Le Philosophe nouvelliste: Article XII.
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Livello 1
Article XII.
Du Jeudi 5. au Samedi 7 Mai 1709.
Du 5. Mai.
Livello 2
Racconto generale
Metatestualità
Livello 3
Au
Caffé de White le 5. Mai.
Scene I.
Mrs. Pip, Trimmer & Acorn
Dialogo
Acorn. Qu’est ce que ceci
veut dire, Messieurs ? Est-ce que vous n’appercevez
pas un vieux Ami qui vous salue ? Pip. A d’autres !
Je suis bien en train de vous parler ! Le Comte
vient d’appeller mes voyelles, & je suis d’une
humeur enragée. Acorn. Appeller vos voyelles ! Je
vous prie, Mr. Trimmer, qu’est-ce que
cela veut dire ? Trimmer. Prenez garde, mon cher
Ami, parlez plus bas ; ne montrez pas ici votre
ignorance. Si l’on s’en apperçoit, on vous mordra
par tout où vous irez. Nos beaux Esprits sont des
gens sans quartier. Acorn. Ils me mordront,
dites-vous ? qu’est-ce que cela signifie ? Pip.
Quoi ? vous ne savez pas ce que c’est que mordre les
gens ! Oh ! mais non, vous ne pouvez pas le savoir.
Cependant vous feriez bien de l’apprendre, quand ce
ne seroit que pour parer les coups que les beaux
Esprits vous portent comme on apprend les
friponneries du Jeu pour se garantir des Fripons.
Mais, à propos, Monsieur, n’avez-vous pas ouï le
bruit qui court, que quelques Potentats se sont
détachés de la grande Alliance, & qu’ils ont
fait leur Paix separée ? Acorn. Juste Ciel !
Seroit-il possible ? Quoi ! après tant de succès !
tant de Victoires ! tant de dépenses ! tant de sang
répandu ! Trimmer. On vous a mordu. Acorn. Mordu ?
Qui ? Trimmer. Lui. Il vous a mordu bien serré ; la chose est certaine. Acorn. Eh !
voilà qui est drôle. Je n’en sens rien. Où est-ce
donc qu’on l’a fait, & de quelle maniere ? Pip
& Trimmer sortent en riant, & Mr. Friendly
s’approche.
Scene II.
Acorn, Friendly.
Dialogo
Acorn. Oh ! Mr. votre
Serviteur très-humble vous avez ouï ce qui s’est
passé entre ces Messieurs, & moi. L’un s’est
plaint qu’on lui avoit appellé ses Voyelles, &
l’autre m’a dit qu’on m’avoit mordu. Friendly. Vous
saurez, Monsieur, que l’on ne connoit plus ici ces
manieres honnêtes & simples, que le bon-sens
dicte, & que l’éducation perfectionne. En leur
place, on a introduit mille petites inventions, que
des hommes qui ne savent pas mieux, prennent pour
belles. Imaginez-vous qu’il n’y a point de
Caractere, qui ait quelque agrément dans le commerce
du monde, qui n’ait été supprimé par quelque faux
brillant qui lui ressemble. Autrefois par exemple,
nous avions des gens naturellement
enjoués, qui badinoient sur tout, & qui vous
surprenoient de tems en tems par d’aimables
saillies. A cette espece de Bouffons, ont succedé
ceux que l’on appelle à présent des Mordeurs, gens
insipides, qui vous donnent gravement une bourde,
& qui vous rient ensuite au nés, si vous avez eu
la simplicité de les croire. Au lieu de ces fins
Railleurs, qui sans faire semblant de rien vous
portent des coups délicats, & vous obligent
vous-même à rire d’un mot qui vous deconcerte, on ne
voit plus à cette heure, que des Esprits malins, qui
vous flattent pour épier vos foiblesses, & qui
courent ensuite les Coteries pour en faire un plat à
toute la terre. Ne cherchez plus dans cette Ville
les gens d’esprit, de savoir, & de bon-sens que
vous y aviez laissés ; vous n’y rencontrerez que
d’impudens animaux qui donnent dans le vice tête
baissée ; qui suppléent à leur ignorance par leur
effronterie ; & qui couvrent leur manque de
savoir, par le mépris qu’ils font des Savans. Acorn.
