Référence bibliographique: Jean-François de Bastide (Éd.): "Discours Premier", dans: Le Nouveau Spectateur (Bastide), Vol.7\001 (1759), pp. 5-26, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2432 [consulté le: ].
Niveau 1►
Discours Premier.
Niveau 2► Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,
Récit général► J’arrivai hier au soir à Meaux, d’où j’ai l’honneur de vous écrire, & où je prévois que je serai obligé de faire quelque séjour. Pour dissiper les tristes idées que m’occasionne une aventure qui interrompt mon voyage, je vais m’amuser à vous faire part de quelques réflexions, qu’un esprit avantageux diroit philosophiques, & que je me contenterai de regarder comme utiles..
[6] La lecture de vos Feuilles me rend attentif, & même ardent à saisir un fait, & à en examiner les causes, autant qu’il m’est possible ; je fais ensuite des réflexions sur tout cela, qui m’instruisent dans la science de la Philosophie, qui est tout à la fois celle de la Morale & du Monde ; & je vous assure que si chacun de vos Lecteurs tiroit autant que moi d’utilité de votre Ouvrage, on verroit bientôt tomber le systême absurde de cet Homme célébre & dur, qui a prétendu (peut-être en pensant le contraire) que les Lettres & la Lecture étoient toujours fatales à une Nation.
J’étois venu de Paris à Meaux dans le Carosse public. Dans ce Carosse j’avois trouvé deux gros Chanoines, un Procureur, deux Fermiers, & deux ou trois femmes, assez proprement mises, mais dont le visage couvert de hâle, annonçoit que cette propreté extérieure, & l’aisance qu’elle faisoit sup-[7]poser, étoient le fruit de la sueur du front & du travail des mains. J’avois été obligé d’entendre pendant la route mille plaintes pitoyables sur la rigueur de la fortune, cris toujours importuns pour l’homme sage, qui sçait se contenter de ce qu’il a, & oublie ce qu’il n’a plus ; mais ce qui m’avoit donné surtout beaucoup d’humeur, c’étoit que ces voix mécontentes, ces voix ingrates, qui murmuroient si haut, partoient du sein même de l’abondance. Je veux dire, Monsieur, que c’étoient les deux gros Chanoines qui se plaignoient si amérement de la fortune. Je m’étois fait une loi de mépriser leurs imprécations contre une déesse, dont les faveurs insignes sont écrites sur leur visage ; je m’étois vingt fois mordu les levres pour me taire, sçachant que ces Messieurs, & leur pareils, abusant de leur état, & de leur domination, prennent communement des avis pour des satyres, & font bientôt de la dispute [8] un outrage. Mais cette violence m’avoit beaucoup couté ; & je crois que malgré ma retenue ordinaire, j’en aurois été incapable, si en même-tems je n’avois été distrait & calmé par les discours ingenus & l’air de contentement des deux Fermiers & des trois Femmes, avec lesquels je viens de vous dire, Monsieur, que je voyageois aussi. Ces pauvres gens, si malheureux par l’excès de leurs travaux journaliers, & si heureux par la modération de leurs désirs, je dirai même par la justesse de leurs idées, & par la justice de leurs sentimens, rioient de si bon cœur des complaintes lugubres & odieuses des Acolytes du Très-Haut, que souvent je n’avois pu m’empêcher de rire de ce contraste, en admirant & détestant tour à tour les objets qui m’en rendoient témoins. Tout cela à la longue auroit fini par m’amuser ; les Fermiers & les Chanoines avoient commencé à se prendre de quérelle, & je prévoyois une [9] excellente scène, à la suite de laquelle je pourrois faire un excellent traité sur le bien & le mal ; mais malheureusement le Procureur qui n’avoit encore rien dit, ennuyé de son silence, ou peut-être accablé de remords en voyant dans ces aimables Fermiers l’image de mille innocentes victimes, dont son avidité l’a cent fois obligé de se repaître, prit de l’humeur, & se mit à disputer contre eux, & à leur dire qu’ils n’avoient pas le sens commun, (peut-être & vraisemblablement dans l’intention de s’attirer quelques injures, & de pouvoir en dédommagement leur répondre par quelque assignation) cela gâta tout ; je pris le parti du foible contre le fort ; je voyois un piége dans cette dispute, & j’abhore les piéges ; le Procureur fronsa le sourcil ; je lui dis qu’il étoit un coquin, & il me regarda d’un œil menaçant : la conversation ne fut plus qu’entre nous ; elle fut vive, & j’allois l’assomer pour une [10] sotise, qu’il n’auroit vengée qu’en procedant contre moi, lorsque nous arrivames à l’auberge.
