« Lorsque les Vendeurs d’Orvietan
haranguent la Populace qui les environne, ils font sonner bien
haut leur desintéressement & leur générosité. Ce n’est,
disent-ils, que pour rendre service au Public, qu’ils débitent
leurs Avis & leurs Remédes ; ils les donnent plutôt qu’ils
ne les vendent. On diroit, à les entendre, qu’ils ne font rien
pour eux-mêmes. Seroit bien simple qui les croiroit. Ils ne
feroient pas tant de bruit, s’ils n’y trouvoient pas leur
compte, & tout bien calculé, la seule grâce qu’ils font est
de vendre leurs Drogues au rabais, & de se contenter de six
sous, & souvent même d’un seul pour les choses
dont ils demandoient d’abord un Ecu. Cette petite Charlatanerie
m’a toujours paru si méprisable, que je n’ai eu garde de
l’imiter.
1J’ai averti le Public que je
travaillois pour mon propre avantage, & que mon dessein
étoit de lui faire payer la peine que je me donne pour le
servir. J’aurois bien pû trouver d’autres ressources, & l’on
m’a proposé je ne sai combien de Secrets pour gagner de
l’argent. Un de mes Amis, m’offrit un Traité de sa façon, qu’il
a intitulé, L’Art de parvenir, ou Le moyen de s’introduire chez
les Grands, expliqué dans un Jeu de Cartes. Mais très-novice
dans toute sorte de Jeux, je le remerciai de son offre
obligeante. Un autre me conseilla de prendre Carosse & de
m’ériger en Médecin ; mais étant Homme de Lettres, je craignis
de ne pas réussir non plus de ce côté-là ; ainsi je resolus de
poursuivre mon premier Dessein. Vous saurez donc, que je ne
prétends pas donner du crédit a cet Ouvrage, par le
seul poids des Nouvelles politiques, & qu’en vertu, de la
2Sentence Latine que
j’ai mis au frontispice, je me servirai de tout ce qui se
présentera pour être le sujet de mes Discours. Ainsi les
nouveaux Personnages qui paroîtront sur la Scène, & les
nouveaux Evenemens seront tous de mon ressort. Par exemple,
aussitôt que le Public aura donné à une Fille le titre de
Beauté, & à un Homme celui de Bel Esprit, j’aurai soin d’en
avertir incessamment, d’y joindre une Description de Caractéres,
& de nommer les personnes, à la place desquelles l’un &
l’autre ont succedé ; car cette Ville est assez peu généreuse,
pour n’élever jamais quelcun, sans en abaisser un autre. Mais je
ne dirai rien de qui que ce soit, qui puisse déplaire avec
raison ; je tâcherai même, par la varieté des matiéres & du
stile, de divertir ceux qui aiment la joie, sans choquer ceux
qui s’appliquent aux affaires. »
Du
Caffé de White, le 18. Avril 1709.
Allgemeine Erzählung
Tous les cœurs ne soupirent
aujourd’hui que pour deux Dames, qui seules, depuis quelque
tems, l’emportent sur toutes les autres Beautez de la Ville.
Fremdportrait
Les charmes de l’une &
de l’autre sont infinis ; ils ne sont pourtant pas les
mêmes. Clarice est une Beauté douce, & Chloé est une
Beauté vive. La premiére a tout parfaitement regulier,
la Taille, le Teint, & les Traits. La seconde n’a
pas ces perfections dans le détail ; mais en son tout
elle a des graces irrésistibles. On ne peut refuser à
l’une de l’admiration, ni à l’autre de l’amour. La vuë
de celle-ci n’inspire pour les premiers sentimens que
cette espece d’extase où l’on est à l’approche d’un
Portrait achevé. Un coup d’œil de celle-là excite en
vous des mouvemens qui ressemblent d’abord aux
transports d’une tendre Amitié.
