Zitiervorschlag: Armand de Boisbeleau de La Chapelle (Hrsg.): "Article XXXIV.", in: Le Philosophe nouvelliste, Vol.1\040 (1735), S. 454-467, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2307 [aufgerufen am: ].
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Article XXXIV.
Du Samedi 25. au Mardi 28. Juin 1709.
Du Caffé de White, le 25. de Juin.
Ebene 2► Depuis que je me suis mis sur le pied d’Operateur pour guérir les Maladies de l’Ame, j’ai fait tout le bien que j’ai pû, & j’ose me venter de quelques Cures considerables. Avec tout cela, je ne suis pas la manière des Vendeurs d’Orvietan qui montent sur le Théatre pour faire leurs opérations. Je suis une Méthode opposée, 1 me contentant de tirer de mes Patiens, des Certificats de leur guérison & de mon habileté ; & si [455] j’en instruis le monde, c’est moins pour mon avantage particulier que pour l’utilité publique. J’ai guéri Mlle. Spy d’un grand défaut quelle avoit dans la vue. Ce défaut étoit de tourner perpétuellement les yeux d’un Objet à l’autre avec tant de langueur, qu’elle donnait aux Galans plus de vanité que d’amour. Vingt goûtes de mon Encre, placées en certaines lettres que je lui fis regarder fixement pendant une demi-heure, lui ont rendu l’usage naturel de la vue, qui consiste à nous guider, & non à nous égarer. Depuis qu’elle a pris de cette Liqueur que j’appelle, l’Eau de circonspection, elle regarde droit devant elle & seroit exposée, pendant un jour entier, à tous les Lorgneurs de la Ville, qu’elle ne leur denueroit pas un coup d’oêil. Cette Eau a même cette vertu singuliere qu’il n’y a point de Fard qui s’embellisse plus un visage ; ce qui doit néanmoins s’entendre avec quelque distinction. Telle en est la qualité, qu’elle vous rend laide jusqu’à la difformité, si vous consultez votre Miroir dans l’unique dessein de vous admirer vous-même, & que, si vous ne le faites au contraire que dans la vue déplaire à vos Amis, elle répand de nouvelles [456] grâces sur toute votre personne. J’avoue pourtant que cette opération dépend en partie de la disposition des gens qui prennent le remède. Vous le donneriez inutilement dans le fort de l’accès. Une nouvelle Mariée de quinze jours, une Dame dont le Mari vient tout fraîchement d’étre fait Chevalier & en un mot, toutes les personnes qui font dans la premiere jouïssance d’une Succession considerable ou de grands Emplois, doivent être préparées avant que mon Eau de circonspection puisse agir sur elles. Je dois dire enfin, pour en faire connoître toute l’excellence, que, lors qu’on la prend dans les règles requises, elle opère sur les autres de même que sur le Patient. Par l’usage que Mesdames Petulant & Gad en ont fait, la première a guéri son Epoux de la Jalousie, & la seconde, tous ses Voisins de la Médisance.
Toutes ces choses m’ont mis en grande réputation & ce qui, joint à mon âge avancé, m’a rendu fort agréable au beau Sexe. On ne le croiroit presque pas, si je ne le disois, qu’il n’est point d’Homme dans la Ville, dont la compagnie soit plus recherchée des Dames que la mienne. Elles ne se font non plus une affaire de me [457] rendre visite que d’aller chez leur Lingere. Allgemeine Erzählung► J’en ai eu deux ce matin qui, passant devant ma porte pour se rendre à l’Eglise, sont venues me saluer, chemin faisant. Je vous assure que ce ne sont pas des Dames du commun, & l’on en conviendra quand on saura que côtoient Damie & Clidamire. Elles m’ont dit qu’en supposant dans leur Sexe la même distinction que j’ai mise dans le nôtre, entre les Hommes du bel air, & ceux du très bel air, elles souhaitoient de savoir laquelle des deux méritoit le superlatif, ou le méritoit le plus ; en cas que le Titre leur en appartînt. Dialog► Mesdemoiselles, leur ai-je dit, il faut vous mettre à l’essai. Le débat est important, & je ne dois pas prononcer à la légère. Que je vous voie un peu danser je vous prie. ◀Dialog En disant cela, j’ai pris un Violon de Poche, & me fuis mis à racler un Menuet. Mes Belles ont passé aussitôt à l’autre bout de la Salle, & après m’avoir fait une Révérence plus profonde