Cette scène, violente de ma part, parce que je n’ai jamais sçu soutenir avec modération la cause de la vérité & de l’innocence, sur cause que je me sentis un peu incommodé en descendant de Carosse. Je me fis donner une chambre en particulier, & me voyant seul, je ne pus me défendre de faire des réflexions sur ce que j’avois entendu pendant la journée. Tout ce qui s’étoit dit pour & contre, méritoit le nom de raisonnement. Les Chanoines avoient argumenté, & les Fermiers avoient répondu. Ceux-ci avoient attaqué à leur tour ; ils avoient dit d’excellentes choses très-simples, & leurs discours touchans & sublimes, n’avoient pas empêché que les premiers ne trouvassent mille choses à répondre, mille objections fortes ou caprieuses à leur faire. Je revai à tout [11] cela, & je me dis : le vice & la vertu ont donc leurs raisonnemens également capables de persuader ! Les passions de l’homme injuste, & les sentimens de l’honnête homme, ont donc un égal appui dans les ressources de l’esprit ! L’ingrat qui pense & sçait parler, trouvera des excuses de son crime dans les sources fertiles de l’imagination & de l’éloquence ! L’usurier, le sujet rebelle, le pere barbare, l’amant perfide ; tous les vices, tous les crimes, pourront se procurer un triomphe éclatant, par le secours d’un langage enchanteur. O ! que l’esprit est dangereux ; qu’il est haïssable, & que ces paroles beati pauperes spiritus, renferment une terrible sentence !
Cette conclusion m’attristoit ; je cherchai des choses à lui opposer : l’idée des Chanoines & du Procureur m’en eut bientôt fourni. Ces gens-là ne sont pas contens de leur sort, me dis-je ; des gens que le bien des mal-[12]heureux vient chercher ; qui sont engraissés des bienfaits de la terre, qui profitent des premiers fruits de l’industrie & de la sueur du laboureur infatigable, que la dixme appauvrit, ou qu’une sentence contraint ! Eh ! à qui la fortune pourra-t-elle se flater de plaire, si l’abondance des biens, & la facilité des moyens ne sont que d’impuissantes des raisons pour être content de ses faveurs ! Je sentis dès-lors que ce n’étoit pas la fortune qui avoit tort ; & que l’ingratitude des hommes la condamnoit souvent à entendre des injures qu’elle ne méritoit pas. Mais, continuai-je, ce ne sont pas ceux à qui elle a mesuré précisement ses bienfaits, qui se plaignent le plus ; les plus mécontens sont ceux à qui elle les a prodigués ; & l’on peut croire qu’ils lui réprochent jusqu’aux souris flateurs qu’elle accorde quelquefois aux plus malheureux.
J’aurois poussé plus loin cette triste [13] analise, & certainement je m’étois ouvert un beau champ de réflexions, mais je fus interrompu par la maîtresse de l’auberge, femme honnête & attentive, qui honore sa profession ; & merite sa fortune. Elle venoit me demander si je ne voulois pas souper. Je me sentois mieux & j’acceptai sa proposition. Elle ajouta que je souperois, si je voulois, avec les deux Ecclésiastiques qui étoient venus avec moi de Paris dans le Carosse. Oh, je vous remercie, lui dis-je avec humeur ; ils m’ont déplu & je les deteste ; elle fit un éclat de rire en m’entendant parler avec cette naïvité, & comme elle est très-naïve aussi, elle me demanda si c’étoit leur embonpoint qui m’avoit choqué ! Je serois en droit de le trouver choquant, répondis-je en plaisantant, car leur inutile existence ne demande pas tant de santé ; & mois qui cours, qui me fatigue, qui me tourmente pour le bien d’une famille ; je suis transparent de maigreur : mais [14] d’ailleurs je suis convaincu qu’ils sont remplis de haine pour leur prochain, & d’amour pour eux-mêmes ; & ces caractères-là me furent toujours odieux.
