Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXXXV. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\034 (1745), pp. 220-227, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2231 [consulté le: ].
Niveau 1►
LXXXV. Bagatelle
Du Jeudi 27. Février 1719.
Niveau 2► J’ai insinué dans ma Bagatelle précédente, que les Ironies qu’on destine au Public en général, ne doivent jamais aller au-delà de ces notions générales & simples qui peuvent être dans tous les hommes, & qui y se-[221]roient certainement, si l’on vouloit bien tirer quelque chose de soi-même, raisonner de son propre fond, & avoir pour le sens-commun l’estime qu’il mérite. Pour les Ironies qui ne regardent que les matiéres abstruses, ou quelque profession particuliére, c’est à ceux qui s’y entendent à les démêler. Ils n’en viendront pourtant jamais à bout, s’ils ne fondent leur jugement sur les mêmes principes qu’il faut suivre pour pénétrer dans le sens des Ironies qui regardent la Morale, les Actions humaines, en un mot qui sont bornées dans le sens-commun.
La première régle, & peut être la seule qu’il faut observer sur ce sujet, c’est de ne pas précipiter son jugement ; c’est de lire un Ouvrage d’un bout à l’autre, d’en comparer les différentes parties, d’examiner la capacité de l’Auteur, son stile, ses connoissances, & de juger de l’assemblage de toutes ces choses, s’il parle sérieusement ou non, & quelles vues il peut avoir. Si l’on veut former un jugement particulier de chaque période, en les détachant toutes de leur relation mutuelle, on ne ramassera qu’un cahos d’idées, qui n’offrira rien de fixe & de certain à la Raison.
Les exemples rendront la chose plus sensible. Prenons d’abord le Chef d’Œuvre d’un Inconnu. Il est vrai qu’il n’est pas nécessaire d’en lire beaucoup pour être au fait. La seule figure de Mathanasius, les vers à la louange de l’Au-[222]teur, & les approbations ne permettent pas à un Lecteur sensé de balancer longtems sur ce qu’il en doit croire. Ce n’est pas-là peut-être le plus bel endroit de ce Livre ; mais c’est un défaut que le Public rend en quelque sorte nécessaire. Supposons que l’entrée de cet Ouvrage ait un air plus sérieux, dépeignons les idées qui doivent naître à un esprit bien fait, à mesure qu’il s’amuse à cette lecture. Je vois d’abord la Chanson, L’autre jour Colin malade, &c. Je la parcours de Strophe en Strophe ; je n’y découvre qu’un mauvais langage, qu’une mauvaise versification, elle a toutes les qualités requises à une vieille Chanson du Pont-Neuf. Il est vrai que par-ci par-là, j’y entrevois quelque chose de naturel ; mais c’est de ce naturel que le hazard fait naître, & qui sent la cause qui la produit. Un Auteur pourtant entreprend l’éloge de cette Piéce. Il faut que ce soit un Sot, un Pédant outré, ou bien un homme qui ne parle pas sérieusement, & qui a quelque dessein qui ne saute pas d’abord aux yeux. Je commence à lire ses remarques ; j’y trouve quelque érudition, des tours fins, une plaisanterie délicate, du stile : cet Auteur est un Homme d’esprit, il veut badiner assurément. Je continue ma lecture. Je vois des beautés mystérieuses, qu’on force à sortir des expressions les plus communes, & même les plus mauvaises ; je vois une foule de citations en Grec, en François, en Latin. Le Commen-[223]tateur, à propos d’un rien, fait des écarts merveilleux. Il unit à son sujet, par les liaisons les plus contraintes, tout ce qu’un Esprit peu judicieux peut tirer d’une vaste Littérature. L’Auteur lui même est charmé de son érudition & il se complimente sur ses rares découvertes.
Si je suis un homme sans étude, je sens que ce que je lis est Ironique, mais que je ne suis pas en état d’en faire une juste application, & qu’il m’est impossible de placer cet Ouvrage dans son véritable degré de bonté. Ainsi, ceci soit dit en passant, les Ignorans & les petits-Maîtres, qui en ont fait leurs délices, sauront qu’ils ne l’ont admiré que d’emprunt. Mais si je me suis familiarisé avec les Commentateurs, ou si seulement on m’a donné une idée de leur façon d’écrire, je découvrirai à coup sûr le but de cet Ouvrage, j’en goûterai le dessein, & je serai charmé de la maniére dont il est exécuté.
Il ne me sera pas plus difficile de démêler les véritables vues du Paralléle entre Chapelain & Homére, & d’en conclure.