qu’à l’ordinaire, elles ont commencé. Jamais on ne vit de Danseuses plus égales. Elles font toutes deux Eleves de 2 Mr. Isac. C’est tout dire. Tout [458] vieux que je fuis, j’ai tremblé pour moi-même à la vue des charmes qu’elles ont étalés. Dialog► Ah ! mes Dames, mes Dames, leur ai-je crié, de grâce, épargnez-moi, vous allez mettre tout en feu. ◀Dialog Elles ont sourri : Car, pour le dire en passant, on ne doit pas craindre d’outrer la Métaphore quand on vante les appas d’une Belle, & je crois avoir ouï dire que quelqu’un, parlant d’une Femme bien faite qui danse, l’a nommée, un Brasier mouvant de Beauté. Quoi qu’il en soit, les deux Rivales avoient un air si libre & si dégagé dans leur action, que l’on auroit pris leur mouvement plutôt pour un effet nécessaire de la Musique, que pour un fruit artificiel de l’Etude. Le Menuet étant fini, Clidamire est venue, avec une douceur inexprimable, me demander le prix. A ses manières engageantes je n’ai pu le lui resister. Mais Damie s’est aussitôt approchée avec un grand salut, se faisant les pas du Rigaudon. Quel moyen de ne lui pas accorder ce qu’elle n’osoit-presque pas demander ? Là-dessus la contestation s’est échauffée & a duré prés d’une demi-heure. Enfin, pour terminer la dispute, je les ai faites approcher toutes deux à la fois pour recevoir la Sentence qu’elles attendoient. [459] Dialog► Mesdemoiselles, leur ai je dit, je ne vois aucune différente entre vous, & votre mérite serait parfaitement égal, si ce n’est que Clidamire me paroit plus contente du sien, & que Damie semble se défier d’elle-même. Voici donc mon avis; vous Clidamire, vous êtes une Fille du bel air, & vous Damie, du très-bel air. ◀Dialog Car, à mon jugement, la Beauté perd beaucoup de ses attraits, lors qu’elle n’eu pas modeste. Tout le monde se plaît à louer une Belle qui ne croit pas mériter la louange, & l’on se fait un plaisir malin de mortifier ces personnes vaines qui connoissent trop leur propre mérite. ◀Allgemeine Erzählung
De mon Cabinet, le 27. Juin.
La foiblesse de ma poitrine m’oblige souvent d’aller aux Champs pour y respirer un Air plus libre & plus pur que celui de la Ville. Mes Promenades sont ordinairement d’un ou de deux Milles tout au plus, & la derniere que je fis, qui fut à Chelsea, me fournit une nouvelle preuve de l’utilité des Voyages pour connoître le monde. C’est l’ordinaire des jeunes Voyageurs, aussitôt qu’ils sont à terre, de raconter ce qu’ils ont vu dans [460] les Pays étrangers, le génie des Peuples, leur Gouvernement, leurs Coutumes. Si je voulois imiter cet Exemple & je crois que je pourrois faire une Carte bien circonstanciée du Village dont je viens de parler, à le prendre dès l’endroit 3 où les Voleurs se mettent à l’aguet des Passans jusqu’au 4 Caffé où les Lettres tiennent leur assemblée. Un de mes Ancêtres du côté maternel, connu par les Ecrits du Poëte Johnson, étant Juge à Paix dans sa Ville, & se promenant quelquefois deguisé pour mieux savoir ce qui se passe dans retendue de sa jurisdiction, trouvoit sur sa route plus de desordres qu’il n’en pouvoir corriger & avoit souvent la mortification devoir faire à des personnes distinguées des choses dont il ne les auroit jamais cru capables. La même chose m’est arrivée en visitant ce Lieu qui n’est qu’à deux [461] pas de la Capitale. En entrant dans la Chambre du Caffé, je n’eus pas le loisir de saluer la Compagnie, ma vue étant tout à coup distraite par un nombre infini de Colifichets qui pendoient à la muraille & au Plancher. N’étant un peu remis, je vis venir à moi un Homme maigre & délié mais d’une contenance fort posée. Je ne pus deviner d’abord si c’étoit la lecture ou la mauvaise humeur qui lui avoit donné cet air de Philosophe. Mais’ je m’apperçus bientôt qu’il étoit de la Secte que les Latins nommoient Gingivistae, & que nous appelions en Langue vulgaire, Arracheurs de dents. Cette découverte m’inspira du respect pour le personnage car la Méthode de ses profonds Naturalistes qui retranchent la partie malade sans s’amuser à la guérir, m’a toujours paru très-sensée. L’amour que je