La Bagatelle: XCIII. Bagatelle
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Niveau 1
XCIII. Bagatelle
Du Jeudi 27. Mars 1719.
Metatextualité
Lettre à l’Auteur
Metatextualité
Lettre à l’Auteur
Niveau 2
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
« Je viens de lire dans le
moment votre derniére Bagatelle, & j’aurois trouvé
fort neuve l’idée que vous donnez de la véritable
Propriété, qui consiste dans la jouissance actuelle des
Biens, si je n’avois pas vu la même pensée détaillé fort
au long dans un Livre Anglois. C’est le Gardien, Ouvrage
de la même nature que le Spectateur. Il revient plus
d’une fois au meme sujet, & entr’autres choses
sensées & plaisantes qu’il dit là-dessus, il nous
donne une Lettre qu’il a apparemment composée lui-même.
Elle n’aura pas peut-être la même grace pour les
Lecteurs François, qu’elle a eu pour les Habitans de la
Grande-Bretagne ; mais elle mérite pourtant, ce me
semble de leur être communiqué, la voici. Il faut
supposer que c’est une Femme de qualité qui écrit au
Gardien.
Je ne sai, Monsieur, si mon goût s’accordera avec
le vôtre par rapport à cette Lettre ; vous en ferez
l’usage que vous trouverez bon. En la traduisant pour
vous, je n’ai eu pour but que de vous faire plaisir. En
revanche de cette bonne intention, voulez-vous bien que
je vous dise que je vous crois un peu Plagiaire. Il est
fort apparent que c’est le Gardien qui vous a fourni le
sujet de votre derniére Bagatelle. Serois-je fort
injuste, si sur la foi de cette découverte, je vous soupçonnerois d’avoir tiré plus d’une fois de
pareilles sources, des réflexions que nous avons prises
pour être de votre cru, & que nous avons eu la bonté
de mettre sur le compte de votre génie. Si vous avouez
naturellement la dette, vous êtes à moitié jusitifié
dans mon esprit. Je suis &c. »
Niveau 4
Lettre/Lettre au directeur
Monsieur, Ce n’est que
depuis Jeudi dernier que je sai, graces à votre
Feuille volante, que mon équipage est d’une grande
utilité à mes compatriotes. Je conviens
ingénûment, que jusqu’ici je n’ai voulu paroître
brillante aux yeux du Public que par pure vanité,
& que j’en ai senti de tems en tems quelques
petits remords. Mais votre dernier Discours a
tellement mis le calme dans ma conscience, que je
crois desormais pouvoir regarder mon luxe comme un
effet de ma vertu. Puisque mes ajustemes ne
servent qu’à gratifier le Public, je ne
regretterai jamais les trois heures que je passe
tous les matins à ma toilette ; je n’aurai garde
de considérer le travail qu’il faut à une jolie
Femme, pour mettre ses agrémens dans leur plus
beau jour, comme une occupation indigne de la
grandeur d’un Etre raisonnable. Je ne refuse point
d’être le martir de mon corps, pour rendre à mon
Prochain la Propriété de ma taille plus agréable ;
je veux bien même pousser la charité, jusqu’à
mortifier ma chair par des jeûnes frequens. C’est
par ce même principe de charité, que j’ai résolu
de me faire un habit du plus magnifique tissu
d’or, & que je prétens bientôt faire présent à
toute la Ville de mille louis, mis en Pierreries.
Elles brilleront pour le Bien public, à mes
oreilles, à mes doigts, autour de mon cou ; en un
mot, je veux étaler sur toute ma
personne, l’amour que j’ai pour mes Concitoyens.
J’ai eu assez de pouvoir sur l’esprit de mon
Epoux, pour le porter à vous rendre le maître d’un
carosse à deux fonds, magnifiquement doré, &
tiré par deux belles cavales de Flandres. Il ne
tient qu’à vous, mon cher Monsieur, de vous en
venir mettre en possession tous les soirs au
Cours, pendant l’espace de deux heures. Je suis
asses heureuse, pour que mon Mari veuille bien me
complaîre dans ces sortes de bagatelles, depuis
que je lui ai prouvé par vos argumens, que
l’argent mignon qu’on donne aux Dames, n’est
destiné au fond qu’à des Œuvres charitables.
J’espére, Monsieur, que vous voudrez bien m’avoir
quelque obligation des dépenses que je fais pour
vous enrichir, & vous déclarer le protecteur
d’une personne, dont l’extérieur vous appartient
depuis les piés jusqu’à la tête, & sur
laquelle vos yeux ont un droit incontestable. Je
suis, &c.
