Le Philosophe nouvelliste: Article XVII.

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Article XVII.

Du Mardi 17. au Jeudi 19. Mai 1709.

Du Caffé de Guillaume le 18 de Mai.

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La conversation de notre Compagnie a roulé ce soir sur la maniere d’assaisonner l’encens que l’on donne, & bien des gens ont soutenu que les louanges les plus indirectes étoient toujours les plus flateuses, ou les plus obligeantes. On a confirmé ceci par quelques Exemples. J’en rapporterai deux ou trois que j’ai retenus. Le premier, tiré d’un 1Ouvrage du Chancelier Bacon, est un compliment que l’on fit à Tibère.2

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Pendant que le Sénat deliberoit sur les affaires de l’Empire, un Senateur se levant, prit l’air le plus grave, & dit qu’à son avis, l’honeur & la dignité de la République vouloient que l’on mît l’Empereur au nombre des Dieux & qu’on lui rendît par tout les honeurs divins. Le Prince qui étoit présent parut surpris, & s’addressant à celui qui venoit de parler, lui commanda de déclarer à l’Assemblée s’il faisoit cette Proportion de son pur mouvement, ou si lui, Tibere, la lui avoit suggerée. Seigneur, repondit-il d’un ton fier, quand il s’agit du bien de la République, je prétends être libre, & je ne reçois des loix de personne.

Metatextuality

Cette Histoire rappella quelque chose d’approchant qui s étoit passé entre les fameux Duc de Buckingham, & le Comte d’Orrery
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Dialogue

Mylord, dit le Duc à ce dernier, Vous serez, à coup sur damné. Que voulez-vous dire ? repondit le Comte un peu ému. J’en suis bien fâché, répliqua le Duc ; mais cela ne peut être autrement ; car il est écrit en termes formels, 3Maudit est celui de qui tout le monde dit du bien.
Cela s’appelle, surprendre les gens agréablement. Cette adroite flaterie ne peut manquer de plaire, & la surprise même contribue à la rendre piquante. On passe avec beaucoup de plaisir de la crainte d’une injure au sentiment d’une douceur, & c’est une double satisfaction de trouver, contre son attente, un Ami plein d’estime, où l’on ne voïoit dabord <sic> qu’un Ennemi plein de mépris. Cette ingenieuse tromperie qui répand la joie dans le cœur après l’avoir allarmé, ne peut être menagée avec plus de délicatesse qu’elle le fut par un Grand Seigneur Anglois.

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Un homme de mérite en avoit reçu de grandes saveurs, présens, Emplois, protection, & tout cela sans qu’il fût la source de ces bienfaits, ni le nom même de son Bienfaiteur. L’aïant enfin appris, il craignit de passer pour ingrat s’il n’alloit pas au moins lui rendre ses devoirs. Il y alla. Il commença son compliment, & à peine eut-il prononcé le mot de reconnoissance en bé-guaïant, que le Lord se tourna brusquement d’un autre côté, & lui dit en le laissant,

Dialogue

4Monsieur, vous ne me devez point de remercimens ; car si j’avois connu en Angleterre quelqu’un qui eût mérité plus que vous les grâces dont vous parlez, vous ne les auriez pas obtenues.
On étoit en train de raporter de semblables histoires, lorsque quelqu’un a tiré de sa poche un Livre qu’il a donné pour une preuve de ce qu’on venoit de dire. C’est une Brochure qui a pour titre, 5La Vérité nue. A ne juger de l’Ouvrage que par ce Titre, on s’attend que l’on y dira bien des vérités aux Ministres, & que les Grands y paroîtront dépouillés des vains ornemens qui les parent. Mais ce n’est point cela. Sous ce dehors severe, l’Auteur a voulu paraître bel Esprit, & bon Courtisan. Son Aile est si sublime que le Vulgaire ne sauroit y mordre, & ses sentimens ont quelque chose de si peu commun, qu’ils ne paroîtroient rien si l’on vouloit les exprimer en mots ordinaires. La diction, en un mot, en est si peu naturelle, & les pensées en sont si guindées, que je doute fort que la Pièce se vende. Il y avoit dans la Compagnie un Homme naturellement de mauvaise humeur, & qui d’ailleurs hait à la mort toute sorte de Panegyriques.

