La conversation de notre Compagnie a
roulé ce soir sur la maniere d’assaisonner l’encens que l’on
donne, & bien des gens ont soutenu que les louanges les plus
indirectes étoient toujours les plus flateuses, ou les plus
obligeantes. On a confirmé ceci par quelques Exemples. J’en
rapporterai deux ou trois que j’ai retenus. Le premier, tiré
d’un
1Ouvrage
du Chancelier Bacon, est un compliment que l’on fit à
Tibère.
2Ebene 3
Pendant que le Sénat deliberoit sur les affaires de
l’Empire, un Senateur se levant, prit l’air le plus grave,
& dit qu’à son avis, l’honeur & la dignité de la
République vouloient que l’on mît l’Empereur au nombre des
Dieux & qu’on lui rendît par tout les honeurs divins. Le
Prince qui étoit présent parut surpris, & s’addressant à
celui qui venoit de parler, lui commanda de déclarer à
l’Assemblée s’il faisoit cette Proportion de son pur
mouvement, ou si lui, Tibere, la lui avoit suggerée.
Seigneur, repondit-il d’un ton fier, quand il s’agit du bien
de la République, je prétends être libre, & je ne reçois
des loix de personne.
Metatextualität
Cette Histoire rappella quelque
chose d’approchant qui s étoit passé entre les fameux Duc de
Buckingham, & le Comte d’Orrery
.
Ebene 3
Dialog
Mylord, dit le Duc à ce
dernier, Vous serez, à coup sur damné. Que voulez-vous
dire ? repondit le Comte un peu ému. J’en suis bien
fâché, répliqua le Duc ; mais cela ne peut être
autrement ; car il est écrit en termes formels,
3Maudit est celui de qui tout le monde dit
du bien.
Cela s’appelle, surprendre les gens agréablement. Cette
adroite flaterie ne peut manquer de plaire, & la surprise
même contribue à la rendre piquante. On passe avec beaucoup de
plaisir de la crainte d’une injure au sentiment d’une douceur,
& c’est une double satisfaction de trouver, contre son
attente, un Ami plein d’estime, où l’on ne voïoit dabord
<sic> qu’un Ennemi plein de mépris. Cette ingenieuse
tromperie qui répand la joie dans le cœur après l’avoir allarmé,
ne peut être menagée avec plus de délicatesse
qu’elle le fut par un Grand Seigneur Anglois.
Ebene 3
Un homme de mérite en avoit reçu de grandes
saveurs, présens, Emplois, protection, & tout cela sans
qu’il fût la source de ces bienfaits, ni le nom même de son
Bienfaiteur. L’aïant enfin appris, il craignit de passer
pour ingrat s’il n’alloit pas au moins lui rendre ses
devoirs. Il y alla. Il commença son compliment, & à
peine eut-il prononcé le mot de reconnoissance en
bé-guaïant, que le Lord se tourna brusquement d’un autre
côté, & lui dit en le laissant,
Dialog
4Monsieur, vous ne me
devez point de remercimens ; car si j’avois connu en
Angleterre quelqu’un qui eût mérité plus que vous les
grâces dont vous parlez, vous ne les auriez pas
obtenues.
On étoit en train de raporter de semblables
histoires, lorsque quelqu’un a tiré de sa poche un Livre qu’il a
donné pour une preuve de ce qu’on venoit de dire. C’est une
Brochure qui a pour titre,
5La Vérité nue. A ne juger
de l’Ouvrage que par ce Titre, on s’attend que l’on y dira bien
des vérités aux Ministres, & que les Grands y paroîtront
dépouillés des vains ornemens qui les parent. Mais ce n’est
point cela. Sous ce dehors severe, l’Auteur a voulu paraître bel
Esprit, & bon Courtisan. Son Aile est si sublime que le
Vulgaire ne sauroit y mordre, & ses sentimens ont quelque
chose de si peu commun, qu’ils ne paroîtroient rien si l’on
vouloit les exprimer en mots ordinaires. La diction, en un mot,
en est si peu naturelle, & les pensées en sont si guindées,
que je doute fort que la Pièce se vende. Il y avoit dans la
Compagnie un Homme naturellement de mauvaise humeur, & qui
d’ailleurs hait à la mort toute sorte de Panegyriques.
