Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXXXVII. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\036 (1745), pp. 233-239, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2233 [consulté le: ].


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LXXXVII. Bagatelle

Du Lundi 6. Mars. 1719.

Metatextualité► Lettre à l’Auteur, ◀Metatextualité

Niveau 2► Niveau 3► Lettre/Lettre au directeur► Monsieur,

J’ai lu avec plaisir les réflexions que vous nous avez communiquées sur la Vanité, sur la Fierté, & sur l’Orgueil. Je trouve surtout, que vous démêlez fort bien le caractére de l’Orgueil ; & je suis fort de votre avis par rapport à une certaine noble Fier´te, inséparable du vrai Mérite. Vous n’avez qu’entamé jusqu’ici ces matiéres, & vous voudrez bien me permettre d’ajouter à vos remarques quelques-unes des miennes.

Dans presque tous les Pays du Monde, les nœuds des Amitiés les plus nobles & les plus durables, se forment dans les Colléges, & dans les Universités. La Jeunesse qui s’y trouve rassemblée, fait une espéce de petite République, où l’on ne considére que les droits de la simple Nature, & où les rangs ne sont distribués que conformément à certains degrés de mérite.

[234] Ce n’est pas le plus riche & le plus noble qui s’y attire le plus de respect ; c’est d’ordinaire le plus brave, le mieux fait, le plus aimable, le plus propre à contribuer aux agrémens de la Société. Les grands Seigneurs & les Fils de riches Marchands l’honorent & le recherchent comme les autres, ils lui rendent une espéce d’hommage tout comme le moindre de leurs Compagnons d’étude. Il ne faut pas s’en étonner. Ils ont perdu de vue les sources de leurs orgueilleuses chiméres ; ils ont détaché leur imagination des équipages pompeux de leurs Parens, de leurs tables magnifiques, du grand nombre de leurs laquais. S’ils s’en ressouviennent mal-à-propos, ils trouvent le droit qu’ils fondent là-dessus de mépriser les autres, si peu reconnu, que force leur est d’y renoncer, & de suivre les régles fondamentales du petit Etat dont ils sont Citoyens pour un tems. Fort souvent ils entrent dans les liaisons les plus étroites avec les Fils des moindres Bourgeois, ils en sont les dépositoires de toutes leurs pensées.

Il n’est pas rare même, que quand ils sont entrés dans le cours ordinaire de la Vie Civile, ils conservent ces mêmes sentimens pour leurs Amis disgraciés de la Fortune, & qu’ils emploient tout leur pouvoir & tout leur crédit pour les tirer de la poussiére, & pour placer leur mérite dans un jour convenable.

Il est honteux à notre Pays, que les exem-[235]ples d’une pareille conduite y soient si rares. Le sot Orgueil est certainement plus en vogue parmi nous, que parmi toutes les autres nations de l’Europe ; j’en ai fait moi-même plusieurs fois la triste expérience. Comme vous ne me connoissez pas, je puis me rendre hardiment la justice que je crois due à quelque espéce de mérite que plusieurs honnêtes-gens me trouvent. Je suis né roturier & pauvre ; mais ce que j’estime plus que la qualité & la richesse, j’ai eu pour Pére un homme sage, éclairé, & peut-être le plus honnête-homme de son siécle. Il agissoit avec moi, précisément comme le Pére d’Horace en usoit avec ce fils si digne de ses soins.

Il fit tous ses efforts pour m’inspirer des sentimens généreux & nobles, pour cultiver quelque génie qu’il crut remarquer en moi. Il retrancha même de son nécessaire, pour me faire apprendre ces Exercices qui donnent de la grace au corps, & un air de qualité. Il s’estima le plus heureux des Péres, par la maniére dont je répondis à ses dépenses ; & j’ose dire qu’à l’âge de seize ans, je me suis vu les délices de plusieurs jeunes Seigneurs, compagnons de mes Exercices & de mes Etudes. Leur amitié pour moi alloit jusqu’à l’importunité, & me détournoit souvent de mes occupations. C’étoit moi qui réglois les parties de plaisir, & ils me savoient gré de la dépense que je leur faisos faire, sans en par-[236]tager le fardeau moi-même. Tout ce qu’ils souhaitoient avec ardeur, c’étoit de se voir en âge de travailler utilement à ma fortune, & de me témoigner la sincérité de l’estime & de l’attachement qu’ils faisoient profession d’avoir pour moi. Je les crus de bonne foi, & je fondai sur leurs protestations les espérances les plus flatteuses.

La situation de mes affaires m’ayant tiré de ma ville natale, pour me faire chercher dans une ville voisine le moyen de subsister en honnête-homme, j’écois agréablement occupé de l’idée de mes Amis de qualité ; & après une année d’absence, je trouvai le moyen de me procurer la satisfaction de les revoir. J’allai les assurer de mes respects, & je fus même bien reçu, caressé ; mais il ne régnoit plus dans leur maniéres cet air de familiarité & d’égalité, qui est inséparable d’une amitié réelle, c’étoient plutôt des Protecteurs que des Amis. Je fis une seconde tentative l’année suivante ; mais je sentis que ma présènce embarassoit, & qu’on se reprochoit comme une bassesse, l’honneur qu’on m’avoit fait autrefois de me fréquenter.

