Le Nouveau Spectateur (Bastide): Discours II.
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Niveau 1
Discours II.
Niveau 2
Metatextualité
On se rappelle une Lettre qui me
fut écrite il y a quelques mois, dans laquelle on me parloit
des Riens, Conte que j’avois fait quelques années
auparavant. Une aventure qui vient d’arriver, m’engage à
faire réimprimer ce Conte, qui n’a peut-être pas été lu dans
le tems par six de mes Lecteurs. Je raconterai ensuite
l’aventure arrivée. Elle me fournira des réflexions qui n’en
seront que plus utiles, précédées de l’Histoire qu’on va
lire d’abord. Cette Histoire, au reste, quoiqu’intitulé
Conte, n’en est point un. Babet existe, & sert
aujourd’hui chez Madame la Marquise de * * *, au Fauxbourg
Saint Germain. Moncade est à l’Armée, & y fut blessé il
n’y a pas deux ans. Belise, remariée depuis, est aujourd’ui
<sic.> dans les Terres de son mari, ou y
passe du moins neuf mois de l’année ; contrainte affreuse
pour elle, devenu nécessaire par une suite de la facilité
qu’ont les gens du monde à se ruiner par air.
Niveau 3
Récit général
Les Riens, Conte, On
plaît solidement par les riens. Ils trompent doucement
un cœur qui auroit été allarmé, effarouché par la
passion déclarée ; ils épargnent ces premieres rigueurs,
souvent rebutantes, qui l’usage a consacrées, &
qu’on ne peut épargner sans indécence, à l’Amant le plus
aimé, s’il s’est expliqué par une déclaration en forme.
Ils dispensent de ces détails, de ces soins assidus, qui
d’abord ne coûtent rien, & qui bientôt coûtent
beaucoup. Ils servent à cacher adroitement la passion :
c’est une grande avance auprès des femmes
qui ont trop de vertu ; c’est un grand point auprès de
celles qui veulent conserver leur liberté en donnant
leur cœur ; c’est un secret infaillible auprès de celles
qui ne peuvent souffrir l’idée d’un engagement éternel.
Les riens séduisent les unes, rassurent les autres,
enchaînent les dernieres. Moncade avoit compris leur
utilité agréable. Il ne voulut point employer d’autre
moyen auprès de Bélise dont il étoit devenu amoureux.
Bélise étoit bien capable de prendre de l’amour, mais
elle ne vouloit pas même en entendre prononcer le nom.
Elle avoit pris tous les travers de son âge, & elle
les poussoit à l’excès, comme tous les ridicules que
l’on emprunte de la mode. Moncade avoit l’esprit
très-agréable, & jouissoit d’une parfaite santé.
Avec ces deux avantages, l’art des riens est
très-facile. On est gai, complaisant, on saisit tout, on
a un agrément de toutes les heures, on est
l’homme de tout le monde. Il voyoit Bélise tous les
jours ; il s’étoit d’abord attaché à étudier ses goûts :
il faut cette étude pour asservir véritablement une
femme ; sans elle, le plus grand mérite & la plus
belle figure n’assurent jamais une conquête. Bélise
aimoit les instrumens : Moncade les possédoit tous. Elle
avoit une jolie voix, & elle préféroit les Duo.
Moncade à qui la nature n’avoit rien refusé, en
composoit lui-même, & les chantoit avec elle. Il
avoit pour tout un gout si délicat, qu’il pouvoit
réformer les Maîtres. Bélise que la coquetterie rendoit
difficile sur ses propres talens, le consultoit sur
tous, & ne croyoit sçavoir que ce qu’il avoit
perfectionné en elle. Il parloit avec tant de douceur,
jugeoit avec tant de modestie, qu’il sembloit qu’il n’y
eût que lui qui méritât d’instruire. Il étoit aimable
pour tout le monde, mais il n’étoit si
complaisant que pour Bélise. Elle aimoit les petits
jeux, parce qu’ils fournissent des plaisirs à
l’amour-propre, & des armes à la coquetterie.
Moncade les détestoit par cette raison, le lui disoit
& en inventoit tous le <sic.> jours de
nouveaux. Elle avoit une Négresse qu’elle aimoit
beaucoup, & dont elle se servoit uniquement : la
taille la plus fine, les yeux les plus vifs, & le
service le plus agréable l’avoient subjuguée. Elle
aimoit qu’on flattât son idole. Un soir qu’on avoit
dansé familierement, Moncade, pour lui plaire, s’avisa
de faire danser la Négresse : il exhalta ses graces
(elle en avoit). Belise charmée, l’auroit volontiers
embrassé. Il demanda une plume, & fit sur le champ
ces vers : Citation/Devise
A Babet. Ton
corps est noir, tu n’es donc pas jolie ? Point du
tout ; tu me plais, tu plais à tous les yeux, Par un
air fin, par un ton de folie, Qui porteroient les
plaisirs & les jeux Dans l’ame
réfroidie De Moncade moins amoureux. N’est-ce pas
être assez jolie ? Il n’aimoit point à
répondre aux lettres qu’il recevoit : toutes les femmes
se plaignoient de sa paresse. Bélise lui écrivit un jour
pour lui demander quelque chose. Le billet finissoit
ainsi : Je sçais que vous n’aimez point à répondre, je
me contenterai d’un oui. Il fit cette réponse : Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« Je n’aime point à
répondre à tout le monde, j’en conviens ; mais
tout le monde n’a pas, comme vous, un esprit qui
en donne, & auquel on aime à parler. Depuis
que j’ai lu votre Epître charmante, je serois
capable d’écrire sans effort dix lettres de
suite : je réponds avec tant de plaisir ce oui que
vous ambitionnez, que c’est moi qui ai à
remercier. »
Il étoit flatteur pour Bélise de pouvoir montrer
un billet de Moncade, quand toutes les femmes se
plaignoient de sa paresse. Depuis qu’il
s’étoit apperçu qu’elle en faisoit vanité, il lui
écrivoit tous les jours. Il avoit un cabriolet brillant,
& un cheval très-bien dressé. Bélise faisoit
volontiers des parties de campagne dans cet équipage,
pour avoir le plaisir de le conduire elle-même. Moncade
inventoit chaque jour des goûts de ruban pour embellir
encore son cheval, & la main qui le conduisoit. Elle
étoit veuve, & depuis son veuvage elle occupoit un
appartement dans un Couvent qu’on alloit rebâtir.