La différence de
ces perfections a été merveilleusement bien attrapée, par
Mr. Jervaise, cet excellent Peintre qui nous est venu depuis
peu d’Italie. Cet habile homme a tiré Clarice dans une
attitude, où l’on voit qu’elle plait sans avoir
dessein de plaire, & qu’elle ne s’apperçoit pas
elle-même du mal que font ses beaux yeux. Au contraire dans
le Portrait de Chloé, on découvre une Belle qui connoit son
mérite, & que la connoissance de ses charmes rend, non
pas plus vaine, mais plus animée. Pour exprimer ces
différences, Clarice est peinte en simple Bergere, &
Chloé est habillée en jeune Païsane. Ce dernier choix
sur-tout est de main de Maître. Car l’on ne pouvoit imaginer
d’habillement qui convînt mieux à Chloé que les Ornemens
champêtres qu’on lui donne. Sa beauté, qui n’y perd rien de
son éclat, s’y représente dans son vrai caractere. La
Friponne vous enleve un Cœur en badinant : Vous diriez à ses
maniéres aisées, & engageantes, qu’elle ressent pour
vous ce qu’elle vous inspire pour elle, & vous êtes pris
tout seul lorsque vous croyez l’avoir prise. L’Amour, qui
est le plus habile Peintre du monde, caractérise ces deux
genres de Beautez par les effets qu’il produit dans les
Cœurs qui soupirent pour elles. Les Amans de Chloé
paroissent toujours gais & contens ; les Amans de
Clarice paroissent toujours dolens, & rêveurs. Et parce
que c’est le propre de cette passion de changer
les Hommes, & de les rendre tout autres qu’ils ne sont
naturellement, on devient fat en aimant Chloé, & l’on
devient fou en aimant Clarice. Nous en avions ici
tout-à-l’heure des deux Espèces. L’un n’a fait que sifler,
rire, chanter, faire des cabrioles. L’autre a écrit trois
lignes, est allé faire un tour de Jardin, est rentré, a
déchiré son fragment de Lettre, a demandé du Chocolat, &
puis enfin est sorti sans rien prendre. Les Adorateurs de
Chloé sont à présent en si grand nombre dans cette Chambre,
& ils y font tant de bruit, qu’il n’y a pas moyen d’y
tenir. Je ne sai plus ce que j’écris, & je suis
contraint de renvoyer à une autre fois la suite de mon
Histoire. Je la reprendrai à quelque heure, &
j’informerai le Public du nombre de Bouteilles que l’on
vuide tous les soirs à l’honneur de l’une de ces Belles,
& des soupirs que l’on pousse, ou des Chansons que l’on
écrit pour l’autre.
Du Caffé de Guillaume, le même
jour.
Les Lettres de
3Hay-market
nous aprennent que Samedi dernier l’on y joua l’Opera de Pyrrhus
& de Demetrius, & que la représentation en fut fort
applaudie. Ce dernier point a été mortifiant pour les Personnes
qui connoissent les vraies beautez du Théatre. Ces beautez
doivent être un plaisir, un divertissement pour l’Esprit &
pour la Raison. Mais pour goûter ce nouveau genre de Pièces
dramatiques, il faut que la Raison, & l’Esprit demeurent
supprimez dans leurs operations pendant trois heures de tems.
Tout s’y borne à la petite satisfaction de deux Sens, & la
vogue où sont les Opéra prouve bien plus une corruption dans le
goût, qu’un rafinement dans les plaisirs. Il est clair que la
partie intelligente de l’Homme ne prend aucune part à ces
Spectacles ; Car on nous mande que presque toute la Pièce étoit
en Italien, & qu’un savant Critique, qui étoit là par
hazard, tomba dans les convulsions, tant il eut de
douleur de voir non seulement la double unité méprisée ; mais
encore toutes les Langues & toutes les Nations confondues.
Il s’en mit dans une si furieuse colére, qu’il a écrit contre
les Opera un Livre qu’il va faire imprimer. Il prétend que ces
Opera ne sont propres qu’à efféminer les Peuples, qu’ils ont
déja semé parmi nous une secrete impatience d’avoir la Paix,
& que, s’ils ne sont pas défendus au plutôt, ils nous
ôtetont l’envie de continuer la Guerre. Il a communiqué le plan
de son Ouvrage à toute la Compagnie. Il y examine d’abord de
quelle maniére ces sortes de Spectacles se sont introduits.
Cette question le conduit à considerer la nature du Son en
général, & de là il passe à une Digression fort travaillée
sur les differens cris de la ville de Londres. Il montre, par de
bonnes raisons philosophiques, que l’on a dû vendre les
Allumettes en chantant, les Huîtres en criant, les Racines &
les Herbes potageres sans crier ni chanter, ni parler ; mais
avec un accent, & d’un ton qui n’est naturel ni à l’Homme,
ni à la Bête. Cette Pièce semble avoir été faite sur le Modèle
du beau Traité de
4Mlle. Manley Maîtresse d’Ecôle sur les
Exemples que les Maîtres d’Ecriture donnent a leurs Ecôliers.