Niveau 3
Lettre/Lettre au directeur
Reponse. Sans vanité,
Monsieur, l’idée que j’ai tâché de développer dans ma
derniére Bagatelle, je l’ai eue longtems avant que
d’avoir lu l’Auteur Anglois dont vous parlez. Il est
vrai que le charmant Discours de cet Auteur l’a fort
éclaircie dans mon esprit, & que je lui dois en
partie ce qu’il peut y avoir de bon dans ma derniére
Feuille volante. Je l’ai composée pourtant sans relire
le Discours en question, & la forme que j’ai donné à
cette matiére, est tout-à-fait à moi. Je ne crois pas
franchement, que cette façon d’agir me doive attirer le
titre odieux de Plagiaire. Il me semble que dans un
Recueil de petites Dissertations comme les miennes, on
peut hardiment mêler les fruits de sa lecture avec ses
propres réflexions ; & que le Public doit être
content, quand on lui donne quelque chose de bon &
de nouveau. Que lui importe de quelle source on le
tire ? Vous qui semblez vous plaîre à la lecture des
Livres Anglois, vous vous souvenez sans
doute du Seigneur de Paroisse, caractérisé dans le
Spectateur. Ce bon homme avoit choisi exprès pour Curé,
un Ecclésiastique qui n’étoit pas savant, mais qui avoit
une voix claire & forte, & une bonne maniére de
réciter. Il lui faisoit prononcer devant ses
Paroissiens, tantôt un Sermon de Tillotson, & tantôt
un de l’Evêque d’Asaph ; & tout le village en étoit
aussi édifié, que si ces deux illustres Prélats eussent
prêché eux-mêmes. Je confesse, Monsieur, qu’il y a dans
ma Bagatelle quatre ou cinq morceaux, que j’ai pris tout
entiers des Feuilles Volantes Angloises, mais j’ai
toujours averti qu’il n’y avoit de moi que le tour
François ; le reste de mon petit Ouvrage, quel qu’il
soit, m’appartient véritablement ; ce sont mes propres
petites réflexions, & quelquefois sans doute ce sont
les fruits de ma lecture, si fort brouillés avec mes
propres idées, qu’il m’est impossible de les distinguer
les uns d’avec les autres. Permettez-moi, Monsieur, de
me servir de cette occasion ; pour dire un mot touchant
les Plagiaires. Il y a de l’injustice à traiter de
Savans ceux qui pillent les Anciens, & de Plagiaires
ceux qui pillent les Modernes. Tout Homme qui est assez
effronté pour coudre à ses propres pensées des morceaux
tout crus, qu’il tire des autres Auteurs, mérite qu’on
méprise sa vanité, qu’il fonde sur le génie d’autrui. Il
faut mettre dans la même classe, ceux qui déguisent un
peu leurs brigandages, par l’expression
& par un leger renversement d’ordre. Le seul moyen
légitime de s’approprier les idées d’autrui, c’est de
les digérer par la méditation. Elles deviennent alors
les nôtres, de la même maniére que les alimens se
changent en parties réelles de notre corps. Vous savez
Monsieur, que le plus grand Génie de l’Univers n’ira
jamais loin, s’il ne tire ses pensées que de son propre
fond ; je suis persuadé que l’Esprit le plus porté à
réfléchir, & le plus propre à le faire avec succès,
quand il seroit soutenu par l’imagination la plus
féconde, n’acquerra jamais une grande étendue sans la
conversation & la lecture. Souvent après avoir
employé un tems considérable à approfondir un sujet, on
se félicite du succès de sa méditation ; on croit avoir
fait une découverte impayable ; on ouvre par hazard un
Livre, & l’on y voit le même raisonnement plus net,
mieux développé, arrangé d’une maniére plus claire &
plus heureuse. On sent parfaitement qu’en se servant de
cette réflexion toute trouvée, ou auroit fait plus de
progrès dans une heure, qu’on n’en a fait en plusieurs
jours, en la cherchant dans sa propre Raison. En
l’examinant de toutes ses différentes faces, en la
combinant avec nos propres idées, on l’auroit étenduë,
embellie, fortifiée ; on en auroit tiré des conséquences
utiles, échappées au prémier Auteur de ce
raisonnement. Celui qui agit ainsi, lit & médite ;
mais il ne pille pas, à moins qu’on ne veuille bannir la
lecture de la République des Lettres, comme un
brigandage.