Moncade ayant imaginé de lui faire voir une très-jolie
maison de campagne qui étoit dans son voisinage, lui
écrivit ce billet. Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
Citation/Devise
Près du tombeau que
ton mauvais génie Erige en noble appartement ;
Près du manoir, près du Couvent, Où l’on perd,
loin de la faillie, Loin des graces, du sentiment,
L’avantage d’être jolie ; Près du Caucase enfin
étroit & chancelant, Où malgré ta philosophie
Et ton esprit plein d’enjouement, Je
te plains de passer la vie, Il est un Jardin
enchanté, Où Flore éprise de Zéphire, Et jouissant
de sa fidélité, Perd dans les plaisirs qu’il
inspire Le souvenir de sa légereté. Ces beaux
lieux méritent l’hommage De tout esprit fait pour
jouir ! J’offre de t’y conduire, & pour ce
court voyage, Mon char est prêt, j’y joindrai le
plaisir.
Elle trouva ces vers charmans : ils lui
tournerent la tête ; elle les montra à tout le monde.
Pour se brouiller invinciblement avec elle, il n’auroit
fallu que les critiquer. Elle accepta la partie, &
elle y fut moins aimable & moins folle qu’à son
ordinaire. La maison qu’on venoit voir étoit de celles
qui fixent un moment, par leurs beautés, l’esprit le
plus volage. Bélise n’y vit rien, n’y critiqua rien :
les bosquets, les berceaux, objets éternellement
agréables aux femmes, ne purent lui arracher un regard :
elle vit tout des yeux de la machine, l’ame
étoit toute entiere aux vers qu’elle avoit reçus.
Moncade l’examinoit & sçavoit se taire quoiqu’il fut
sur de son triomphe; rien ne lui échappoit qui pût
trahir son cœur ; il ambitionnoit moins le plaisir d’un
aveu que la certitude d’un engagement. Bélise séduite
par ses propres mouvemens, auroit pu se rendre à une
déclaration pressante, mais la séduction n’est pas
l’amour. Il falloit au bonheur de Moncade, des sentimens
solides, un attachement consenti : le moment n’en
pouvoit pas être encore venu, il falloit le faire naître
sans le précipiter. Ils n’étoient point allé seuls dans
cette maison. En marchant dans les jardins, ils se
trouverent à côté l’un de l’autre. Depuis une heure elle
avoit paru s’ennuyer ; il parut en ce moment qu’elle
étoit plus satisfaite. Moncade profita habilement de la
circonstance. Je m’apperçois que vous vous ennuyez, lui
dit-il, je n’ai imaginé cette partie que
pour vous, il n’y a qu’à remonter en carosse. Bélise le
regarda tendrement. Un moment plutôt, répondit-elle, ce
reproche eût été fondé ; à présent il ne l’est plus.
J’en suis ravi, reprit-il. Il étoit triste pour moi, de
vous voir vous ennuyer, & de ne pouvoir me livrer,
par cette raison, au plaisir d’être avec vous. C’est
votre faute, pousuivit-elle ; il faut que je l’avoue,
c’est vous qui êtes cause de cet ennui que vous croyez
incompréhensible : vous me rendez difficile sur tout ce
que je vois, c’est-à-dire insensible à tout ce qui
m’amusoit ; vous avez un goût délicieux qui se répand
sur tout ce que vous faites, & cela me gâte. Il est
possible que ce que je fais, doive paroître agréable,
répondit-il modestement : mais, Madame, ce sont des
riens : Eh, Monsieur, des riens ? Y a-t’il un plus grand
mérite, un attrait plus flatteur ! Interrogez toutes les
femmes, vous verrez combien vous êtes aimable. Il me suffit de ce que vous m’en apprenez
vous-même, lui dit-il tendrement ; j’aime assez à vous
croire pour n’interroger que vous. Ils se dirent alors
des choses que l’on se dit tous les jours sans s’aimer,
sans vouloir plaire, & dont toute la signification
est dans le ton dont elles sont dites. Ce ton qui doit
les faire valoir, étoit dans Bélise sans qu’elle y fit
attention ; il rendoit fidélement tout son goût. Moncade
disoit plus discrétement ce qu’il sentoit, & ce
qu’il auroit voulu dire au prix de sa vie. Il vouloit
que Bélise s’égarât par ses seules idées ; le mot
d’amour pouvoit encore la rendre à elle-même, & il
craignoit de le prononcer. Au détour d’une allée il se
sépara d’elle volontairement, & il alla se placer
auprès d’Araminte, jeune femme très-tendre &
très-propre à inquiéter Bélise. C’étoit son dessein de
l’inquiéter, il ne pouvoit pas imaginer un moyen plus certain. Il vit clairement à des certains
regards, qu’il y avoit réussi. Ce n’étoit pas de ces
regards lancés, qui n’expriment que de la coquetterie
dans une femme qui n’a pas encore le droit d’être
jalouse ; c’étoient de ceux qu’on laisse tomber
doucement sur l’objet qui les détermine ; qu’on voudroit
retenir par modestie, ou parce qu’on sent tout ce qu’ils
signifient, tout ce qu’ils promettent ; & qu’on
abandonne, malgré soi, au soin de l’amour qui les
conduit. Bélise, émue & troublée, se surprit avec
étonnement dans cet état. Elle s’interrogea ; elle vit
qu’elle aimoit, & ne voulut pas le voir : il falloit
qu’elle fut bien coquette ! Elle détourna les yeux de
dessus Moncade, mais sa résolution fut inutile ; ses
yeux indociles revinrent mille fois sur l’objet redouté
qu’ils vouloient fuir : elle voulut remplacer par le
dépit ce qu’elle perdoit par la foiblesse ; elle
s’exagéra & les peines d’un engagement,
& les plaisirs de la coquetterie ; ses idées furent
si vives que l’illusion suivit la volonté de s’abuser.
