Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "XCI. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\040 (1745), pp. 257-263, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2237 [consulté le: ].
Niveau 1►
XCI. Bagatelle
Du Jeudi 20. Mars 1719.
Niveau 2► La Curiosité est une Passion distinguée des autres, en ce qu’elle est propre, de la maniére la plus intime, à l’Ame même ; au-lieu que les autres tirent leur origine du méchanisme du Corps. Elle a pourtant ceci de com-[258]mun avec les Passions corporelles, qu’il n’y a rien de meilleur & de plus utile, si l’on en fait un bon usage ; rien de plus mauvais & de plus funeste, si la Raison ne la tient pas dans ses justes bornes. C’est la Curiosité bien raisonnée, qui porte notre ame à cultiver les Sciences, à s’enrichir d’un nombre infini d’idées justes, en un mot, à perfectionner l’excellence de sa nature. C’est la Curiosité destituée de raisonnement, qui en nous rendant fâcheux, importuns, haïssables aux yeux des autres, remplit notre propre cœur de troubles, d’inquiétudes, & des desordres les plus funestes.
La Curiosité n’étale jamais mieux toute son extravagance, que lorsqu’elle s’efforce à pénétrer dans l’avenir. Pauvres mortes ! nous n’avons pas la force de nous démêler de mille embarras dont le présent nous environne, nous trébuchons à chaque instant, nous le savons par une triste expérience ; & au lieu de réfléchir sans cesse sur les événemens passés, pour puiser des préceptes de prudence & de sagesse, nous souhaiterions augmenter notre embarras, & accabler notre foible raison sous le poids de notre future destinée.
S’il y a quelque art capable de la dévoiler avec certitude, il est évident qu’elle doit être inévitable, & que cet art la chose du monde la plus pernicieuse pour le Genre-humain. Un malheur prévu avec certitude, ne manquer pas de se rendre maître de notre [259] imagination, de la remplir sans cesse d’idées effrayantes, de nous empêcher de goûter en repos un bonheur présent & réel, & d’empoisonner ainsi toutes les douceurs de notre vie.
D’un autre côté, notre imagination se familiariseroit avec l’idée d’un bonheur à venir ; peu à peu cette idée seroit dépouillée de son agrément flateur ; & quand ce bonheur seroit arrivé, à peine seroit-ce un bonheur.
Malgré cette vérité incontestable, cette impertinente Curiosité a régné dans tous les âges, & chez toutes les Nations. Elle a sur-tout des-honnoré les Cours des Princes, & le Trône même, duquel comme de son centre, la Sagesse se devroit se répandre sur tout un Peuple. Elle a su y réünir deux extravagances contradictoires ; de la certitude dans les prédictions, & de la possibilité à éviter les choses prédites. De cette opinion monstrueuse, sont sorties mille actions d’une abominable cruauté. Des Souverains, animés d’une rage impertinente contre les prétendus Successeurs que les Dévins leur destinoient, ont mis presque toujours tout en œuvre pour les faire périr ; & quelquefois en manquant leur coup, ils ont ménagé aux prédictions un accomplissement qui leur étoit étranger. Des Peuples superstitieux doivent naturellement considérer comme un Homme que la Divinité destine à les gouverner, celui qui est assez heureux pour échapper à la barbare superstition d’un Prince, qui le craint comme [260] un ennemi redoutable prêt à le chasser du Trône.
Cette Curiosité étoit en quelque sorte pardonnable chez les Payens, qui consideroient mille différentes maniéres de pénétrer dans l’avenir, comme des parties essentielles d’une Religion, qui n’étoit qu’un amas confus d’impertinences incompatibles. On peut la pardonner encore à certains Peuples, qui se font un devoir de rendre leur raison absolument dépendante des décisions de leurs Docteurs. Mais il n’est pas possible de l’excuser dans certains hommes, qui se croient en droit de faire usage de leur faculté de raisonner, & qui font profession de ne rien admettre sans examen.
Heureusement, notre Patrie est le Pays de l’Univers ou toutes les opinions superstitieuses font le moins de ravage, non seulement parmi les Gens sensés, mais encore parmi le Vulgaire ignorant. On n’y voit, ni Spectres, ni Apparitions, ni Enchantemens, parce que personne n’y ajoute foi : on n’y brûle jamais de Sorciers, parce que les Petites Maisons y sont destinées à ceux qui ont perdu la raison.
