Le Philosophe nouvelliste: Article XXXIV.
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Article XXXIV.
Du Samedi 25. au Mardi 28. Juin 1709.
Du Caffé de White, le 25. de Juin.
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Narração geral
Diálogo
Diálogo
Diálogo
De mon Cabinet, le 27. Juin.
La foiblesse de ma poitrine m’oblige souvent d’aller aux Champs pour y respirer un Air plus libre & plus pur que celui de la Ville. Mes Promenades sont ordinairement d’un ou de deux Milles tout au plus, & la derniere que je fis, qui fut à Chelsea, me fournit une nouvelle preuve de l’utilité des Voyages pour connoître le monde. C’est l’ordinaire des jeunes Voyageurs, aussitôt qu’ils sont à terre, de raconter ce qu’ils ont vu dans les Pays étrangers, le génie des Peuples, leur Gouvernement, leurs Coutumes. Si je voulois imiter cet Exemple & je crois que je pourrois faire une Carte bien circonstanciée du Village dont je viens de parler, à le prendre dès l’endroit 3où les Voleurs se mettent à l’aguet des Passans jusqu’au 4Caffé où les Lettres tiennent leur assemblée. Un de mes Ancêtres du côté maternel, connu par les Ecrits du Poëte Johnson, étant Juge à Paix dans sa Ville, & se promenant quelquefois deguisé pour mieux savoir ce qui se passe dans retendue de sa jurisdiction, trouvoit sur sa route plus de desordres qu’il n’en pouvoir corriger & avoit souvent la mortification devoir faire à des personnes distinguées des choses dont il ne les auroit jamais cru capables. La même chose m’est arrivée en visitant ce Lieu qui n’est qu’à deux pas de la Capitale. En entrant dans la Chambre du Caffé, je n’eus pas le loisir de saluer la Compagnie, ma vue étant tout à coup distraite par un nombre infini de Colifichets qui pendoient à la muraille & au Plancher. N’étant un peu remis, je vis venir à moi un Homme maigre & délié mais d’une contenance fort posée. Je ne pus deviner d’abord si c’étoit la lecture ou la mauvaise humeur qui lui avoit donné cet air de Philosophe. Mais’ je m’apperçus bientôt qu’il étoit de la Secte que les Latins nommoient Gingivistae, & que nous appelions en Langue vulgaire, Arracheurs de dents. Cette découverte m’inspira du respect pour le personnage car la Méthode de ses profonds Naturalistes qui retranchent la partie malade sans s’amuser à la guérir, m’a toujours paru très-sensée. L’amour que je porte, au Genre Humain me fit donc concevoir beaucoup d’estime pour le Sieur 5Salter. C’est le nom de cet éminent Barbier, ce fameux Antiquaire. Si ce n’est qu’on a communement l’injustice de distinguer les gens bien plus par leur condition que par leurs talens, ce Personnage-là feroit une belle figure dans cette classe d’Hommes, que je serois d’avis que l’on distinguât par le nom de Grotesques. Il a eu le malheur assez ordinaire aux grands Génies, de perdre leur tems à tour, parce qu’ils s’attachent à trop de choses. Si, au lieu d’apprendre à toucer une vingtaine d’Instrumens pour les premieres notes d’un Air, le Sieur 6Salter s’étoit bonné à racler la boyau, il auroit pû parvenir, avant la fin de sa vie, à jouer passablement le Savetier de notre Coin &c. Mais voilà son humeur. Il commence tous les Airs, & n’en finit aucun. Je dois pourtant confesser qu’il repeta, devant moi, tout le Carillon de l’Eglise de 7Christ à Oxford, mais il m’avoua que ce qu’il en faisoit étoit moins pour le plaisir qu’il y prenait que pour donner un témoignage public de son Orthodoxie. D’un autre côté, si cet Homme avoit voulu se borner à l’Anatomie, ne pouvoit-il pas prétendre avec le tems à savoir couper des jambes, comme il arrache les dents ? Je voudrois bien que l’on me dit d’où vient qu’il n’est point de Métier où l’on devienne plus ridicule que dans la profession de la barbe. Les Barelliers braillent toujours. Un Savetier chante du matin au soir, & ne fait autre chose. Mais pourquoi faut-il qu’un Barbier soit essentiellement Politque, Musicien, Anatomiste, Poëte, & Naturaliste ? Le savant Vossius nous apprend que le sien lui peignoit la tête en cadence sur la mésure des Vers ïambiques, & de fait il n’y a presque peint en un siécle où l’on n’ait vû quelqu’un de ces Illustres dont les Auteurs graves se sont fait un devoir de nous conserver la mémoire. Lisez l’Histoire de Dom Quichotte ; vous verrez que le Barbier y fait un des principaux Personnages, & lors que j’y pense, il me semble que l’on ne doit plus s’étonner de ce que l’Homme de Chelsea écrit son nom à l’Espagnole, & se fait appeller 8Dom Saltero. Il descend en droite ligne de ce fameux Ami du Chevalier de la Manche, & je notifie à tous ces graves Bourgeois qui vont voiries Curiositez de sa Salle, que les Pistolets à double Canon, les Taiges, les Côtes de Maille, l’Escopette, & l’Epée de Tolede que l’on y montre, sont toutes choses 9qui furent laissées par Dom Quichotte à son Ancêtre, & qui de cet Ancêtre ont passé de Père en Fils à Dom Saltero. Si ce que je viens de dire passe pour un Eloge, je n’ai pu le refuserà son grand mérite. Qu’il n’aille pourtant pas se croire en droit, avant que d’en avoir obtenu ma permission, d’imposer tels noms, qu’il trouve à propos, aux raretez qu’il a ramassées. La liberté qu’il prend à cet égard est de dangereuse conséquence, & je la declare abusive. 