Elle crut n’aimer pas, ou du moins n’aimer plus : mais
l’amour ne souffre un instant une pareille erreur que
pour mieux assurer son triomphe. Il permit qu’elle
formât le projet de haïr Moncade. Elle se persuada
qu’elle le haïssoit. Ses yeux jusqu’alors si tendres, si
empressés à le chercher, si incapables de se contraindre
lorsqu’ils le rencontroient, n’exprimerent plus que sa
résolution. Moncade qui ne l’avoit pas perdu de vue,
n’eut pas la peine de deviner : il jouit d’un bonheur
nouveau, & il rit de voir tant d’amour dans une
femme qui vouloit le haïr. Il quitta Araminte pour
rejoindre Bélise. En l’abordant, il chantoit un air
& des paroles charmantes. Bélise en avoit assez
entendu pour souhaiter de les entendre mieux. Elle pria
Moncade de les répéter : il obéit avec empressement. Rien n’est plus joli, dit-elle, lorsqu’il
eut fini : je veux que vous m’appreniez cette chanson,
je ne me coucherois pas pour l’apprendre. Il n’y a qu’à
commencer à présent, répondit-il : mais vous n’êtes
peut-être pas trop disposée à chanter. Vous me
pardonnerez, dit-elle, en oubliant de bonne foi sa
haine ; je n’ai jamais plus de plaisir que lorsque vous
chantez. Il reprit la chanson, & à chaque coupler,
elle l’interrompoit pour exalter la voix, le goût, les
paroles & la musique. Vous louez trop, lui dit-il
malicieusement, une médiocrité, un rien ; vous ne sçavez
pas à qui vous prodiguez des louanges si flatteueses !
Si je vous en nommois l’Auteur, vous seriez bien étonné
de votre prévention pour l’ouvrage. L’instinct de
l’amour éclaira Bélise sur tout le sens de ce discours.
Elle comprit qu’il étoit lui-même cet Auteur pour qui il
<sic.> vouloit lui supposer des dispositions si
défavorables : Et pour le flater, pour le
rassurer, pour le venger de sa premiere injustice ; vous
pouvez vous dispenser de le nommer, lui dit-elle, je le
reconnois à son goût & à sa modestie. Ils furent
interrompus. Moncade en fut charmé, Bélise en fut
fâchée. Il ne vouloit pas encore s’expliquer, & elle
auroit voulu qu’il s’expliquât. Elle ne se dissimuloit
plus qu’elle l’aimoit ; & encore incertaine si elle
consentiroit à l’aimer, elle souhaitoit qu’il lui donnât
des raisons d’y consentir. Il n’en pouvoit pas être une
plus décisive qu’un aveu. Moncade se le disoit à
lui-même, mais il redoutoit encore le retour de la
coquetterie. L’événement justifia sa défiance. De retour
à la ville, Bélise, en retrouvant ses amans, reprit son
caractère. Moncade comprit qu’il lutteroit mal contre
dix agréables, que douze heures d’absence avoient rendu
nouveaux. Il fut trois jours sans la voir : il les
employa à se faire un extérieur qui le fît
paroître totalement indifférent ; afin que, lorsqu’il la
reverroit, ce changement seul pût lui tenir lieu de
reproches par son effet. Au bout du second jour elle
s’apperçut que Moncade lui manquoit. Ses talens &
son esprit ausquels elle s’étoit accoutumée, réduisoient
à leur juste valeur les phrases monotones de ses
insipides perroquets : ils ne pouvoient l’amuser
qu’ensemble, chacun d’eux l’ennuyoit séparément. Il n’y
avoit que Moncade qui sçût dire ces riens consacrées qui
tiennent lieu d’amour ; lui seul sçavoit plaire : il
paroissoit sans prétention, & il en étoit plus
aimable. Elle lui écrivit, & son billet, qu’elle
n’avoit voulu rendre que galant, renfermoit des
reproches. Il y répondit avec politesse & avec
indifférence. Bélise avoit compté qu’il viendroit à
l’instant même chez elle, elle l’en prioit dans sa
lettre ; il n’y vint point, il ne laissa pas même
espérer qu’il y viendroit ; elle en fut
piquée. Le coup porta dans le cœur. Il marquoit dans sa
réponse, qu’il étoit engagé chez Araminte, & que la
partie étoit formée pour tout le jour. En relisant, elle
éprouva un trouble, une agitation qui ne peuvent se
concevoir. La mauvaise humeur s’empara de son esprit ;
la jalousie, de son cœur. Dans ce premier accès, elle
défendit sa porte. Ses réflexions contribuerent encore à
l’agiter. Elle ne pouvoit plus s’empêcher d’aimer, &
l’ingrat qui l’y contraignoit, étoit peut-être déja
amoureux d’une autre : mais cet ingrat étoit innocent ;
il avoit eu du penchant pour elle ; il l’auroit aimée de
bonne foi, & elle l’avoit forcé par sa conduite à
chercher à plaire ailleurs : elle se tourmentoit, se
condamnoit, s’imputoit toute sa douleur. Dans le sort de
son tourment, on vint lui présenter, de la part de
Brillancour, un présent magnifique & trèsrare. Elle daigna à peine jetter le <sic.> yeux
dessus, & oublia même de faire récompenser le
laquais qui venoit de l’apporter. Un moment après on lui
apporta, de la part de Moncade, un petit Angola blanc,
orné de rubans couleur de rose. Elle fit un cri de joie
en le voyant, le prit sur ses genoux avec transport, lui
fit de caresse à l’étouffer, & ordonna qu’on donna
un louis au porteur. Le petit chat lui tint lieu de
Moncade jusqu’au moment de son sommeil : elle le coucha
avec elle, ne souffrit pas qu’on parlât d’autre chose
que de ses charmes. Si Moncade étoit venu dans ces
instans de délire, il auroit été traité comme on
traitoit son présent. Il y vint le lendemain. Il jugea