Il n’est pas même fort ordinaire qu’on y donne quelque crédit aux Devins ; mais cependant
cette extravagance n’y est pas tout-à-fait aussi rare qu’on pourroit le penser. Il est vrai que
l’art de deviner n’y est point exercé, que je sache, par les Hommes, & que même ils n’y ont point recours. Mais comme la curiosité est [261] plus vive, & plus impétueuse dans le Beau-Sexe que dans le nôtre, il y a des folles qui prétendent dévoiler l’avenir, & de plus folles qui les consultent.
Récit général► Dans la plûpart de nos villes, il y a certaines Femmes qui pratiquent une sorte de devination, qui a été entiérement inconnue aux Devins de 1’Antiquité, parce qu’ils ne connoissoient pas le Caffé. C’est par le moyen de cette liqueur, dont l’usage s’est généralement introduit en Europe, qu’elles disent la bonne avanture à tous ceux qui sont assez destitués de raison, pour les payer de leur folie ou de leur imposture.
Voici comment elles s’y prennent. Dèsque cette Boisson est duement préparée, on en verse à la personne qui veut être instruite de son sort futur. Après qu’elle a vuidé sa tasse, sans observer aucune formalité, elle la tourne à tout hazard. La Dévineresse s’en saisit alors, la léve, & regarde avec une attention profonde le marc qui s’est répandu dans la sous-coupe. Elle y voit des Amans, des Rivales, des Carosses a six chevaux, des Pompes funébres, des Dignités ; elle arrange de son mieux ces différentes chiméres, & fonde sur elles un long détail d’avantures passées, & d’événemens à venir, qu’on écoute avec un religieux silence.
Ces sortes de Femmes doivent à coup sûr s’accréditer dans l’esprit des Curieux impertinens, pour peu qu’elles ayent été favorisées [262] par le hazard dans les prémiers essais qu’elles ont fait de leur métier. Ces heureux commencemens leur procurent des connoissances étendues ; elles acquiérent surtout la familiarité du sot peuple de Domestiques, toujours prêts à trahir les secrets de leurs Maîtres. Par-là, elles sont en état de rencontrer juste sur le passé, & de se faire croire par rapport à l’avenir.
J’ai vu des Dames assez distinguées, qui avoient commerce avec une bande de ces Dévineresses, & qui les consultoient sur tous les cas un peu extraordinaires. J’en connois d’autres, qui à force de fréquenter cette ridicule Canaille, croyoient pouvoir se passer de ses lumiéres, & qui ne buvoient jamais de Caffé sans se dire la bonne fortune à elles-même. Ce qui est difficile à croire, c’est qu’il y a des personnes qui ne manquent pas d’esprit, & qui conviennent de toutes les raisons qu’on allégue contre cette Divination bizarre, sans avoir la force de détourner leur curiosité de ces fadaises. Elles n’ont pour but, à ce qu’elles disent, que de se divertir des rêveries creuses qu’on leur débite ; mais on voit assez aux changemens de leur visage, que ces rêveries ne font que trop d’impression sur elles, & que leur bon-sens est la dupe de leur imagination.
Niveau 3► Dialogue► Il est vrai, me dit un jour une de ces Curieuses, d’ailleurs assez raisonnable, qu’on ne comprend pas la liaison qu’il peut y avoir entre l’arrangement de certaines particules de Caffé & les évé- [263] nemens à venir ; mais cependant, sans me connoître, on m’a prédit par ce moyen avec beaucoup de justesse, des choses qui me sont arrivées ensuite très réellement. ◀Dialogue ◀Niveau 3 La bonne Dame ne savoit pas en combien d’occasions différentes nous aidons à nous tromper nous-mêmes, sans nous en apercevoir. Avec une bonne doze de crédulité, & une sorte envie de raconter quelque chose d’étonnant, il suffit de trouver la conformité la plus mince entre ce qui a été prédit, pour y prêter une convenance parfaite. En mentant imperceptiblement à soi-même, on retranche, on ajoute, on corrige, on accommode, on change l’ordre & la suite de la prédiction ; & ensuite on adore ses propres chiméres, on se dupe de bonne foi par ses propres fictions. ◀Récit général
Metatextualité► Je dirai avant que de finir, que je ne crois pas que ces Dévineresse soient des fourbes, je m’imagine que la plûpart ont plûtôt le cerveau troublé que l’esprit articifieux. En donnant un libre cours aux fantaisies de leur imagination, elles peuvent découvrir toutes sortes de figures dans le marc du Caffé, de la même maniére que certains imbécilles voient des combats sur mer & par terre dans les nues, & qu’ils trouvent des sons articulés dans le bruit des cloches. ◀Metatextualité ◀Niveau 2 ◀Niveau 1