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Dialogue

A quoi pense cet Auteur ? a-t-il dit en colére. Il nous promet la Vérité nuë, & l’on ne voit ici que des louanges. Il n’y a pas un mot qui ne soit à l’honeur des Personnes dont il nous parle. Voilà vraiment de grands efforts de sincerité ! Le courage du Champion qui paroit au Sacre de nos Rois n’y fait œuvre. Ce Champion vient offrir le défi à quiconque osera disputer le titre du Prince, qui est la présent environné de ses Gardes, & de sa Cour. Il ne risque pas grand’ chose, & l’on peut par tout tire courageux à ce prix, comme sincére à la mode de cet Ecrivain.
Celui qui avoit présenté le Livre pria ce bouillant Critique de prendre garde à ce qu’il disoit, & ajouta qu’il pourroit s’en trouver mal, puis que l’Auteur, qu’il turlupinoit, étoit un Officier brave comme son Epée. Ces dernieres paroles ont reveillé l’attention de tout le monde, & chacun a voulu deviner qui ce pouvoit être. Il faut voir comme les conjectures ont marché. Quelqu’un a dit qu’il lui sembloit que cet Homme avoit écrit son Ouvrage6de la même main dont il tient son Epée. On pouvoit bien deviner cela sans être Sorcier ; & j’avoue que je ne comprends pas encore où étoit en cela le mot pour rire. Cependant toute la Compagnie en a jetté de grands éclats, & je me suis enfin imaginé que l’on attachoit à ces paroles quelque idée de raillerie contre les braves. Le même Homme a ensuite ajouté, qu’il lui paroissoit par le stile que l’Auteur est Officier de Cavalerie. Il auroit été peut-être fort embarrassé d’en dire la raison. Il se peut bien que l’on distingue un Officier de Cavalerie quand il marche, par la maniere dont il porte les pieds ; mais que cette distinction paroisse dans son Ecriture ; c’est ce qui me semble impossible. Voilà le défaut des Pédans ; ils ne peuvent souffrir que des gens sans étude s’amusent à barbouiller du papier. Ce nouvel Ecrivain l’apprendra bientôt à ses dépens, & le courage de l’Officier sera d’une foible défense à l’Auteur. Je veux donc lui rendre service, & mettre cette excellente Pièce 7dans un jour qui éblouïsse de foibles yeux. A l’imitation de Longin, je ferai quelques observations dont le stile sera emprunté de l’Auteur, ce que je ferai peut-être aussi bien que qui que ce soit, aïant une force de pensée qui n’a point de limites, & une adresse très-exquise, qui m’a été extensivement, & sagement accordée par la bonté des Puissances suprêmes. Je puis assurer que cet Ecrivain montre un savoir plus universel qu’aucun de ceux qui ont paru de nos jours. Il est Marchand & Poëte. La preuve en est prise de deux mots favoris qu’il repete souvent8Crédit la Fleur. Il est Grammairien & Politique ; car il dit que l’union des deux Roïaumes est l’Emphase de la sûreté pour la Religion Protestante. On soupçonneroit même qu’il est Sorcier ; car il a découvert, qu’une République n’est pas composée de toute sorte d’Animaux ; qu’il n’y entre que des Hommes, & que les Chevaux n’en sont point Membres. La Liberté, & la Proprieté des biens, ajoute-t-il, ont trouvé leur asyle dans le Cercle envié de la République Humaine. Il est Médecin. Je remarque, dit-il, une égalité constante dans son pouls, & une juste vîtesse de sa circulation vigoureuse. Je vois, dit-il encore ailleurs, que la force de notre Constitution politique paroit clairement dans la complexion ferme & sanguine d’une Cité bien contente. Enfin il paroit Théologien & Homme d’Eglise ; car il 9se benit lui-même, & à dire le vrai, cet Ouvrage a produit ce bon effet sur moi, qui ne suis rien moins que superstitieux, que 10je ne puis aussi que me benir moi-même.

1Intitulé, l’avancement du Savoir.

2Ce fait est rapporté un peu autrement par Tacite. Voici son Latin, Ann. Lib. I. C.8. Addebat Messala Valerius renovandum per annos sacramentum in nomen Tiberii interrogatusque a Tiberio, num se mandante eam sententiam prompsisset ; sponte dixisse, respondit, neque in iis que ad Rempublicam pertinerent, confilio nisi suo usurum, vel cum periculo offensionis. Ea sola species adulandi supererat. Il s’agit dans Tacite de quelque chose de plus intéressant pour l’Etat, que l’Apothéose de Tibere. On proposoit d’obliger le Senat à faire un serment qui contenoit l’aprobation de tout ce que le Prince avoit fait & promesse d’obéissance à l’avenir. Vide Lipsium, in Annal. 16. Cap. 22. & alios passim.

3Ces paroles ne font point dans l'Ecriture. On n'y trouve que celles-ci, Luc VI. 21. Malheur à vous quand tous les hommes diront du bien de vous. Le ούαí des Grecs, & le Latin Va, emporte si peu un arrêt certain de malédiction, que c’est plus souvent une marque de douleur que de colére Vid. Grot. in Matth. XVIII. 7. & Vitring. in Apocal. XVIII. 10.

4On ne trouve pas la même délicatesse de sentimens dans le Cardinal de Richelieu. Il avoit rétabli une pension de 2000 livres à Mr. Vaugelas pour que ce dernier travaillât au Dictionaire de l’Académie. Vaugelas allant chez le Cardinal, « celui-ci le voïant entrer dans sa chambre…..& s'adressant à lui, Eh bien Monsieur, lui dit-il, vous n'oublierez pas du moins dans le Dictionaire le mot de Pension. Pelisson, Hist. De l’Acad. Pag. 104. Edit. de la Haye 1688.

5L’Auteur de cette Pièce est un Avocat nommé Nelmy.

6Lorsque les gens du Barreau manient la Plume de même que l’Epée, leurs Ouvrages ne doivent pas être des meilleurs.

7Ces paroles, & les suivantes qui sont en lettre Italique, sont de l’Auteur de la Verité Nuë.

8Les Marchands qui sont peu d'affaires ne tiennent leurs Livres que par Crédit & Débet. Les Poëtes parlent souvent de Fleurs & de Parterres. L'expression de l'Auteur de la Verité nuë, est proverbiale, & se dit en raillerie quand on ne croit pas une chose ; comme le Credat Judeus Apella d’Horace. Mais c'est en Langue Françoise.

9C’est une Expression fort commune aux Anglois quand ils se félicitent de n'avoir pas dit ou fait certaines choses qui ne leur plaisent pas.

10C’est-à dire, que me félicîter de n’écrire pas tant d’impertinence.