Référence bibliographique: Justus Van Effen (Éd.): "LXXXIV. Bagatelle", dans: La Bagatelle, Vol.2\033 (1745), pp. 215-220, édité dans: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Éd.): Les "Spectators" dans le contexte international. Édition numérique, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2230 [consulté le: ].
Niveau 1►
LXXXIV. Bagatelle
Du Jeudi 23. Février 1719.
Niveau 2► J’ai appris avec toute la surprise possible, que le célébre Mr. de Crousaz a été vivement censuré par le Clergé de sa patrie, sur le Livre qu’il a fait, il y a quelque tems, touchant l’Education des Enfans. On en a trouvé les préceptes horribles. Conseiller à ceux qui ont soin de l’Education des Gens de qualité, de les former à l’orgueil, à l’ambition, à l’avarice, en un mot à un grand nombre de mauvaises habitudes, qui distinguent la Noblesse d’avec la Roture, quoi de plus criant ! quoi de plus détestable !
Il est vrai que tout son Livre est plein de ces sortes de préceptes : mais rien n’est plus honteux à un Corps entier de Gens d étude, que de n’avoir pas senti une Ironie palpable, qui régne dans l’Ouvrage censuré, depuis le commencement jusqu’à la fin. Ceux même qui n’ont pas le bon sens nécessaire pour développer une Ironie par sa propre nature, auroient dû être mis au fait par le seul nom de Mr. [216] de Crousaz, & par la réputation que ses excellens Ouvrages lui ont acquise. Ils auroient dû sentir, qu’il est impossible qu’un Homme qui raisonne avec tant de justesse, soutienne sérieusement une thése qui choque les plus simples notions du Sens-commun. J’avoue qu’une pareille stupidité m’étonne, & je crois être obligé d’établir ici quelques idées de la nature de l’Ironie, pour sauver au Public la honte de retomber dans des méprises si impertinentes.
L’Ironie n’est autre chose qu’un Discours indirect & badin, qu’on emploie pour exprimer la Vérité d’une maniére plus forte, ou plus agréable, qu’on ne la fait sentir par le moyen du stile direct & sérieux.
J’ai remarqué que le gros du Public se met dans l’esprit, que toutes les Ironies sont des Contre-vérités. Il est vrai qu’il y en a beaucoup de cette nature, & qu’elles servent à développer l’absurdité d’un sentiment, ou d’une action, par des argumens qui, à la prémiere vue semblent destinés à les défendre. Mais ces sortes d’Ironies ne sont pas des Contrevérités d’un bout à l’autre, comme la plupart des gens semblent se l’imaginer. Quand j’en étois au premier Volume de ma Bagatelle, cette bizarre erreur étoit fort en vogue. Bien des gens, à qui on avoit dit qu’il falloit prendre tout dans mon Ouvrage sur le pié de l’Ironie, s’efforçoient à en trouver le sens, en renversant la signification naturelle de chaque période ; & [217] ne faisoient ainsi que se jetter dans un plus grand embarras, faute de connoître la nature de ces sortes d’Ironies.
On peut réussir, en se fondant sur des principes très véritables, & en n’en tirant d’abord que des conséquences parfaitement justes. On les fait aboutir ensuite à une fausse conclusion, que l’on fait paroître, par un tour sophistique, déduire avec justesse des conséquences dont je viens de parler. C’est ainsi qu’en parlant du Luxe qui régne dans la République, j’ai prouvé qu’elle étoit excusable, parce que dans tous les Etats naissans, la Vertu la plus brillante éclatoit toujours, & que les Vices y augmentoient à mesure que les frontiéres en étoient étendues. Cette Maxime n’est que trop certaine ; la Connoissance du cœur humain, & l’Histoire en sont de sûrs garans. Mais si l’on parloit d’une maniére directe, on auroit grand tort d’en conclure que le Luxe est inévitable, & d’une nécessité absolue, dans les Etats qui sont parvenus au comble de la Grandeur : ce seroit confondre les Actions humaines qui dépendent d’un principe libre & intelligent, avec les Actions des corps inanimés, qui sont une suite nécessaire des régles invariables du Mouvement. Ainsi la conclusion naturelle qu’un Esprit raisonnable devoit tirer de cette Ironie, c’est que le Luxe excessif devoit être pardonnable à tous ceux qui veulent renoncer à l’excellence de leur nature, & se ranger dans la classe des Causes brutes.