par les caresses qu’on faisoit au petit animal,
lorsqu’il arriva, de toutes celles que l’amour lui
réservoit. Il jugea aussi facilement de tous les
sentimens qu’on avoit pour lui, en voyant l’air abattu
qui les décéloit. Il y avoit du monde chez
Bélise, elle fut obligée de se contraindre : mais elle
espéra bien s’en dédommager dans le premier moment
qu’elle pourroit saisir. Elle craignoit d’autant plus de
se trahir, qu’elle ne s’étoit jamais refusé une
étourderie ; l’amour, en s’emparant d’une coquette,
commence par la rendre décente. Cet espoir dont je parle
lui fut bientôt ravi : il fut du moins très-balancé par
l’air dégagé de Moncade. Cet air que tous les hommes
prennent lorsqu’ils ont des desseins, trompe toujours
les femmes lorsqu’elles ont des sentimens. Bélise y fut
trompée. Elle étoit jalouse d’Araminte, elle crut son
triomphe certain. Moncade aussi tranquille devant elle
que s’il n’avoit été question de rien entr’eux, ne
pouvoit l’être après trois jours d’absence, que par
l’effet d’un sentiment nouveau. Il est vrai qu’il
n’avoit jamais dit qu’il aimât, mais il sçavoit bien que
sans le dire il l’avoit fait entendre : un air
d’indifférence étoit donc une preuve de
changement. Pour surcroit de douleur, elle avoit
imaginé, pour retenir Moncade toute la soirée, de former
une petite académie galante, qui commenceroit après le
souper, & dont l’objet étoit que chacun racontât son
histoire. Moncade refusa de rester : il prétexta des
engagemens. Bélise qui étoit avec lui dans l’embrasure
d’une fenêtre, lorsqu’elle le lui proposa, eut beau l’en
presser & le tourmenter, il refusa toujours. Vous
craignez apparemment que votre histoire ne donne trop
mauvaise opinion de votre cœur, lui dit-elle avec dépit,
c’est pour cela que vous refusez de la raconter ? Non,
Madame, répondit-il, car je vous promets de vous
l’écrire. Ce sera quelque chose de beau, reprit-elle ;
je crois que l’amour y jouera un plaisant rôle ! Vous en
jugerez, Madame, poursuivit-il sérieusement ; je n’ai
promis que d’écrire, vous me permettrez de me taire. Ce
qu’il y a de sûr, continua-t’il, c’est
que vous n’y trouverez rien qui soit aussi injuste que
l’opinion que vous avez prise si légérement de moi. A
ces mots il lui fit une revérence très-profonde, &
la laissa aussi étourdie de son départ, qu’impatiente de
lire son histoire. Je passe sur les idées qui
l’occuperent jusqu’au lendemain. Moncade fut exacte à
tenir sa parole. Il passa la nuit à écrire ce qui suit :
Bélise me croit un cœur insensible ou perfide ; c’est ce
qu’elle a voulu me dire : il faut la détromper ; il faut
lui faire connoître ce cœur qu’elle n’a pas connu. Ses
soupçons m’affligent; Bélise devroit être sûre que je ne
les mérite pas : si je les méritois, j’en serois moins
affligé. Mon histoire se borne à une seule aventure : le
reste de ma vie s’est passé à prendre des goûts, & à
inspirer des fantaisies ; c’est la vie de tous les
hommes qui ont eu quelque réputation
d’agrémens : ainsi je n’en dirai rien, pour ne pas
répéter ce qu’on a lu cent fois ailleurs. Dans mes
caprices j’ai été aussi constant qu’on puisse l’être,
& dans mes ruptures, aussi honnête homme qu’on l’ait
jamais été. Les femmes que j’ai eues n’ont jamais pu se
plaindre de moi, & j’aurois quelque chose à attendre
de leur reconnoissance, si les cœurs qui aiment à
changer, pouvoient être reconnoissans. Passons à
l’unique aventure qui mérite d’être écrite, & que je
veuille me rappeller. Après avoir beaucoup couru,
beaucoup changé & un peu réfléchi, je voulus aimer
& devenir homme. J’aimois déja lorsque j’en pris la
résolution. J’avois été frappé d’un premier regard qui
m’avoit métamorphosé ; ainsi je dus ma raison à l’amour.
Mais ce premier moment qui m’avoit annoncé le bonheur,
disparut promptement & sans retour. Delphise (je la
nommerai ainsi) étoit née pour aimer, & c’étoient
ces restes de sensibilité que ses yeux
exprimoient dans leurs premiers regards. Subjuguée par
l’exemple, croyant qu’il étoit honteux de donner son
cœur, elle étoit devenue coquette, & le jeu lui
avoit si bien plu, que ce qui n’avoit d’abord été que
mode, étoit devenu passion. Je vis tout d’un coup ma
destinée ; mais je voulus espérer. Je mis tout en usage
pour rendre à Delphise le même service qu’elle m’avoit
rendu. J’eus tout le succès que je pouvois attendre,
c’est-à-dire, que je lui plûs, & qu’elle m’aima un
moment. Elle se surprit dans sa foiblesse qu’elle voulut
envisager comme un malheur ; elle eut du dépit, du
chagrin ; elle ne fit plus que des réflexions tristes :
elle rougit d’aimer ; elle calcula les pertes qu’elle
alloit faire en m’aimant ; & l’amant le plus tendre,
& à ses yeux le plus aimable, fut sacrifié à dix
automates qui n’étoient pas même assez ridicule pour
mériter de l’amuser. Nos sentimens n’avoient fourni que
des scènes muettes : nous nous les étions
fait connoître sans nous les apprendre. Lorsque je fus
convaincu de sa résolution invincible, je me fis la
violence de rompre une chaîne que je ne pouvois plus
supporter ; & comme je ne lui avois jamais dit que
je l’aimois, je ne lui dis pas que je ne l’aimois plus.