Vous m’en dites trop, mon cher Monsieur, ce que je
viens d’entendre m’afflige. Mais puisque ce desordre
est de fraiche date, nos Poëtes ne pourroient-ils pas le corriger ? Quoi de plus facile
pour eux que d’en exposer le ridicule, & que
d’en guérir tout le monde ? Le Théatre pourroit-il
avoir une occupation plus belle, & plus utile ?
La maniere ne manque pas. Friendly. Oh ! de quoi me
parlez-vous ? Il n’y a rien à esperer de ce
côté-là ; je conviens que ce reméde seroit
excellent, s’il étoit bien menagé. Mais le Théatre
même est dans un desordre terrible. L’Histoire vous
en navreroit de douleur. C’est pis mille fois que ce
que je viens de vous dire du mauvais goût qui regne
dam les Conversations. Acorn. De grace, Monsieur,
apprenez-m’en quelque chose. Il y a six mois que je
n’ai été en Ville, tout m’y est nouveau. Friendly.
Il y a quelques années, que plusieurs Avantures de
galanterie avoient jetté1l’empire du Théatre en de si grandes convulsions, que le petit
Oberon2, qui en étoit alors le Monarque,
manquoit ou de courage, ou de force pour y rémédier.
Ce Prince indolent voulut laisser faire à d’autres
ce qu’il n’avoit pas l’audace de faire lui-même. Il
jetta pour cet effet les yeux sur une personne qui
avoit passé toute sa vie au milieu des querelles.
Cette Personne étoit un Procureur, Maître passé dans
les tours de chicane. Oberon lui vendit ses Etats
par Hypotheque ; Divito, c’est le nom du Procureur,
Divito, dis-je, auroit pû être le plus habile homme
du monde dans les Negociations d’Etat. Quand il
parle, on ne sait ce qu’il veut dire, & quand il
agit, on ne sait ce qu’il veut faire. Cet homme qui
n’avoit de goût que pour l’argent, ne fut pas
délicat sur le choix des Spectacles. Il n’y
entendoit même rien. A la place des
Heros de Shakespear & des Caracteres enjoués de
Johnson, il fit paroître des Danseurs de Corde, des
Vendeurs d’Orvietan, des Joueurs de Gobelets.
L’Empire du Bel Esprit étant ainsi bouleversé sans
ressource, il y eut3un Architecte qui
bâtit un nouveau Palais pour la Muse qui préside au
Théatre : Mais en lui donnant ce Palais, il ne lui
donna point de Domestiques ; desorteque, dans ce
lieu destiné aux grandes Représentations, on ne nous
donne que des Chansons & des Danses. Encore ceci
commence-t-il à nous manquer, faute de belles Voix.
C’est pourquoi l’on a mis ce Palais entre les mains
d’un4Chirurgien qui transforme
en Eunuques tous les Etrangers qui se présentent,
& nous les fait passer ainsi pour des Musiciens
d’Italie. Acorn. Dès demain je pars pour la
Province, & la Ville ne me reverra jamais.
Friendly. Oui, Monsieur, voilà où nous en sommes.
C’est une chose étrange, que l’on ne veuille pas
s’appercevoir que le Théatre a la même influence sur
les mœurs du siécle, que la Banque a sur le crédit
de la Nation. La beauté de l’Esprit, & la
noblesse des sentimens, le bon-sens & la
vivacité du Génie ne peuvent fleurir que sous la
direction de personnes qui se connoissent en ces
sortes de choses. Peut-être que la Paix donnera le
loisir d’y faire de meilleurs reglemens ; mais tout
ce que l’on a fait jusques-ici n’y a pas servi
davantage qu’une petite Décoction n’opereroit dans
un mal où le grand Elixir seroit d’une absolue
nécessité. Fin de la Comédie qui s’est passé au
Caffé de White. Quand je donnai la
Description du Matin qui parut il y a quelques
jours, j’avois une vue, que je suis bien aise de
suivre. J’en ai à présent une occasion qui ne peut
être plus belle, ni plus conforme à mon dessein. On
va voir une peinture qui convient à merveille aux
lieux, sur lesquels le Poëte l’a tirée. La Pièce
vient de5Copenhague, & l’on peut dire
que c’est un tableau de l’Hiver aussi achevé qu’il
en soit jamais sorti de la main des plus grands
Maîtres. Des Images comme celles ci augmentent le
plaisir de la vûe, & nous aident à faire de
nouvelles réflexions, lorsque les mêmes objets
reviennent. La Poësie excellente, & les
Descriptions finies ont cela d’agréable, que tous
les Lecteurs s’imaginent que, s’ils ne peuvent pas
écrire comme les gens d’esprit, ils peuvent au moins
penser comme eux. Je n’en dirai pas davantage a la
louange de ce petit Poëme. Chacun en sentira
facilement le mérite. C’est6une Lettre adressée à Mylord Dorset.