Je lui demandai s’il n’y avoit pas quelques honnêtes gens dans sa maison, avec qui je pusse souper, n’aimant point à manger seul. Elle me dit qu’il venoit d’arriver deux Messieurs avec un Ecclésiastique . . . . Encore un Ecclésiastique ! répondis-je ; . . . . Oh, celui-là ne vous choquera pas, répondit-elle, il est si mince & si sec qu’on verroit le jour à travers son corps, & puis il paroît très-bon homme : en ce cas cette compagnie me conviendra fort ; demandez à ces Messieurs s’ils veulent me recevoir.
Elle sortit & revint un instant après me dire que je ferois plaisir & bonneur <sic.> à la compagnie. Il faut, Monsieur, vous faire connoître ces trois aimables personnes. L’une s’appelle le Marquis de Megrinville ; c’est un hom-[15]me de quarante ans, qui paroît extrêmement fatigué, qui parle peu, rit encore moins, est de l’avis des autres, ou se tait ; & paroît indifférent aux ridicules comme aux plaisirs ; mais qui intéresse cependant par un grand air de douceur, & une politesse très-unie. Il vit en Province dans une Terre qu’on m’a dit très-belle, & où il attend, dit-il, la mort sans la craindre, & en se faisant un plaisir de recevoir ceux qui sont assez sages pour pouvoir s’amuser avec un homme qui n’est plus fou. Tel est le Marquis ; je developperai mieux son caractère, & il ne sera indifférent qu’à ceux à qui il faut des plaisirs bruyans & des sociétés vicieuses pour s’amuser.
L’autre est le Chevalier de Riancour. On peut le regarder comme une copie heureuse de l’ami de tout le monde, mais il n’est ainsi qu’à force d’esprit. Peu d’hommes, en effet, en ont autant que lui ; il est d’une gayeté toujours [16] extrême, mais rarement naturelle ; la raison en est simple : l’esprit lui dit de haïr des hommes, la raison lui conseille de les aimer ; il cherche à pancher de ce dernier côté, mais la résolution ne fait pas le panchant. Pour se dompter lui-même, pour écarter une expérience & des idées qui justifient la difficulté qu’il y trouve, il embrasse & caresse tout le monde ; il cherche le plaisir ne pouvant se donner le sentiment.
Le troisiéme est Curé de la Terre du Marquis. C’est un homme tout extraordinaire. La simplicité & l’ignorance paroissent si grandes en lui, qu’en le voyant, on croit être avec l’excellent original qu’a peint l’aimable Auteur de Verivert dans son Poëme de la Chartreuse. Il faut que je vous retrace ce portrait, Monsieur ; vous ne vous représenteriez pas bien, sans cela, l’homme unique & charmant dont je vous parle. [17]
Citation/Devise► . . . . . . la bonhommie,
L’air loyal, l’esprit non pointu,
Le patois toujours ingenu,
Du Curé de la Seigneurie,
Qui n’usant point sa belle vie
Sur des écrits laborieux,
Parle comme nos bons ayeux,
Et donneroit, je le parie,
L’Histoire, les Héros, les Dieux,
Et toute la Mythologie,
Pour un quartaut de Condrieux. ◀Citation/Devise
Tel est l’aimable Ecclésiastique que le sort m’a fait connoître, Monsieur : on voudroit convertir en vin toute l’eau des fontaines, pour l’abreuver & l’enyvrer, s’il étoit possible. Cependant il boit avec graces & modération. Il paroît gourmand & n’est que délicat ; je suis persuadé qu’entre la Fate & Chaulieu il eut préféré, comme eux, l’omelette au lard à l’aloyau. Vous serez surpris que je place ici le nom d’un chetif Curé à côté du nom fameux des fils d’Anacréon ! Toujours de la surprise, Monsieur ; toujours des choses qui [18] doivent nous étonner ! C’est notre lot, & peut-être n’y perdons nous pas. Mais ce n’est pas ici le lieu d’analyser notre condition ; peut-être a-t-elle des choses si bien combinées, qu’elles doivent même échapper à notre connoissance ! Je suis charmé de le pouvoir supposer pour m’épargner la peine de réfléchir.