Elle s’apperçut aisément de mon absence ; je l’avois
toujours amusée, & les personnages auxquels je
l’abandonnois ; en triomphant, n’étoient pas faits pour
me remplacer. Elle me regretta, & voulut me
rappeller : mais je me souvenois trop de ce que j’avois
souffert ; je sçavois trop ce que j’aurois encore à
souffrir trop ce que j’aurois encore à souffrir pour me
rendre même à une nouvelle foiblesse. Je résistai
constamment, & ne m’en suis jamais repenti, quoique
je l’aye toujours regrettée. Voilà, Madame, mon histoire
dont vous étiez hier si curieuse. Si cette envie dure
encore, vous la lirez avec quelqu’attention, & c’est
tout ce que je souhaite. Je vous l’aurois
présentée moi-même, si je n’avois pas des engagemens qui
ne me laissent pas disposer d’un moment. Je vais partir
dans une heure pour la campagne, où je resterai huit
jours sans revenir. Bélise ne put lire sans beaucoup
d’émotion & d’amour, ces détails & ces
sentimens. Mais ce fut bien pis, lorsque parvenue à la
fin, elle lut qu’il partoit pour huit jours. Sans faire
d’autres réflexions, elle envoya successivement deux
laquais chez lui, avec un billet qui étoit un ordre en
forme de venir à l’instant même la trouver. Il y vint,
il comprit qu’il n’y avoit pas un moment à perdre. Elle
rougit en le voyant arriver ; quelle preuve plus
certaine de sa défaite ! Une coquette qui rougit n’a
plus besoin de s’expliquer ; son trouble annonce autant
de constance que de tendresse. Je quitte tout pour vous,
lui dit-il, du ton le plus tendre : quel en sera le
prix ? Ah ! Moncade, ne m’interrogez pas,
répondit-elle en rougissant encore : ménagez un cœur qui
ne vouloit pas se donner, & qui ne peut plus se
défendre. Ah ! reprit-il, en tombant à ses genoux,
puis-je vous ménager, puis-je me refuser à tout mon
bonheur ! Bélise, Bélise, prononcez cet aveu délicieux :
il est déja sur vos lévres, faites-le passer dans mon
cœur… Elle soupira ; elle s’attendrit ; elle ne rougit
plus, & ce mot qu’elle craignoit de prononcer, fut
répété mille fois, avec autant de plaisir que d’amour.
Niveau 3
Récit général
Les Riens,
Citation/Devise
A Babet. Ton
corps est noir, tu n’es donc pas jolie ? Point du
tout ; tu me plais, tu plais à tous les yeux, Par un
air fin, par un ton de folie, Qui porteroient les
plaisirs & les jeux Dans l’ame
réfroidie De Moncade moins amoureux. N’est-ce pas
être assez jolie ?
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
« Je n’aime point à
répondre à tout le monde, j’en conviens ; mais
tout le monde n’a pas, comme vous, un esprit qui
en donne, & auquel on aime à parler. Depuis
que j’ai lu votre Epître charmante, je serois
capable d’écrire sans effort dix lettres de
suite : je réponds avec tant de plaisir ce oui que
vous ambitionnez, que c’est moi qui ai à
remercier. »
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
Citation/Devise
Près du tombeau que
ton mauvais génie Erige en noble appartement ;
Près du manoir, près du Couvent, Où l’on perd,
loin de la faillie, Loin des graces, du sentiment,
L’avantage d’être jolie ; Près du Caucase enfin
étroit & chancelant, Où malgré ta philosophie
Et ton esprit plein d’enjouement, Je
te plains de passer la vie, Il est un Jardin
enchanté, Où Flore éprise de Zéphire, Et jouissant
de sa fidélité, Perd dans les plaisirs qu’il
inspire Le souvenir de sa légereté. Ces beaux
lieux méritent l’hommage De tout esprit fait pour
jouir ! J’offre de t’y conduire, & pour ce
court voyage, Mon char est prêt, j’y joindrai le
plaisir.
Metatextualité
Il n’est pas nécessaire de dire
qu’ils s’aimerent sincerement. Ces sortes d’engagemens ne
peuvent être que solides. Moncade employa, à le faire durer,
les mêmes moyens dont il s’étoit servi pour le faire naître.
Il venoit d’éprouver que les riens séduisent une femme ; il
voulut éprouver combien ils peuvent l’attacher. Il fut
convaincu, que de tous les talens, de tous les
moyens, de tous les mérites, ils étoient le plus agréable
pour l’usage, & le plus sûr pour l’effet.
Récit général
La Marquise de * * *, dit
toujours : Voilà des soins bien fatiguans ! . . . . L’amant
qu’on n’aime point n’en a pas d’autres, & se fait
détester tous les jours par ses soins. La prévention ou le
dégoût les grossissent ; c’est une mal-adresse que de s’y
entêter, quand on a vû que les premiers ne réussissoient
point. Il faut alors recourir aux riens, & prendre garde
même qu’ils ne soient affectés ; ils déplairoient autant que
l’importunité decidée. Il faut toujours craindre cette
fatale prévention qui gâte tout. J’ai connu une femme dont
le ridicule m’a fait naître sur cela des idées bien sures.
Elle avoit un amant aimable & bien fait, mais si mince
& si fluet, qu’elle le nommoit toujours Vent-coulis.
Lorsqu’elle cessa de l’aimer, elle le vit avec des yeux bien différens ; il est vrai qu’il avoit pris un
peu d’embonpoint, mais il y avoit encore bien loin de là à
la grosseur. Elle voulut parier un jour, qu’il pesoit deux
cent livres, tant il offusquoit sa vûe.
Récit général
Les riens, les riens ! ils ne
peuvent jamais déplaire, & doivent toujours réussir.