[218] Mais les Contrevérités ne sont pas les seules Ironies. Pour s’exprimer Ironiquement, il n’est pas nécessaire de vouloir prouver précisément le contraire de ce qu’on semble soutenir ; il suffit de vouloir établir quelque chose de différent. Mr. de Crousaz ne paroit pas avoir l’intention de donner des préceptes indirects pour l’Education de la jeunesse de qualité. Son but n’est que de jetter un ridicule sur les Maximes des Parens, & sur celles des Gouverneurs. Cette sorte d’Ironie détruit, & n’établit rien. Elle n’a en vue que de faire sentir l’Erreur, sans songer à faire valoir la Vérité opposée. Quelquefois on veut rendre sensible la fausseté d’un principe, sur lequel pourtant on fonde des opinions qu’on appelle fondamentales. Comment s’y prend-on ? On tire ce prétendu axiôme de la place où l’on est accoutumé à le respecter ; on l’applique à quelqu’autre sujet, on tire de ce principe les conséquences les plus exactes, qui conduisans aux plus grossiéres absurdités, font voir combien la source en doit être suspecte.
On s’y prend encore quelquefois d’une maniére plus fine, quand on veut exposer aux yeux des Hommes le foible de tout un rationnement. On se sert de ce raisonnement même, ce sont les mêmes principes, les mêmes conséquences, le même ordre ; mais on dépouille le tout de certaines expressions spécieuses, dont un Auteur qui se trompe lui-même, [219] ou qui veut tromper les autres, voile ses absurdités ; on débarrasse le raisonnement de quelques interrogations, de certaines exclamations qui étourdissent au lieu de rendre attentif ; on met à l’écart le verbiage inutile, qui placé entre les Conséquences, en fait perdre la suite de vue, & de cette façon en montre le squelette dans toute sa difformité.
D’autres fois on ne fait pas usage du rationnement même qu’on veut censurer, mais on se sert d’une méthode semblable. C’est-là l’Ironie du célébre Chef d’Oeuvre d’un Inconnu, qui de l’avis de bien d’habiles gens, est une Piéce parfaite dans son genre. L’Auteur ne va pas heurter de front, la réputation des Commentateurs, il n’y gagneroit rien ; le Public entêté n’en veut pas démordre ; ce sont les Illustres, les Savans par excellence. On s’obstine à trouver dans Homére , dans Pindare, les beautés que leurs faux rafinemens y fourent ; on est si charmé, si accablé de la vaste lecture de ces grands Hommes, qu’on n’ose pas seulement douter de leur bon sens ; on suppose qu’ils l’ont cherché dans un si grand nombre de Volumes, qu’ils n’est pas possible qu’ils ne l’ayent trouvé.
On voit aisément par mes réflexions sur ce sujet, que l’Ironie n’est point le fait de tout le monde, & qu’en général il y a bien de l’imprudence à un Auteut <sic> qui veut être lu généralement, de se servir de ce genre d’écri-[220]re.
Pour le bien démêler, il faut quelque connoissance des Matiéres, quelque raisonnement, une attention un peu suivie : par conséquent un Auteur sensé, à moins qu’il ne veuille écrire pour une seule classe d’hommes, doit si bien ménager son stile Ironique, que du moins un tiers de ses Lecteurs puisse mettre les deux autres tiers sur la route. En général, on fait mal de l’employer sur des matiéres qui demandent une profonde méditation : il faut qu’il soit proportionné au simple sens-commun, qu’on peut raisonnablement supposer dans tous les hommes.
Metatextualité► J’ai été un peu grave aujourd’hui, il s’agissoit de raisonner, je promets plus de gayeté l’Ordinaire prochain. Je traiterai le sujet même ; mais je m’efforcerai à faire voir les chemins que le bon-sens nous ouvre pour démêler l’Ironie. ◀Metatextualité ◀Niveau 2 ◀Niveau 1