Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXXXVI. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\035 (1745), pp. 227-232, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2232 [consulté le: ].
Niveau 1►
LXXXVI. Bagatelle
Du Jeudi 2. Mars 1719.
Niveau 2► La Vanité, la Fierté & l’Orgueil, ne sont pas les mêmes Vices. Disons plus, ce ne sont pas les différens degrés de la même mauvaise disposition du cœur. La Vanité n’est autre chose qu’une opinion outrée qu’on a de son mérite, & elle ne porte pas nécessairement à des maniéres hautaines & dédaigneuses. Voyez par exemple le petit Philémon. Il a beaucoup d’esprit ; mais ses yeux, son air de visage, sa démarche, tout son extérieur, vous annonce de loin un petit homme qui se croit le prémier Génie de l’Europe. Il est pourtant honnête, civil ; il est même caressant, officieux ; il s’estime trop mais on ne sent pas sans ses maniéres qu’il méprise ceux qu’il croit au-dessous de lui. Pourvu qu’on le laisse primer dans les compagnies, & qu’on trouve dans sa conver-[228]sation à peu près le même agrément qu’il y trouve, il est content & satisfait. Il ne se fâche pas même si vous en agissez autrement. Il a pitié de vous, mais il n’évite pas votre commerce, il ne vous hait pas.
La Fierté, quand elle est vicieuse, a une espéce de vanité pour base. Il ne faut pas la confondre pourtant avec une vanité poussée jusqu’à un certain excès. On peut la définir, une Vanité accompagnée d’une férocité, d’une roideur naturelle. Elle n’est pas toujours fondée sur une opinion excessive qu’on a de son mérite, mais quelquefois sur des trésors sur de la naissance, sur une certaine grandeur qui est tout à-fait étrangére à l’Homme. D’ordinaire la fierté d’une personne n’éclate pas contre ceux qui veulent bien passer pour ses inférieurs ; mais elle se roidit contre les supérieurs & contre les égaux. Elle se relâche par-tout où elle n’a rien à craindre ; & elle s’enfle, elle s’étend, dès-qu’elle s’imagine qu’on songe à la déprimer. Telle étoit la fierté de Cesar ; le plus doux des hommes envers tous ceux qu’il voyoit au-dessous de lui, & le plus intraitable avec ceux dont il redoutoit la puissance.
Tel est encore le caractère de Lysandre, cet homme d’une naissance si distinguée, & à sa fierté près, si digne de sa naissance. A peine voit-il un honnête-homme, qu’il le salue le prémier d’un air humain & riant ; il fera arrêter [229] son carosse, il en descendra pour lui parler, pour lui demander des nouvelles de sa santé. Ses maniéres honnêtes & prévenantes, ont un air de candeur, qu’aucune raison ne rend suspect. Ce même Lysandre est l’homme le plus insuportable <sic> avec les grands Seigneurs. Il régle ses démarches avec eux comme par poids & par mesure ; le moindre défaut de cérémoniel, la moindre innattention le pique, l’outrage, excite en son ame les transports de la plus furieuse colére. Il ne se posséde pas, & souvent il répond par des insultes réelles à des affronts purement imaginaires.
La Fierté telle que je viens de la dépeindre, n’est pas incompatible avec un bon caractère. Elle peut être l’unique défaut d’un parfaitement honnête-homme.
Il y a une autre sorte de Fierté, que la Raison autorise, qui n’est pas contraire à l’Humilité Chrétienne, & qui doit être toujours compagne du vrai Mérite. Un homme raisonnable & vertueux, doit sentir de nécessité l’excellence de sa nature, & les bonnes qualités par lesquelles il fait honneur à la grandeur de son Etre. Il ne méprise personne ; mais il a droit de ne pas souffrir le mépris de qui que ce soit ; & les vues d’un vil intérêt ne le feront jamais plier lâchement sous un dédain injuste. Je ne dis pas qu’il doive se venger de la hauteur qu’on lui témoigne, & rendre le mal pour le mal. Non, il doit s’armer d’une [230] fermeté généreuse, & faire sentir à un oppresseur déraisonnable, qu’il se connoit, qu’il se rend justice à lui-même, dans le tems qu’on lui manque d’équité. Il peut lui témoigner avec une modeste hardiesse, avec cette noble confiance que le vrai Mérite a en lui-même, que le mépris sous le quel on tâche de l’accabler, est la chose du monde la plus méprisable.