Citation/Devise► Que l’excellence d’un Auteur
Dépend de son Commentateur. ◀Citation/Devise
Quoiqu’il n’y ait rien de si aisé & de si naturel que de développer toutes les bonnes Ironies par cette méthode, certaines gens n’ont pas [224] laissé de trouver le Chef d’Œuvre la plus insipide Piéce du monde. D’autres ont cru réellement la Chanson excellente sur la foi du grand Mathanaze, & ils n’ont rien découvert dans ses commentaires, qu’une érudition qui va jusqu’au prodige.
Il en est arrivé tout autant du Paralléle. Je sai de science certaine qu’il y a plus de douze ans qu’on l’a envoyé à Amsterdam, pour le faire imprimer. Le Libraire à qui l’on s’étoit adressé, le montra à un Savant du prémier ordre de cette grande Ville, qui trouva cette Piéce ridicule, ne pouvant pas comprendre qu’un Auteur fût assez extravagant, pour comparer le Prince des Poëtes avec un Auteur dur, qui est sifflé par les moindres Grimauds.
Je ne dirai rien à cette occasion de mille impertinens raisonnemens qu’on a faits dans tout ce Pays sur mes Bagatelles Ironiques ; mais je ne saurois m’empêcher d’apprendre à mes Lecteurs, qu’un Bel Esprit, & un Bel Esprit de Paris, n’a pas osé faire présent, de ma part, de mon Livre au célébre Mr. de la Motte, parce qu’à son avis ce grand Homme y étoit maltraité d’une manière impitoyable.
Citation/Devise► Après cela, Docteur, va palir sur les Livres. ◀Citation/Devise
S’il y a des Lecteurs qui ne savent pas trouver l’Ironie où elle est, il y en a bien tout au-[225]tant 1ui possédent l’art de la fourrer où elle n’est point, & où elle ne sauroit être. C’est l’effet malheureux d’une certaine stupidité subtile, d’une sottise artificielle, plus méprisable que la sottise qui n’est qu’un simple effet de la Nature. Quelle pitié de voir certaines gens, ne raisonner de travers que par un effort de raison ! Répétons l’admirable Sentence de Benserade, on ne sauroit trop la répéter.
Citation/Devise► Animaux le pire, c’est une sot plein de finesse. ◀Citation/Devise
Je pourrois alléguer une foule d’exemples pour confirmer cette vérité, mais un seul suffira. Dans une Bagatelle que j’ai faite touchant les Feuilles Volantes de ce Pays-ici, j’ai parlé, à ce que j’ai cru, avantageusement du Courier Politique & Galant. Mais je me suis trompé, j’en ai fait une Satire sanglante. Les gens du même métier ne peuvent longer qu’à se décrier les uns les autres, & le nom de cette petite Piéce est placé côte à côte des Chansons des Pendus. Voilà les seuls principes sur lesquels on puisse fonder l’opinion qu’on a de la malignité de mes intentions à cet égard. Ne faut- il pas être possédé d’un Diable Commentateur, pour faire des jugemens pareils ? On en accuse pourtant des Gens d’étude mais cela n’est pas apparent.
Quand voudra-t-on bien se mettre dans l’es-[226]prit, qu’il n’y a qu’une seule & unique méthode de raisonner. C’est celle de rapporter bien exactement les conséquences à leurs principes, & d’en examiner attentivement la liaison. Elle a lieu dans les bagatelles, & dans les choses les plus abstraites. C’est la Théologie, c’est la Philosophie, c’est la Critique, c’est le Bel Esprit. Voyons pourtant si j’ai donné le moindre lieu à cette bizarre imagination.
Dans les louanges que j’ai donné au Courier, il n’y a rien de pompeux, d’outré, de suspect, de satirique ; ce n’est pas louanger, c’est caractériser, c’est parler de l’Ouvrage d’autrui, comme un Auteur modeste & digue d’éloge peut penser de ses propres productions. Mais je compare le Courier aux derniéres paroles des Pendus. Le trait est noir vraiment. Ce que j’avance dans cette, prétendue comparaison, n’est pas susceptible seulement de la moindre équivoque. Je commence par dire, que si l’Auteur ne travaille que pour la gloire & qu’il ne veuille contenter que les Connoisseurs, il peut laisser son Ouvrage au même prix, quoiqu’on le trouve exorbitant ; mais que s’il veut gagner quelque chose par son travail, il en doit mettre le prix de niveau avec celui des Feuilles volantes les plus méprisables. Il y a de la raillerie là-dedans, il est vrai mais peut-elle tomber sur l’Auteur ? N’est-il pas honteux de se l’imaginer ? Je défie ceux qui sont les mieux exercé à donner [227] mal à propos la torture à leur esprit, de m’alléguer la moindre probabilité, tirée de mes expressions, qui puisse porter quelqu’un à y trouver autre chose que la Satire de ces Membres du Public, qui ne veulent payer un Ouvrage qu’à proportion dé son volume, & non pas selon sa valeur. ◀Niveau 2 ◀Niveau 1