Agenor n’a pas voulu suivre ce conseil, que ses amis lui ont
donné cent fois, & il s’est rendu insupportable à la
femme qu’il adoroit. Il lui dit un jour : quoi, Madame, rien
ne peut vous toucher ! rien ne peut vous plaire ! tout ce
que je fais pour vous, se tourne en malheur pour moi ; je
vous offrirois un trône, qu’il ne vous tenteroit pas :
hélas, Madame . . . . . Hélas, Monsieur, j’en suis
desespérée, j’en suis furieuse ; car vous êtes le plus
honnête homme qu’on ait vû depuis Amadis ; mais c’est une
fatalité, un sort inexplicable ; tout ce que vous faites
pour me plaire, me déplaît, m’accable, me donne
une humeur . . . . Peut-être faites-vous trop : il semble
que vous vouliez intéresser ma conscience, par des soins si
généreux, & elle veut être libre . . . . Eh bien,
Madame, preserivez-moi donc ce qu’il faut que je fasse ;
apprenez-moi à modérer une ardeur si violente ; jettez des
glaces dans mon cœur ; peut-être je pourrai vous aimer
moins, & vivre encore . . . . Je ne vois pas de
possibilité à ce que vous me demandez, dit Lucinde ; je
n’entends rien à conseiller ; je n’imagine jamais qu’un
moyen, & celui qui se présente à moi n’est propre qu’à
vous révolter. Dites-le, Madame ; quelqu’affreux qu’il
puisse être, je me ferai un courage exprès pour l’employer.
Cela ne se peut pas, répondit-elle ; car, par exemple,
seriez-vous capable de vous éloigner de moi pendant quelque
tems ? Vous n’en auriez pas la force ! Cependant . . . . Ah,
Madame, que me proposez-vous, que m’ordonnez-vous ! . . .
Moi, je ne propose rien, & j’ordonne encore
moins ; mais vous me demandez mon avis, & mon avis
seroit, que vous fissiez un voyage. Ce fut le parti qu’il
prit : il voyoit qu’il n’y avoit pas d’autres ressources ;
mais il trouva bien le secret d’empêcher tout le bon effet
qu’il pouvoit s’en promettre. Il ne partit que plus de trois
semaines après en avoir pris la résolution ; &, pendant
ce tems, il eut l’imprudence de voir deux fois par jour
celle pour qui sa vûe étoit un si cruel supplice. Ce qu’il y
a de plus plaisant, c’est qu’il se vantoit avec elle, de la
plus prodigieuse force d’esprit : il ne tarissoit point sur
l’admiration qu’il s’inspiroit à lui-même. Avouez, lui
disoit-il, qu’il n’y a point d’exemple de ce que je fais :
on ne réunit jamais tant de courage & tant de passion.
Oui, répondit Lucinde, en riant sans contrainte ; c’est un
procédé admirable, une action toute héroïque, & quand
vous serez parti, surement je ne cesserai de
m’en pénétrer : mais quand partez-vous ? Demain, Madame, mes
ordres sont donnés, & ma résolution est bien prise. Tout
ceci est fait pour vous plaire ; ce n’est qu’en m’éloignant
que je puis devenir capable de cette modération que vous
exigez ; je voudrois être déja parti : n’est il pas vrai,
Madame, que je ne puis trop me hâter ? J’apprendrai, loin de
vous, ces airs, ces riens charmans que vous m’avez
prescrits ; & je reviendrai toujours plein de la plus
vive passion ; mais aimable, leger, semillant, peut-être
avantageux, & je vous en plairai d’avantage. Il disoit
tout cela en poussant de profonds soupirs ; & Lucinde,
qui pouvoit à peine s’empêcher de rire, répondoit d’un ton
sérieux : oui, vous me plairez beaucoup avec cet air là,
& je prévois qu’à votre retour, je vous aimerai à la
folie. Il partit enfin ; mais il faut dire, que
la veille de ce jour fatal, il lui envoya un berline, fond
brun ; des étoffes d’hiver ; deux tourterelles ; & que
ce présent sérieux, étoit accompagné d’une lettre plus
sérieuse encore. Pendant son absence, il ne cessa d’écrire
sur le même ton ; mais il parloit toujours des riens, &
promettoit d’être fort léger à son retour. Lucinde n’eut
aucune foi à ses promesses, & prit sérieusement le parti
de se défaire d’un homme si pesant. Il en mourra, se
disoit-elle, & je prévois que je m’en débarrasserai un
peu plus que je ne veux ; mais dois-je mourrir <sic.>
moi-même, à vingt ans, d’ennui & de desespoir, pour
épargner une vie qui est absolument contre l’ordre & la
société ? Il n’y a pas moyen d’endurer un si cruel tourment,
& charité bien entendue commence par soi-même. Il ne lui
falloit que le quart d’un prétexte pour se croire autorisée
à faire beaucoup de mal, quand on lui avoit causé beaucoup d’ennui ; & comme l’ennui avoit été
extrême, le prétexte fut plus que suffisant. Dès qu’il lui
eut appris qu’il revenoit, elle fit porter chez lui tous les
présens qu’elle en avoit reçus, & partit avec des
chevaux de poste, pour être sure qu’il ne la joindroit pas.
De dire où elle alla, c’est ce que je ne sçais pas ; mais ce
que je sçais, c’est qu’Agenor ne trouvant à son retour que
des preuves de la haine qu’elle avoit pour lui, voulut
terminer, par le poison, une vie malheureuse. Ses amis
l’empêcherent de faire cette sotise, & eurent bien de la
peine à y réussir ; ils n’y seroient pas parvenus, s’ils
n’avoient employé que la raison ; il ne pouvoit plus en
entendre les maximes : il disoit cent fois par jour, j’ai
tout fait pour elle, & elle me quitte ! Je me suis privé
de sa vûe ; je lui ai immolé mon amour, mes plaisirs ; j’ai
appris la fatuité, la frivolité, comme un enfant, à l’école,
apprend le grec, qu’il n’entend pas, & qu’il
déteste ; & sa haine, sa suite affreuse, sont le prix de
tant d’amour ! . . . Il ne pouvoit s’accoutumer à cette
pensée, ni souffrir qu’on lui parlât avec modération du
parti qu’avoit pris Lucinde, & il auroit fini par battre
tout le monde, si on n’avoit eu la prudence de se prêter à
sa manie, ou plutôt à sa douleur. Cette histoire, frivole
pour ceux qui regardent comme fiction tout ce qui est du
cœur, mais trop vraie pour le malheureux Agenor, & trop
vraisemblable pour ceux qui ont le malheur de lui ressembler
dans leur passion, n’est pas même indifférente pour les
petits-maîtres les plus hardis. Notre caractere change ; une
femme suffit pour renverser tous nos principes, & pour
nous jetter d’une extrémité à l’autre ; & tel est fat
aujourd’hui, que demain sera peut-être un amant
très-sérieux, très-triste, très-passionné, & par
conséquent très-misérable, s’il a le malheur d’aimer, comme
Agenor, une femme que la passion importune. On
n’a qu’à lire l’Histoire du cœur humain ; on y trouvera, à
chaque page, le récit de la même révolution, cent fois
renouvellée par le caprice de la nature, & toujours
marquée par quelqu’affreux desespoir ; & l’on se dira,
qu’il n’y a point d’aventure qu’on doive regarder comme
indifférente, lorsqu’on y peut puiser une leçon pur
l’avenir. Les femmes ont la légéreté en partage ; elle est
dans leur cœur, & n’y peut être anéantie que par quelque
passion extraordinaire ; mais ces sortes de passions sont
très-rares, & le miracle n’en appartient ni au mérite ni
à l’amour ; il est toujours l’ouvrage du hazard. Voilà donc
tous les hommes réduits à chercher à plaire par l’amusement.