porte, au Genre Humain me fit donc concevoir beaucoup d’estime pour le Sieur 5 Salter. C’est le nom de cet éminent Barbier, ce fameux Antiquai-[462]re. Si ce n’est qu’on a communement l’injustice de distinguer les gens bien plus par leur condition que par leurs talens, ce Personnage-là feroit une belle figure dans cette classe d’Hommes, que je serois d’avis que l’on distinguât par le nom de Grotesques. Il a eu le malheur assez ordinaire aux grands Génies, de perdre leur tems à tour, parce qu’ils s’attachent à trop de choses. Si, au lieu d’apprendre à toucer une vingtaine d’Instrumens pour les premieres notes d’un Air, le Sieur 6 Salter s’étoit bonné à racler la boyau, il auroit pû parvenir, avant la fin de sa vie, à jouer passablement le Savetier de notre Coin &c. Mais voilà son humeur. Il commence tous les Airs, & n’en finit aucun. Je dois pourtant confesser qu’il repeta, devant moi, tout le Carillon de l’Eglise de 7 Christ à Oxford, mais il m’avoua que ce qu’il en faisoit étoit moins [463] pour le plaisir qu’il y prenait que pour donner un témoignage public de son Orthodoxie. D’un autre côté, si cet Homme avoit voulu se borner à l’Anatomie, ne pouvoit-il pas prétendre avec le tems à savoir couper des jambes, comme il arrache les dents ?
Je voudrois bien que l’on me dit d’où vient qu’il n’est point de Métier où l’on devienne plus ridicule que dans la profession de la barbe. Les Barelliers braillent toujours. Un Savetier chante du matin au soir, & ne fait autre chose. Mais pourquoi faut-il qu’un Barbier soit essentiellement Politque, Musicien, Anatomiste, Poëte, & Naturaliste ? Le savant Vossius nous apprend que le sien lui peignoit la tête en cadence sur la mésure des Vers ïambiques, & de fait il n’y a presque peint en un siécle où l’on n’ait vû quelqu’un de ces Illustres dont les Auteurs graves se sont fait un devoir de nous conserver la mémoire. Lisez l’Histoire de Dom Quichotte ; vous verrez que le Barbier y fait un des principaux Personnages, & lors que j’y pense, il me semble que l’on ne doit plus s’étonner de ce que l’Homme de Chelsea écrit son nom à l’Espagnole, & [464] se fait appeller 8 Dom Saltero. Il descend en droite ligne de ce fameux Ami du Chevalier de la Manche, & je notifie à tous ces graves Bourgeois qui vont voiries Curiositez de sa Salle, que les Pistolets à double Canon, les Taiges, les Côtes de Maille, l’Escopette, & l’Epée de Tolede que l’on y montre, sont toutes choses 9 qui furent laissées par Dom Quichotte à son Ancêtre, & qui de cet Ancêtre ont passé de Père en Fils à Dom Saltero.
Si ce que je viens de dire passe pour un Eloge, je n’ai pu le refuserà son grand mérite. Qu’il n’aille pourtant pas se croire en droit, avant que d’en avoir obtenu ma permission, d’imposer tels noms, qu’il trouve à propos, aux raretez qu’il a ramassées. La liberté qu’il prend à cet égard est de dangereuse conséquence, & [465] je la declare abusive. 10 Certaine Curiosité qu’il montre aux Anglois ne peut que tromper les Dévots, scandaliser les gens de bien, & favoriser l’Hétérodoxie. Il y a aussi un Chapeau de paille qui, de ma science certaine, a été fait dans une de nos Provinces, & que le présent Possesseur dit avoit été celui de la Sœur de la Suivante de la Femme de Ponce Pilate. A ce que je sai de ce Chapeau, comme je viens de le dire, ajoutez, s’il vous plaît, que les Juifs ne mettoient de la paille à rien, depuis qu’on leur avoit commandé de faire des Briques sans paille. Je soutiens que ce qu’il en dit & rien, c’est la même chose, ou que ce n’est tout au-plus que du Savoir, & de l’Antiquité que l’on emploie à tromper le Public. J’ai vu là encore certaines autres choses que je n’y veux plus souffrir. Par exemple la Femme nue en Porcelaine, & certain Instrument Italien que l’on peut appel-[466]er une prison ambulante. Je lui enjoins particulièrement de n’exposer plus à la vue des gens ces deux vilaines choses-là, sous peine de perdre 11 le privilège de foire du Ponch, de n’avoir plus la per-mission 12 de porter un Manchon l’Hiver, ou de ne venir plus 13 à Londres qu’accompagné de sa Femme.