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Dialogo
Dialogo
Description de l’Hiver.
A Copenhague, le 9. Mars, 1709.
Citazione/Motto
Dans ces tristes Climats, où les froids Aquilons
Couvrent Villes & Champs de neige & de glaçon,
Quelle Muse à rimer peut être assez hardie ?
Rien n’invite aux Chansons. La Nature engourdie
Porte jusqu’aux Esprits sa morne pesanteur.
Tous ces rians objets, dont le charme flateur
Alluma le beau feu des Chantres de la Grece,
Les Bois de l’Helicon, les Sources du Permesse,
Sont ici des beautés que l’on ne connoit pas.
Tout est enseveli sous l’horreur des frimas ;
Ce ne sont que déserts d’une vaste étendue ;
Nulle varieté n’y soulage la vûe,
Et l’affreuse blancheur, régnant de toutes parts,
Nous éblouït les yeux, & confond nos regards.
Les Fleurs dans les jardins, les herbes dans 1a plaine,
Ni des legers Zephirs l’aimable & douce haleine,
Ni des tendres Oiseaux le chant mélodieux
N’annoncent point encor le Printems dans ces lieux.
Les Vaisseaux dans la Mer demeurent immobiles ;
Borée y fait contre eux des efforts inutiles ;
Pendant que mille Chars sur cette Mer portés
Y promenent sans crainte, & Galans, & Beautés.
Le gros Leviathan renfermé sous les ondes
Se trouve trop contraint dans ses grotes profondes,
Sur la glace, privé de gite & d’alimens,
Le Loup s’en plaint au Ciel par d’affreux hurlemens,
D’un côté, l’Océan, qui monte jusqu’aux nues,
porte sur un miroir ses vagues suspendues,
Et d’un rocher solide entassé par monceaux
Forme confusément des Monts, & des Côteaux.
De l’autre, on ne voit plus ni Coteaux, ni Montagnes ;
Depuis long tems la neige, en couvrant les campagnes,
A comblé les Vallons, & sur le Continent
Semble avoir transporté le liquide Elément.
Le dirai-je pourtant ? Cet objet effroïable
Ne laisse pas d’avoir quelque chose d’aimable,
Et, parmi tant d’horreur, on voit, mais rarement,
Qu’ici l’Hiver nous offre un spectacle charmant.
Lorsque, pendant la nuit, une pluie subtile
D’un air sombre & couvert sur la Terre distile ;
Le vent d’Est la saisit & de nitre abondant
En diverses façons la géle en descendant.
Que de beautés alors nous découvre l’Aurore !
On diroit que les biens, qui, du rivage Maure
Jusqu’ici transportés, nous sont si cher vendus ;
Dans les champs sans mesure ont été répandus,
De perles, de rubis, la Nature parée,
Du Soleil, qui se leve, est à peine éclairée,
Que brillante par tout, elle semble avoir pris,
Pour enchanter nos yeux, ses plus riches habits,
Les humbles Arbrisseaux, qui croissent dans la plaine,
Les Joncs dans les Marais, le haut Pin, le dur Chêne,
Ont tous le même éclat & le même ornement.
Chaque goute attachée y forme un Diamant,
Et les Arbres entiers chargés de ces feuillages
De Castaux ciselés imitent les Ouvrages.
Mais si de l’Aquilon le vent tempétueux
Porte dans la Forêt son souffle impétueux,
Il fait voler la glace en atomes de verre,
Et d’un Cristal menu couvre toute la terre.