S’ils s’écartent de cette régle, la femme qu’ils
importuneront, les détestera. Dans l’ennui, on juge toujours
sévérement ; elles s’imagineront qu’on veut attenter à leur
droit, ou qu’on aspire à changer leur caractere ; elles penseront même, que la révolte est le motif de
cette ambition ; & comme elles sont accoutumées à
regarder les hommes comme des esclaves nés, & que la
soumission les enchante, elles puniront ceux qui, par de
grands soins & de triste soupirs, sembleront vouloir les
arracher à l’amusement, & leur donner des loix.
Metatextualité
Cette réflexion, au reste, n’est
point offensante pour elles. Puisqu’il faut que l’empire du
monde appartienne à l’un ou à l’autre sexe, il n’y a pas de
mal qu’il soit le partage de celui des deux qui peut y
répandre le plus de plaisirs. L’Amour frivole & badin
n’est pas, à beaucoup près, le plus redoutable : c’est la
passion, l’amour effrené, l’amour jaloux, qui ont fait le
malheur des mortels. Je reviens sur mes pas, pour parler de
ces riens qu’on ne peut trop conseiller, puisqu’il faut que
les hommes passent le premier tems de leur vie à aimer, & à être malheureux s’il ne plaisent pas. On a
vû combien ils réussirent à Moncade ! Un de mes Amis n’en
éprouva pas moins l’efficacité il y a quelques années. Il
aimoit une jeune personne, que trois ou quatre amans lourds
& importuns avoient effarouchée par leurs soins sérieux
& leurs profonds soupirs. Il l’auroit peut-être
effarouchée comme eux, tant il l’aimoit, s’il n’avoit eu la
sage pensée de me consulter. Je lui prescrivis les riens,
& il se fit adorer. Il eut le bonheur de l’épouser
quelques mois après, & ce mariage a fait sa fortune. Une
des choses qui réussirent le mieux, furent ces vers qu’il
lui adressa, & que j’avois faits pour lui. On a déja lû
les premiers dans un de mes Cahiers.
Niveau 3
Citation/Devise
Vers
A une jeune Pensionnaire.
Vous êtes
belle, & le ciel en votre ame A répandu ses trésors
précieux ; Vous avez tout, hors l’esprit d’une femme ;
J’entends l’esprit qui brille dans leurs yeux. Forme
leur cœur, leur donne mille idées, Et leur imprime un
air intéressant, Instruit, rusé, sensible, pénétrant,
Long-tems avant qu’elles soient décidées, C’est-à-dire,
presqu’en naissant. Sans cet esprit, la beauté solitaire
Manque d’éclat, & n’est plus un bonheur, Il ne se
donne point ; mais un Ami sincère ; Par ses leçons, peut
porter dans le cœur Des sentimens dont l’ardeur
salutaire En tienne lieu ; car ce qui touche, éclaire.
Heureux emploi ! soin presqu’aussi flatteur Que le
plaisir charmant de plaire ! Cet honneur m’appartient :
oui, j’ose me flatter Que le cœur le plus vrai, que
l’ami le plus tendre, Sur ses rivaux doit l’emporter :
On peut bien me le disputer. Mais on ne
doit pas y prétendre. Tous mes discours rouleront
aujourd’hui Sur l’Amour, sur ses loix, dont je dois vous
instruire ; Je sçais que vous avez sur lui Des principes
qu’il faut détruire. Il est aisé de l’accuser, Il l’est
bien plus de le défendre. L’or imité peut nous
surprendre, Le diamant ne peut se déguiser. Vous
naissez, vous vivez encore Sous les loix du sot
préjugé : Vous connoîtrez ce Dieu que l’on adore Et que
vous avez outragé. Une Mere, une Duegne, une Abbesse
Iroquoise, Vous font jusqu’à présent des sermons à la
toise : Vous écoutez modestement, Et malgré l’ennui que
vous cause Leur insipide document, Vous ne concevez pas
comment On pourroit vous dire autre chose, Et parler
aussi sagement ? Mais l’Amour va bientôt paroître : Vous
verrez un Dieu tout charmant, Et vous ne concevrez que
difficilement Qu’avec un cœur qu’il a fait naître, Pour le chérir & pour lui donner
l’être, On l’ait connu si lentement. Il est bon, avant
qu’il paroisse, Que vous sçachiez comment il vient,
Comment il plait, comment il blesse ; Ce qu’on lui doit,
ce qu’il devient. Je peindrai mal, je le confesse ; Car
l’Amour échappe au pinceau. C’est un air si touchant,
c’est une façon d’être, Ce sont des traits si fins,
c’est un tout si nouveau, Que pour le faire reconnoître,
Il faut le grossir au tableau. Malgré mon embarras je
tiendrai ma promesse : La difficulté n’y fait rien,
Quand l’objet intéresse. Ecoutez, mais écoutez bien : Ce
tableau, ce discours, ce sublime entretien Vaut mieux
qu’un sermon de l’Abbesse. Ce Dieu charmant qu’adore
l’univers A toutes les beautés. Il change de visage
Suivant les tems & les objets divers ; Il prend les
traits, l’humeur & le langage, De quiconque
l’ignore, ou brave son ardeur, Et de quiconque encor, né
pour lui rendre hommage, S’en fait un portrait
enchanteur. Il a tout, il est tout ; il
pense avec le sage, Il rit avec les fous ; il est
tendre, volage, Discret, entreprenant, triste, étourdi,
rêveur, Sans art, plein de détour, timide, beau parleur.