Ebene 3
Dialog
A quoi pense cet Auteur ?
a-t-il dit en colére. Il nous promet la Vérité nuë, & l’on ne voit ici que des louanges. Il
n’y a pas un mot qui ne soit à l’honeur des Personnes
dont il nous parle. Voilà vraiment de grands efforts de
sincerité ! Le courage du Champion qui paroit au Sacre
de nos Rois n’y fait œuvre. Ce Champion vient offrir le
défi à quiconque osera disputer le titre du Prince, qui
est la présent environné de ses Gardes, & de sa
Cour. Il ne risque pas grand’ chose, & l’on peut par
tout tire courageux à ce prix, comme sincére à la mode
de cet Ecrivain.
Celui qui avoit présenté le Livre pria ce bouillant
Critique de prendre garde à ce qu’il disoit, & ajouta qu’il
pourroit s’en trouver mal, puis que l’Auteur, qu’il turlupinoit,
étoit un Officier brave comme son Epée. Ces dernieres paroles
ont reveillé l’attention de tout le monde, & chacun a voulu
deviner qui ce pouvoit être. Il faut voir comme les conjectures
ont marché. Quelqu’un a dit qu’il lui sembloit que cet Homme
avoit écrit son Ouvrage
6de la même main dont il tient son Epée. On pouvoit bien deviner cela sans
être Sorcier ; & j’avoue que je ne comprends pas encore où
étoit en cela le mot pour rire. Cependant toute la Compagnie en
a jetté de grands éclats, & je me suis enfin imaginé que
l’on attachoit à ces paroles quelque idée de raillerie contre
les braves. Le même Homme a ensuite ajouté, qu’il lui paroissoit
par le stile que l’Auteur est Officier de Cavalerie. Il auroit
été peut-être fort embarrassé d’en dire la raison. Il se peut
bien que l’on distingue un Officier de Cavalerie quand il
marche, par la maniere dont il porte les pieds ; mais que cette
distinction paroisse dans son Ecriture ; c’est ce qui me semble
impossible. Voilà le défaut des Pédans ; ils ne peuvent souffrir
que des gens sans étude s’amusent à barbouiller du papier. Ce
nouvel Ecrivain l’apprendra bientôt à ses dépens, & le
courage de l’Officier sera d’une foible défense à l’Auteur. Je
veux donc lui rendre service, & mettre cette excellente
Pièce
7dans un jour qui éblouïsse de foibles yeux. A l’imitation de Longin, je ferai quelques observations
dont le stile sera emprunté de l’Auteur, ce que je ferai
peut-être aussi bien que qui que ce soit, aïant une force de
pensée qui n’a point de limites, & une adresse très-exquise,
qui m’a été extensivement, & sagement accordée par la bonté
des Puissances suprêmes. Je puis assurer que cet Ecrivain montre
un savoir plus universel qu’aucun de ceux qui ont paru de nos
jours. Il est Marchand & Poëte. La preuve en est prise de
deux mots favoris qu’il repete souvent
8Crédit la
Fleur. Il est Grammairien & Politique ; car il dit que
l’union des deux Roïaumes est l’Emphase de la sûreté pour la
Religion Protestante. On soupçonneroit même qu’il est Sorcier ;
car il a découvert, qu’une République n’est pas composée de
toute sorte d’Animaux ; qu’il n’y entre que des Hommes, &
que les Chevaux n’en sont point Membres. La
Liberté, & la Proprieté des biens, ajoute-t-il, ont trouvé
leur asyle dans le Cercle envié de la République Humaine. Il est
Médecin. Je remarque, dit-il, une égalité constante dans son
pouls, & une juste vîtesse de sa circulation vigoureuse. Je
vois, dit-il encore ailleurs, que la force de notre Constitution
politique paroit clairement dans la complexion ferme &
sanguine d’une Cité bien contente. Enfin il paroit Théologien
& Homme d’Eglise ; car il
9se benit lui-même, & à dire le vrai, cet
Ouvrage a produit ce bon effet sur moi, qui ne suis rien moins
que superstitieux, que
10je ne
puis aussi que me benir moi-même.