Ou bien si les Climats du Soleil plus voisins
Font passer jusqu’à nous des soufles plus benins,
L’illusion bien tôt se dissipe à la vûe ;
De tous ses ornemens chaque Arbre se dénue ;
Le Diamant se fond, & les Perles en eau
Ne nous laissent plus rien d’un spectacle si beau
Qu’une froide moiteur, qui tombant goute à goute
Penetre jusqu’aux os le Passant dans la route.
Tels on dit ces Palais, ces Châteaux enchantés
Qui font au Voïageur quelquefois présentés.
Imposture brillante ! Ouvrage de Féerie !
La riante avenuë en est toute fleurie.
Le brillant Edifice offre aux yeux éblouïs
Les Thresors les plus grands & les plus inouïs.
Le crédule Mortel est charmé du spectacle,
Veut tenter l’avanture, & n’y voit point d’obstacle.
Il s’aproche, il y court ; mais la Fabrique en l’air
S’envole tout à coup plus vîte qu’un Eclair.
Tout disparoît, Jardins, Palais, Magnificence.
Et dans ces lieux si beaux n’aguere en apparence.
L’Avanturier, confus de perdre tant de bien,
Croit encore l’y voir, & n’y trouve plus rien.
De mon Cabinet, le 6. de Mai.
La Poste de Hollande que nous avons reçuë aujourd’hui, ne nous apprend rien de la situation présente des affaires. Elle ne nous donne que de grandes esperances pour l’avenir. Je ne perdrai donc pas mon tems à en parler. Je me contenterai d’appliquer7les Vers suivans à la conjoncture critique où nous nous trouvons, me reservant à découvrir une autre fois ce que les Etoiles m’en ont appris.Citazione/Motto
Plus grand & plus robuste, il ne peut respirer
Qu’en poussant des Voisins dont il se sent serrer.
Il les pousse, & bien tôt enflé par la victoire,
Nombreux, riche, & puissant, il combat pour la gloire ;
Tant qu’enfin devenu terrible à l’Univers
A tous les Potentats il prépare des fers.
Mais un petit Etat s’éleve au voisinage.
Qui s’oppose au torrent, & dissipe l’orage.
Les Destins sont remplis, & l’on voit qu’avec bruit
L’ouvrage de mille ans, d’un seul coup se détruit.
1Les bâtimens appartiennent à un ou plusieurs particuliers qui en retirent tout le profit & qui donnent aux Comediens &c. des gages ou par An, ou par Pièce. Les risques étant ainsi tous pour ces particuliers, aussi tout est regi par leur caprice, & va souvent fort mal pour le Public. Les proprietaires de ces bâtimens les vendent à d’autres quand ils n’y trouvent pas leur compte.
2Oberon & Divito, c'est le même homme consideré sous divers égards. Son vrai nom étoit Rich, qui repond à Divito. L'Auteur l'appelle aussi Oberon, parce qu’il étoit, obaratus, accablé de dettes. Il étoit proprietaire du Théatre de Drury-lane, dont il avoit une Patente de Charles II. Il mourut si pauvre, qu'il ne laissa rien à sa Famille que sa Patente.
3C’est le Chevalier Jean van Brooke, Contrôleur des Bâtimens du Roi. Il est encore proprietaire de ce Bâtiment qui, depuis quelques années, n’a servi qu'aux Opera, qu'aux Mascarades, & qu’à la troupe de l'Harlequin François qui étoit ici l’année derniere. Cet Architecte est d'un goût très-particulier. Cest lui qui a bâti Bleinheim, c'est-à-dire la Maison magnifique du Duc de Marlborough à Woodstock.
4C’est Mr. Heidegger, qui a encore aujourd’hui la direction des Mascarades, comme il l’aviot alors des Opera. L’Auteur l’appelle Chirurgien à cause de l’operation qu’il lui attribue. Si je suis bien informé, ce Mr. Heidegger est fils du Savant de ce nom.
5L'Auteur de cette Pièce y étoit alors Secretaire de Mr. Pultney, Envoïé de la G. Bretagne.
6Elle a été insérée dans le Recueil des meilleures Pièces de Poësie, que Mr. Philips fit imprimer chez Tonson en 1709. L’Auteur en est Mr. Ambroise Philips lui même, connu par plusieurs Ouvrages, & qui écrit à présent une Feuille volante connue sous le titre de Free-Thinker. J’écrivois ceci en 1720.
7Ils sont pris de la séconde partie de l’Almannor de Mr. Dryden.