Quel est son but, & qu’en a-t’on à craindre ?
Pourquoi tromper ? Pourquoi ces aspects infinis ? Ne le
condamnez pas, c’est lui qui doit se plaindre ; Il est
entouré d’ennemis : L’art est un droit qu’il voit avec
mépris ; Mais il est obligé de feindre, Et de se
déguiser sous d’odieux replis. Le monde est plein
d’esprits mélancoliques, D’esprits jaloux, d’esprits
vains & critiques, Dont la fureur est de dire du mal
De tout ce qui n’a pas leur air sec & moral. Ce
monde-là regne par la tristesse ; Il est donc ennemi du
Dieu de la tendresse ? Car la tendresse rend joyeux.
Aussi dans sa fureur le poursuivant sans cesse, Il en
fait un portrait affreux : En le peignant criminel,
odieux, Il épouvante la sagesse : L’aveugle
& facile jeunesse, Qu’on abuse aisément, pour qui
rien n’est douteux, Le croit, en le fuyant, encor plus
dangereux Que ne l’a point la criminelle adresse D’un
monde faux, jaloux & factieux. Mais l’Amour méprise
une injure, Dont le juste ressentiment Priveroit toute
la nature De ses plaisirs, d’une volupté pure, Et de son
plus bel ornement. Pour exercer la bienfaisance,
Contraint de se cacher & d’éblouir les yeux, Il
prend les traits, l’esprit, la contenance De l’objet
qu’on aime le mieux. D’abord ce n’est qu’avec prudence
Qu’il agit & se fait valoir ; Il faut s’y connoître,
pour voir Les effets de son existence Dans l’objet trop
heureux qu’anime son pouvoir, Ce n’est qu’une simple
nuance Qu’une légere différence Qu’on peut à peine
apercevoir. Mais insensiblement sûr de son avantage, Sûr
d’avoir plus, d’avoir touché, Il se montre
& se dédommage De s’être si long-tems caché.
C’est-là que commence la vie, C’est-là que le parfait
bonheur Entrant dans notre ame ravie, Y devient la
source infinie D’une inépuisable douceur. Jusqu’alors,
la nature entiere N’avoit été qu’une masse grossiere :
Rien n’existoit, tout paroissoit commun : L’onde étoit
sans murmure, Les gazons sans émail, les roses sans
parfum, Les vergers, sans verdure, Les hommes sans
esprit, sans talens, sans figure, Les livres sans
attraits, les bijoux sans valeur, L’univers étoit sans
parure : L’Amour en un instant répand tous ses feux,
Quel changement dans la nature ! Rien n’existera plus
qui ne charme les yeux, Ou qui n’enchante les oreilles ;
Tous les momens seront heureux, Tous les objets seront
délicieux : L’Amour enfante les merveilles, Sans lui
l’univers est affreux. Ainsi donc ce Dieu favorable, Si
digne de nos vœux, si propre à les remplir,
Est né pour tout charmer & pour tout embellir. Il
entre dans nos cœurs sous une forme aimable ; C’est un
moyen victorieux, Et même un titre incontestable ; Car
quand on plaît on est bientôt heureux. A peine il est
vainqueur, que transportant les cieux Sur la terre
autrefois sauvage, Il communique à tous les lieux Ses
charmes, son pouvoir, ses bienfait précieux : Tous les
objets semblent nous rendre hommage ; Des Amans
deviennent des Dieux. Jugez d’après cette peinture Si
l’on peut résister au torrent de douceurs Qui naît d’une
tendresse pure ? Non, tout doit se livrer à d’aimables
ardeurs ; C’est le bonheur de la nature, C’est le devoir
de tous les cœurs. Ainsi vous aimerez, quoique vous
puissiez dire ; Vous aimerez demain, peut-être dès ce
jour ; Je connois votre cœur, & j’ose lui prédire
Qu’il n’est pas fait pour ignorer l’Amour.
Vous avez son portrait, vous connoissiez ses charmes :
Vous y reviendrez malgré vous ; Et l’attrait séduisant
d’un spectacle si doux, Vous forcera de lui rendre les
armes. Or maintenant, si vous voulez sçavoir Comment ce
Dieu rusé va faire, Quelle forme il prendra, quel ton,
quel caractère, Pour mieux établir son pouvoir ; Je
crois qu’en me nommant, je ne hazarde guere : Voici sur
quoi se fonde mon espoir. Quand je vous vois, je deviens
raisonnable ; J’ai du plaisir, je suis vif, amusant ; Et
par un rapport admirable, Vous devenez en un moment
Beaucoup plus belle & beaucoup plus aimable. Quoique
d’un âge différent, Nous sommes l’un par l’autre amusés
naturellement. Mon plaisir est toujours le vôtre, Et qui
plus est, mon ton, mon sentiment ; Votre esprit n’a rien
du Couvent. Et le mien n’a plus rien du monde : Quand nous nous séparons, c’est toujours
lentement, Et toujours de peur qu’on ne gronde De nous
quitter trop tard, de nous voir trop souvent. Je sens
alors de la mélancolie, Du vuide, de l’ennui, du
refroidissement Pour l’Opéra, le Bal, la Comédie ; Et
j’éprouve ce changement Sans y penser, sans nul
étonnement. Quand je reviens, je sens renaître, Mon
humeur, mon goût, tout mon être : Vous rougissez en me
voyant, Vous baissez les yeux, & pourtant Il m’est
très-aisé de connoître Que vous vous amusiez dans votre
appartement Du désir de me voir paroître. En rassemblant
exactement Ces effets d’un rapport extrême, Je conclus
très-conséquemment Que je vous aime tendrement, Et que
bientôt vous m’aimerez vous-même.
Niveau 3
Citation/Devise
Vers