J’avoue que la prudence nous peut faire quelquefois renoncer à ce droit, & qu’il y a parmi ceux qui se mêlent d’avoir des airs méprisans pour leur Prochain, des gens si dignes de mépris, qu’ils ne valent pas la peine qu’on s’apperçoive de leur extravagance. Mais ce droit en lui-même reste toujours incontestable, & on peut s’en servir dans un grand nombre d’occasions. Les sentimens lâches, l’insensibilité pour le véritable Honneur sont incompatibles avec la Raison & avec la Vertu. Quelle pitié devoir un Etre raisonnable consentir en quelque sorte au mépris qu’on lui témoigne, se diminuer, se rendre petit, & rabatre quelque chose de l’idée qu’il a de lui-même, à mesure qu’on le méprise ! La Raison ne se dément jamais si bassement ; elle se connoit, elle est convaincue que c’est chez elle que réside la véritable grandeur. Sa vigueur lui est utile ; par là elle fait souvent rentrer en eux-mêmes ; ceux qui tâchent de la deshonorer ; [231] par cette vigueur, elle fait leur imprimer un respect involontaire.
Pour Orgueil il n’est presque jamais fondé sur quelque idée d’un Mérite essentiel : c’est une férocité naturelle, qui, à la faveur d’une copieuse sottise, se développe d’ordinaire par quelque bienfait de la Fortune. Il n’est presque jamais placé que dans des cœurs mal faits ; dans des ames basses, lâches & serviles. Un rien l’abat, un rien l’augmente, les chiméres les plus puériles le font hausser & baisser. Les Gens de qualité sont rarement orgueilleux, à moins qu’ils ne soient souverainement mal élevés, sots, vicieux, & foibles dans un degré éminent. Les Personnes de naissance sont fiéres, elles n’ont pas toujours pour le Mérite la considération qui lui est due : mais elles ont en général civiles, honnêtes, elles ont de l’affabilité, des maniérés obligeantes. Les Orgueilleux, au contraire, sont incivils, brutaux, méprisans, dédaigneux, impérieux, insultans même quand ils osent suivre leur naturel. Ils ne l’osent pas toujours ; car je ne sache pas en avoir jamais rencontré qui eût la moindre valeur. Ils sont fanfarons, ils parlent haut, ils veulent donner des coups de bâton par les mains de leurs laquais ; mais ce ne sont pas gens à en découdre, & j’en ai vu trembler quelquefois, & pâlir à la vue d’un homme mal mis, mais qui dégaignoit de bonne grace. Dans ces occasions, ils sont humbles & [232] rampans ; mais à peine l’orage est-il passé, qu’ils reprennent leur prémière hauteur, & qu’ils ne se repaissent l’esprit que de leurs habits brodés, & de leurs magnifiques équipages.
Il se trouve un bon nombre de pareils Faquins parmi certains Champions de la Fortune, dont le cœur est encore incrusté de la crasse d’un petit Négoce, qui les a portés insensiblement à des richesses considérables. On les connoit sans les fréquenter. Ils n’ôtent point le chapeau à un honnète-homme, s’il n’est habillé magnifiquement ; ou du moins ils le font avec lenteur, & après être entré là-dessus dans une mure délibération avec leur impertinence.
Si vous accostez quelqu’un qui soit dans leur compagnie, ils ne se mêlent point dans la conversation, ils observent un morne silence, ils ont l’air inquiet & effaré. Ils redoutent les Gens d’esprit & la Noblesse. Avec ceux-ci ils sont bas, soumis, rampans ; mais ils ont grand soin d’en éviter les approches. Ils aiment sur-tout une troupe de misérables, dans laquelle ils commandent à baguette, & ou leurs caprices sont des loix. Ils les font entrer dans leurs plaisirs & dans leurs débauches, & par-là, ils achettent le privilége honteux de les maltraiter & de les faire souffrir. Car d’ordinaire la cruauté est inséparable de l’Orgueil ; en un mot, l’Orgueil est le comble de la petitesse du cœur humain. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1