10Certaine Curiosité qu’il montre aux Anglois ne peut que tromper les Dévots, scandaliser les gens de bien, & favoriser l’Hétérodoxie. Il y a aussi un Chapeau de paille qui, de ma science certaine, a été fait dans une de nos Provinces, & que le présent Possesseur dit avoit été celui de la Sœur de la Suivante de la Femme de Ponce Pilate. A ce que je sai de ce Chapeau, comme je viens de le dire, ajoutez, s’il vous plaît, que les Juifs ne mettoient de la paille à rien, depuis qu’on leur avoit commandé de faire des Briques sans paille. Je soutiens que ce qu’il en dit & rien, c’est la même chose, ou que ce n’est tout au-plus que du Savoir, & de l’Antiquité que l’on emploie à tromper le Public. J’ai vu là encore certaines autres choses que je n’y veux plus souffrir. Par exemple la Femme nue en Porcelaine, & certain Instrument Italien que l’on peut appeler une prison ambulante. Je lui enjoins particulièrement de n’exposer plus à la vue des gens ces deux vilaines choses-là, sous peine de perdre 11le privilège de foire du Ponch, de n’avoir plus la per-mission 12de porter un Manchon l’Hiver, ou de ne venir plus 13à Londres qu’accompagné de sa Femme.Metatextualidade
1Nous avons à Londres quantité de Médecins, de Chirurgiens, & d’Apothicaires à secrets, qui, pour s’attirer des chalans, font inserer dans les Gazettes, qu’ils ont guéri telle ou telle personne de certains maux qu’ils specifient, en ajoûtant même souvent des Certificats qu’ils tirent des personnes qu’ils ont guéries.
2C’est un François Catholique Romain fameux Maître de Danse.
3Dans le Village de Chelsea, est l’Hôpital, ou, comme on l’appelle vulgairement, le Collége des Invalides. Ces Invalides sont des Soldats estropiés, ou veterans, que l’on soupçonne fort de commettre bien des vols, sur la route qui est entre le Parc St. James & leur Maison.
4On verra bientôt par la description que l’auteur en fait, ce que c’est que ce Caffé.
5C’est effectivement le vrai nom du Maître de ce Caffé, qui étoit Barbier, de sa premiere profession. On verra plus bas ce qui lui fait donner le Titre d’Antiquaire.
6On ne pouvoit presque passer devant sa Maison, lors qu’il y étoit, que l’on entendît son Violon, qu’assurément il ne manioit pas avec délicatesse.
7C’est le nom de la Cathedrale de cette Ville-là, fameuse par l’Université, qui se vante d’être le Boulevart de l’Orthodoxie, & qui l’est depuis longtems du Jacobitisme.
8Le Vice Admiral Munden, & quelques autres Officiers de Mer, qui frequentoient cette Maison, avoient donné, au nom de leur Hôte, cette terminaison Espagnole, que tout le monde lui donnoit à leur imitation.
9La plûpart de ces curiositez, vraies ou prétendues, furent données au Sieur Salter par le Vice-Amiral Munden, & quelques autres Officiers de Mer qui avoient commandé sur les côtes d’Espagne & dans la Mediterranée.
10Il y a dans cette Chambre un Coffre, que Salter dit être un coffre de mort, & contenir le corps, ou les reliques d’un Saint Espagnol qui avoit fait des Miracles, & que les Anglois prirent, je ne sai où. Il y a si long-tems que je n’ai passé chez cet Homme, que je ne me souviens qu’imparfaitement des contes qu’il fait aux badaux.
11Outre la chambre du Caffé, il y avoit d’autres Apartemens où l’on beuvoit du Ponch. Le Maître de la Maison faisoit grand negoce de cette loqueur, & en beuvoit lui-même beaucoup, l’aimant à la passion.
12Salter avoit alors ou a peut-être encore un vieux Manchon grisatre tout pelé, qu’il tenoit toujours au nés, pour s’échauffer le visage. On le reconnoissoit d’un quart de lieuë à cette attitude.
13La Femme de Salter n’étoit pas des meilleures & n’avoit pas toujours tort de gronder son Mari. Quand le Gaillard pouvoit s’échapper pour aller à Londres, sous quelque prétexte, il ne revenoit guères qu’à des heures indues, & ne revenoit jamais qu’il en eût au-delà des gardes.
14Les petites gens qui raisonnent des affaires d’Etat veulent toujours pour guérir le mal, que l’on arrache la partie qui les incommode. Un Ministre ne charrie-t-il pas droit à leur avis, il faut le faire pendre. Un roi vit-il trop long-tems à leur fantaisie ? Ses Sujets devroient se soulever & lui faire rancher la tête.