Quelques-uns pourtant, un peu moins ridicules, voulurent bien me voir ; mais c’étoit en cachette, & de la même maniére dont on dérobe aux yeux du public la jouissance d’un plaisir illicite. J’eus horreur de la conduite des uns & des autres, je les évitai avec plus de [237] soin qu’ils m’évitoient, & je leur marquai un mépris mieux fondé que celui qu’ils avoient pour moi.

J’eus quelques années après une scéne assez divertissante, avec un de ces Faquins de qualité. C’étoit un jeune-homme qui n’avoit pas le moindre sentiment digne de sa naissance. Il écoit porté aux vices les plus grossiers & les plus honteux. Ces dispositions affreuses, jointes au plus extravagant orgueil & à la plus infame lâcheté, en faifoient un des plus indignes Animaux de la Terre. Quand nous fûmes ensemble à l’Université, c’étoit le centre du mépris de tous ses égaux, & même de ses inférieurs. Las de mille rebussades, & des affronts cruels qu’il s’attiroit tous les jours, il me fit mille avances qui alloient jusqu’à la bassesse ; & me voyant à la mode parmi la Jeunesse de son rang, il crut trouver dans mon commerce des ressources de réputation, &, si je l’ose dire, une espéce de protection. Je fis tous mes efforts pour le réformer ; je le détournai de mille débauches canailleuses ; il apprit à reprimer son insolent orgueil, & sa brutalité insupportable. Il prit une espéce d’air d’honnête homme, quoique je remarquasse sans peine que le fond du cœur étoit toujours mauvais. Il dégaina même une fois sous mes auspices ; & quoiqu’il fît les choses d’assez mauvaise grace, cette action un peu embellie [238] par le récit avantageux que j’en fis, le réhabilita dans l’esprit de la jeune Noblesse.

Après deux années d’absence de ma patrie, je trouvai ce Seigneur chez un Homme de la prémiére distinction. Quatre ou cinq fois je tâchai de lier conversation avec lui, mais il rompit toujours les chiens, & il fit semblant de ne m’avoir jamais vu. Ce manége dura deux ou trois jours de suite ; mais enfin il se ravisa, en voyant plusieurs personnes de naissance & de mérite, qui daignoient se familiariser avec moi. Immédiatement après cette découverte, m’ayant trouvé seul, il me tendit la main d’un air obligeant, en me demandant si je ne le connoissois plus, Il me semble, Monsieur, lui répondis-je, que je n’ai jamais eu l’avantage de vous voir. Quoi ! reprit-il, vous ne connoissez pas un tel ? Sans doute, je le connois parfaitement bien ; c’est un jeune Seigneur qui m’a donné autrefois mille marques d’amitié, & à qui j’ai de grandes obligations. Vous voyez donc bien que c’est moi. Que diable ! je ne suis pas assez changé en deux ans pour que vous me puissiez méconnoître. Effectivemment, vous avez quelque air & quelques traits de ce Monsieur, repartis je ; mais vous ne me persuaderez jamais que ce soit vous. Quoi ! Monsieur * * * auroit le cœur assez mal fait, pour me traiter comme un inconnu pendant trois jours ; lui, qui a brigué autrefois mon amitié ; lui, à qui j’ai rendu mille services considèrables ; lui, pour qui j’ai exposé ma vie, un jour qu’il étoit desarmé par des Soldats, dont il s’étoit attiré la co- [239] lére pas ses insolences. Encore un coup, Monsieur, ce n’est pas vous ; vous ne me persuadez jamais une chose si opposée à l’honneur de Monsieur * *. Il rougit de colére & de depit à ces paroles, & me dit, que j’étois bien fier pour un petit compagnon comme moi, & que malgré la confiance que j’avois sur quelque courage, & sur un peu d’adresse, je devrois songer à ma naissance, & au respect que je devois aux Gens de son rang. Cet impertinent discours me fit faire un grand éclat de rire. Hélas, Monsieur, lui répondis-je, l’adresse & le courage sont quelque chose de réel & de propre à imprimer du respect. Mais en est-il ainsi de votre qualité ? Quelle relation y a-t-il entre votre naissance & moi ? Nous sommes membres d’une même République, je suis né libre comme vous, & je ne suis pas assez malheureux pour être dans votre dépendance. En vertu de quoi vous respecterois-je ? Y suis-je obligé par quelque Loi Civile ? Cette réponse fit jurer Monsieur * * * comme un crocheteur, il me dit des injures, & me menaça de me faire échiner par ses laquais. Je lui ris encore au nez, en lui disant que s’il me mettoit aux mains avec ses laquais, il me feroit plus d’honneur qu’en mattaquant lui-même, puisque j’avois moins d’estime pour lui que pour le moindre de ses palfreniers.

Dites-moi, je vous prie, Monsieur, si vous desaprouvez ma conduite, & si elle sort des bornes que la Raison prescrit à la fierté d’une belle ame ? ◀Lettre/Lettre au directeur ◀Niveau 3 ◀Niveau 2 ◀Niveau 1