Je reviens à mon Curé, pour vous le représenter sous ses véritables traits. Cette expression est ici très-propre, car d’abord je vous dirai qu’il a un visage qui se décompose cent fois par jour, & se met, pour ainsi dire, tantôt au ton de votre esprit, tantôt au ton du sien, tantôt enfin au ton de l’esprit de tout le monde. Quel homme, Monsieur, si je l’ai bien peint ! Ce n’est encore là qu’une esquisse. Cette simplicité & cette ignorance dont on l’accuse d’abord en le voyant, sont des piéges ingénieux qu’il rend à la malice humaine, dont il aime à se jouer. Il s’arrive par cet air, des plaisanteries bonnes ou [19] mauvaises ; & il y trouve également son compte, car les uns & les autres l’amusent parfaitement. Il y répond après les avoir essuyées ; il vous montre alors qu’il a autant d’esprit que vous, & il a par-dessus vous, votre étonnement & votre confusion, qui l’amusent & le flatent à un point qui ne se peut rendre. Ainsi ces grimaces faciles, qui inondent & couvrent son visage lorsqu’il lui plaît ; cette laideur originale & déterminée qu’il employe pour faire rire, ne sont pas même des jeux de son imagination ; on doit les regarder comme des moyens de plaisir, dont se sert un esprit fin & instruit, qui adore l’amusement, & qui sçait que pour se le procurer, il faut sçavoir & vouloir amuser les autres.
Je m’étois apperçu que le Curé avoit de l’esprit & se mocquoit de nous & de tout le monde par son air ignorant & imbécile ; je voulus avoir une conversation avec lui, & pour cela je l’at-[20]tirai dans le jardin de l’auberge. J’avouerai que j’eus de la peine à l’amener à cette conversation que je souhaitois ; il sembloit qu’il craignit de se dépouiller d’un prestige qui le rendoit aimable, en le rendant original. Il fit même quelque chose d’assez plaisant ; ce fut de courir de toutes ses forces, dès qu’il vit que je commençois à l’entamer dans le jardin. Je courus après lui, mais ce fut en vain ; je m’arrêtai pour rire de cette comédie, & j’allai m’asseoir sous un berceau. Le transfuge revint un moment après, & en le voyant paroître, je lui addressai ces Vers de M. de Voltaire, au charmant Evêque de Luçon :
Citation/Devise► Rendez-moi donc votre présence,
Galant Prieur de Frigolet,
Très-aimable, & très-frivolet ;
Venez voir votre humble valet,
Dans le Palais de la Constance, &c. ◀Citation/Devise
Il fit un éclat de rire, en répondant [21] à ces Vers par ceux-ci de Chapelle & de Bachaumont.
Citation/Devise► Sous ce berceau qu’amour exprès
Fit pour toucher une inhumaine,
L’un de nous deux un jour au frais,
Assis près de cette fontaine,
D’une main qu’il portoit à peine,
Grava ces Vers sur un Cyprés.
Dans ces beaux lieux digne d’envie,
Hélas ! que l’on seroit heureux,
Si toujours aimé de Sylvie,
On pouvoit, toujours amoureux,
Avec elle passer la vie. ◀Citation/Devise
Fort bien, M. le Curé, fort bien, lui dis-je ; mais vous me trompiez ; le cœur tendre & l’esprit orné ! C’est une trahison que de m’avoir caché ces deux qualités-là. Il éclata de rire une seconde fois, & jamais je ne pus parvenir à lui faire prendre un air plus sérieux. Il me dit les choses les plus sensées, les plus spirituelles ; quelquefois même il disserta avec une profondeur d’esprit étonnant, mais toujours en riant & [22] folatrant. Je crus qu’en lui parlant de sa Cure & de son revenu, qui étoit très-modique, je pourrois lui imprimer une certaine gravité, mais ce fut encore un stratagême perdu. Il me dit plaisamment qu’il n’avoit jamais le sou, & que néanmoins il ne sçauroit comment commencer une plainte à la Providence. Elle vous préviendra quelque jour, lui dis-je, & vous serez riche : je ne le souhaite pas, répondit-il ; quand on est content de son sort, il n’y a plus rien à y ajouter, & l’ambition est alors imprudence, & petitesse d’esprit. . . . . . . . Croyez-vous que la fortune puisse jamais nuire, repris-je ; oui, Monsieur, elle nuit toujours quand on s’est accoutumé à n’avoir pas de situation. Mais vous voulez me faire raisonner, & moi je veux rire, je veux même ignorer que mon bonheur naisse de ma façon de penser, parce qu’alors je m’imposerois la loi de la conserver, & que je la perdrois par-là peut-être. [23] Le vrai bonheur est celui qui se trouve tout fait, sans qu’on y contribue par aucune réflexion.
