous ; on est coquette toute sa vie ; il n’appartient du moins qu’à la vertu d’apporter ce changement dans le caractère ; & vous sçavez bien que ce n’est pas la vertu qui vous détermine. . . . Mais que voulez-vous que je fasse ! me demanda-t’elle : que vous connoissiez vos ressources, répondis-je, & que vous n’imaginiez pas que vous avez tout perdu, en perdant cette fleur de beauté, qui n’étoit que votre dernier avantage. Il vous reste mille moyens de conserver votre empire sur [123] les hommes ; vous aurez seulement un peu plus à travailler sur leur esprit, mais vous n’en regnerez que mieux. Vous ignorez tous les dons que le Ciel vous a faits ; cette figure même que vous méprisez tant aujourd’hui, avec de l’art & une attention constante, vous pourrez la rendre aussi piquante qu’elle l’étoit : croyez-moi, Madame, & il en est tems encore ; perdez une résolution barbare & ridicule ; je vous garantis tous les hommes à vos genoux, dans huit jours, comme ils y étoient, si vous voulez consentir qu’ils y viennent. Que feriez-vous dans l’état que vous voulez embrasser ! Quelle vie odieuse & insupportable seriez-vous obligée de mener ! Des grimaces, de plats discours, des exercices pénibles, un éternel sacrifice du naturel, de l’esprit, du sens commun, seront votre partage ; car la dévotion n’est que cela, lorsque le cœur n’est pas véritablement touché.
Mes raisonnemens étoient fort sen-[124]sés, & Madame du Gange le sentoit ; mais la raison persuade, & la vanité détermine. Je ne pus rien gagner ; & je fus obligé de me retirer, desespéré d’avoir trouvé un esprit si ferme & si ambitieux.
Voilà un vrai caractère, Monsieur, & vous pouvez en tirer d’excellentes leçons pour les femmes, sans déroger au conseil que je vous ai donné, de vous écarter autant qu’il seroit possible du ton sérieux. Frondez impitoyablement ces métamorphoses criminelles, dont l’unique objet est de jouir d’un éternel empire. Faites sentir que la coquette qui prend un extérieur dévot, sans être convertie, est plus méprisable, plus coupable envers Dieu & les hommes, que la créature scandaleuse, dont les loix sont obligées de reprimer la naïve indécence ; mais contentez-vous pour cela de faire éclater le fouet, & non la foudre. De tels excès ne méritent que le mépris, & c’est ici surtout que vous [125] devez prendre pour régle le Castigat, Ridendo, auquel Moliere sçût toujours asservir la vehemence de son génie, lorsque le bon goût l’exigeoit.
J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3
Metatextualität► Conclusion.
Cette Lettre finit mieux qu’elle n’a commencé ; & c’est encore une des raisons qui m’ont déterminé à l’inserer dans mes Feuilles. L’aventure qui la termine est, (comme le pense l’Auteur) une excellente leçon à offrir aux femmes. Je la présente surtout à celles qui n’ont encore connu malheureusement d’autre bonheur que d’être belles ; & je leur dis avec Madame des Houlieres, que
Zitat/Motto► …. L’on a peu de tems à l’être
Et long-tems à ne l’être plus. ◀Zitat/Motto
Je les prie de considérer qu’il est presque impossible qu’on ne se livre à de terribles excès, lorsqu’après avoir fait pendant trente ans son bonheur, son unique bien de la beauté, on vient à [126] perdre ce bien, dont on ne connoissoit pas assez la fragilité. Dans cette cruelle situation, où l’on se laisse accabler par l’extrême douleur, où l’on cherche par toute sorte de moyens, à se dérober à l’accablement qui la suit. Dans le premier cas on n’agit plus que contre soi ; car on ne s’aime plus, on abhorre la vie, on trouve cent fois trop longs le peu de jours qu’on croit avoir encore à vivre, & l’on pleure volontairement pour les abréger. Dans le second, le desespoir est encore plus extrême, parce que la fureur se mêle à la douleur ; on est tourmentée par les deux plus cruels objets qu’on puisse envisager à la fois, le passé & l’avenir ; on se rappelle ce qu’on fut, on se prédit ce qu’on fera ; on ne peut se souffrir entre ces deux extrêmités cruelles : pour en sortir, on imagine tout ce qu’il y a de plus extraordinaire, & l’on se croit encore mal servie par son imagination : les vices viennent offrir leurs secours ; quels consolateurs ! [127] eux seuls cependant peuvent l’être, parce qu’on s’est accoutumée à n’obéir qu’à l’amour propre, qui est lui-même le premier des vices, quand on n’a pas sçu le regler. De-là dévotion, l’intrigue, ou la débauche ; on se jette dans l’un de ces partis, & l’on devient criminelle, infâme, sans être même un seul moment abusée par les affreuses ressources qu’on a voulu le faire.
Voilà les premieres réflexions qui me viennent. Je les écris sans les examiner ; je sens que mon cœur me les dicte, & qu’elles sont vrayes. Mais combien de réflexions ne peut-on pas faire encore, sur cet important sujet ! les femmes même pourroient en remplir des volumes, si elles vouloient consulter leur ame si droite, si tendre, si éclairée, malgré l’égarement qu’on est quelquefois trop forcé de reprocher à leur esprit. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1
1L’aveu que fait ici mon Correspondant me dispense de prévenir le Public sur le peu d’approbation que je donne à ses sarcasmes. Je prens la liberté de lui dire à lui-même que je ne fais imprimer sa Lettre téméraire que pour divertis les femmes à ses dépens.