Metatextualität► Quelques Lecteurs trouveront peut-être que je me suis trop étendu sur les affaires de cet Operateur. Mais je prie ces Lecteurs de se souvenir que c’est mon plan de considerer les Hommes à proportion de leur mérite, & non par rapport au rang qu’ils tiennent dans le [467] Monde. Un Homme judicieux qui lira ceci dans quelqu’un des Caffés de la Ville, n’a qu’à tourner la tête sur les gens qui sont à ses côtés, pour y voir que Dom Saltero n’est pas la seule personne de son Caractere. Au moins y remarquera-t-il que la plupart des Politiques rapportés à la Classe distinctive qui leur appartient, 14 doivent être placés avec les Arracheurs de dents. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1
1Nous avons à Londres quantité de Médecins, de Chirurgiens, & d’Apothicaires à secrets, qui, pour s’attirer des chalans, font inserer dans les Gazettes, qu’ils ont guéri telle ou telle personne de certains maux qu’ils specifient, en ajoûtant même souvent des Certificats qu’ils tirent des personnes qu’ils ont guéries.
2C’est un François Catholique Romain fameux Maître de Danse.
3Dans le Village de Chelsea, est l’Hôpital, ou, comme on l’appelle vulgairement, le Collége des Invalides. Ces Invalides sont des Soldats estropiés, ou veterans, que l’on soupçonne fort de commettre bien des vols, sur la route qui est entre le Parc St. James & leur Maison.
4On verra bientôt par la description que l’auteur en fait, ce que c’est que ce Caffé.
5C’est effectivement le vrai nom du Maître de ce Caffé, qui étoit Barbier, de sa premiere profession. On verra plus bas ce qui lui fait donner le Titre d’Antiquaire.
6On ne pouvoit presque passer devant sa Maison, lors qu’il y étoit, que l’on entendît son Violon, qu’assurément il ne manioit pas avec délicatesse.
7C’est le nom de la Cathedrale de cette Ville-là, fameuse par l’Université, qui se vante d’être le Boulevart de l’Orthodoxie, & qui l’est depuis longtems du Jacobitisme.
8Le Vice Admiral Munden, & quelques autres Officiers de Mer, qui frequentoient cette Maison, avoient donné, au nom de leur Hôte, cette terminaison Espagnole, que tout le monde lui donnoit à leur imitation.
9La plûpart de ces curiositez, vraies ou prétendues, furent données au Sieur Salter par le Vice-Amiral Munden, & quelques autres Officiers de Mer qui avoient commandé sur les côtes d’Espagne & dans la Mediterranée.
10Il y a dans cette Chambre un Coffre, que Salter dit être un coffre de mort, & contenir le corps, ou les reliques d’un Saint Espagnol qui avoit fait des Miracles, & que les Anglois prirent, je ne sai où. Il y a si long-tems que je n’ai passé chez cet Homme, que je ne me souviens qu’imparfaitement des contes qu’il fait aux badaux.
11Outre la chambre du Caffé, il y avoit d’autres Apartemens où l’on beuvoit du Ponch. Le Maître de la Maison faisoit grand negoce de cette loqueur, & en beuvoit lui-même beaucoup, l’aimant à la passion.
12Salter avoit alors ou a peut-être encore un vieux Manchon grisatre tout pelé, qu’il tenoit toujours au nés, pour s’échauffer le visage. On le reconnoissoit d’un quart de lieuë à cette attitude.
13La Femme de Salter n’étoit pas des meilleures & n’avoit pas toujours tort de gronder son Mari. Quand le Gaillard pouvoit s’échapper pour aller à Londres, sous quelque prétexte, il ne revenoit guères qu’à des heures indues, & ne revenoit jamais qu’il en eût au-delà des gardes.
14Les petites gens qui raisonnent des affaires d’Etat veulent toujours pour guérir le mal, que l’on arrache la partie qui les incommode. Un Ministre ne charrie-t-il pas droit à leur avis, il faut le faire pendre. Un roi vit-il trop long-tems à leur fantaisie ? Ses Sujets devroient se soulever & lui faire rancher la tête.