Ce furent là les derniers paroles pensées que je pus lui arracher ; & il me menaça de me planter là tout net, si je ne rentrois avec lui dans l’appartement. Je vous suis, lui dis-je, & je vous promets de ne vous faire plus aucune question ; mais répondez à celle-ci de grace : Qu’est-ce que c’est que le Marquis, & pourquoi êtes-vous ici avec lui & le Chevalier ? 1°. Répondit-il, en reprenant sans contrainte son visage très-original, le Marquis est un homme à qui le pous ne bat plus. Comment, m’écriai-je en riant, il va mourir ! . . . . . . Il va mourir, ou il est mort, répondit-il, c’est la même chose : il ne sent plus rien ; il étoit trop heureux, & les femmes l’ont trop aimé. 2°. Nous sommes ici, parce que nous voyageons, & nous voyageons pour chercher le plaisir. . . . J’ai bien [24] peur que vous n’ayez le sort de Jean, qui s’en alla comme il étoit venu, repris-je ; j’en ai peur aussi, ajouta-t-il, mais je ne renonce pas à mon espérance. J’ai remarqué que le Marquis sourioit de bonne-foi à mes bêtises, & puisque quelque chose peut encore le faire rire, moi qui ris de tout & m’en trouve si bien, j’espére qu’il y a encore des plaisirs pour lui. Puisse-t-il en trouver mille pour récompenser votre charité, lui dis-je, car je juge qu’il en entre beaucoup dans tout ce que vous faites ici : si devant les sots vous pouvez être un bouffon, devant Dieu vous êtes un martyr ; & la Providence est intéressée à faire un miracle pour nous apprendre à honorer votre vertu. . . . . Sa réponse, à laquelle je ne m’attendois pas, peint tout à la fois son esprit & son cœur. La Providence me doit moins que nous ne pensez, me dit-il, en me serrant la main. Les plus douces récompenses de la charité, sont [25] renfermées dans le plaisir de faire du bien.
J’allois continuer lorsqu’un domestique de la maison vint m’avertir qu’un homme d’assés mauvaise mine, demandoit à me parler. Je quittai mon Curé sans pressentir rien de ce qui m’alloit arriver ; & j’allai droit à cet homme, qu’à ses haillons transpercés, j’aurois pris pour un Milicien revenant de la bataille, si des yeux hagards & un air barbare ne m’avoient annoncé un Exploiteur de Justice. Je lui demandai ce qu’il souhaitoit, & pour toute réponse il me coula un chiffon timbré dans la main. C’étoit, Monsieur, une assignation, dont me gratifioit le Procureur Bénévole, que j’avois été obligé de maltraiter dans le Carosse. Vous jugez, Monsieur, que ce cartel insolent ne me fit pas trembler ! Je crus cependant devoir consulter & me mettre en regle, pour n’être pas arrêté dans la résolution que j’avois prise de partir le [26] lendemain. Je me privai pour cela du plaisir de souper avec mon aimable Curé, & je donnai le tems destiné à ce plaisir, à une fâcheuse consultation. Mais malgré mes diligences, je prévois que j’aurai un procès ici, si je ne prens pas plus sagement le parti d’offrir quelques écus au loup dévorant qui poursuit l’agneau timide. J’abhorre les procès, Monsieur, & vous conviendrez qu’avec une pareille antipatie, il n’y a rien que je ne doive préférer au tourment de me voir placé entre deux Procureurs, pour être déchiré tour à tour par l’un & par l’autre. J’entrevois donc que je finirai par proposer un accommodement, & ce sera le plus sage parti ; mais ne conviendrez-vous pas, qu’un Procureur qui fait payer, argent comptant, le plaisir commun de lui dire des injures, est un coquin bien rusé, & un usurier bien barbare !
J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Récit général ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1